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Conclusion-synthèse : du projet entrepreneurial au projet de recherche

1. La croissance : les crises de l’ « investissement potentialistique »

L’évolution de l’activité d’E.C., ainsi que la croissance commerciale de son entreprise individuelle, font apparaître, nous l’avons vu, de nouveaux besoins de gestion. C’est en réalité cette évolution qui conduit E.C. à vouloir s’associer avec un gestionnaire, dans un projet de société. À cet égard, sa première tentative d’association est très instructive pour notre travail et nous allons maintenant la détailler.

1.a. « Capital » versus « potentiel artistique »

Pour créer son entreprise, E.C. sollicite en premier lieu la collaboration de S.D., un ami déjà créateur d’une start up dans les nouvelles technologies de l’image. Ce projet de collaboration repose alors sur l’hypothèse d’une complémentarité évidente entre E.C. et S.D. D’un côté, E.C. se sent rassurée à l’idée de confier son projet à un manager expérimenté qui saura régler, bien mieux qu’elle, les problèmes de gestion de l’époque. D’un autre côté, S.D. a l’impression d’avoir « découvert » une artiste de talent et sur laquelle, au-delà de l’amitié, il lui semble

opportun d’investir. Pourtant deux points majeurs de désaccord vont compromettre la collaboration :

 Un débat sur la « croissance » : S.D. a le sentiment que le « talent » d’E.C. n’est pas assez mis en avant. Confiant dans la qualité artistique du projet, il table sur de nouveaux investissements en matériel et, surtout, en communication. Ces investissements doivent permettre une croissance rapide et un retour sur investissement durant les premières années. Mais E.C. estime quant à elle que son entreprise n’est pas une « start-up » et que le développement de son projet a besoin de plus de temps. En outre, elle ne se sent pas prête à élargir son « public » comme le souhaite S.D. Selon elle, son entreprise ne vise pas un « marché de masse », et il est important de

sélectionner les personnes auxquelles elle s’adresse.

 Un débat sur la « valeur » : afin de lever des fonds supplémentaires, S.D. a présenté le business plan à des investisseurs extérieurs susceptibles d’apporter des capitaux en numéraires. E.C. a du mal à accepter cette initiative qu’elle n’a pas encouragée. Pour elle, son entreprise ne vise pas à gérer du « capital », mais à développer un « potentiel » d’exploration collective. Or, de ce point de vue, ces nouveaux associés, extérieurs à la démarche artistique, ne participent aucunement à l’extension du potentiel artistique et, précisément, n’apportent à ses yeux aucune valeur.

Cette opposition confirme que la notion de « croissance » ne va pas de soi dans le cas des EPA. Mais peut-on alors expliquer ce type de difficultés uniquement sous l’angle de l’opposition de « valeurs » et de « conventions » sociales ? Le débat entre E.C. et S.D. renvoie-t-il ainsi à l’opposition classique entre « artistes romantiques » et « managers bourgeois » (Chiappelo 1998) ? Ces deux catégories sociologiques auraient-elles des difficultés intrinsèques à engager la « contractualisation » (Caves 2003) ?

Sans entrer en contradiction avec une telle analyse, nos éléments empiriques nous paraissent, en fait, révéler un nouvel élément pour notre étude. En effet, le cas de l’entreprise H. suggère, selon nous, que les EPA ne peuvent reposer uniquement sur un modèle d’investissement « capitalistique », mais doivent intégrer un modèle original d’investissement en « potentiel ». Selon cette nouvelle perspective, le projet d’EPA ne semble alors plus résider uniquement dans un partage patrimonial de « pertes et profits », mais également dans la constitution d’un

potentiel générateur de capacités d’action collectives futures (Segrestin et Hatchuel 2007,

2008). Grosso modo, la contribution de chaque acteur ne paraît pouvoir être évalué indépendamment de son impact, positif ou négatif, sur le potentiel artistique, initial et futur. En ce sens, l’investissement des membres des EPA semble dépasser une problématique classique de rationalisation du financement et soulever ainsi de nouvelles interrogations sur la

fondation d’un engagement commun. La suite des événements, au sein de l’entreprise H., semble aller dans ce sens.

1.b. S’accorder sur la cadre légitime d’action collective est-il suffisant ?

Comme nous l’avons rappelé dans l’historique de l’entreprise H., suite au précédent échec, E.C. nous demande de l’aider à créer sa nouvelle « structure ». Séduit par cette « aventure potentielle » et ayant l’impression d’avoir correctement saisi les objectifs d’E.C., nous acceptons la proposition.

Cette fois la démarche entrepreneuriale est toute autre et, afin d’éviter l’écueil précédent, les premières réunions de travail portent explicitement sur « la construction d’un vocabulaire

commun de la valeur116 ». Lors de ces réunions, nous aidons E.C. à trouver ce qu’elle appelle alors « les bon mots » pour caractériser son projet. De nombreuses notions managériales sont ainsi rediscutées et conduisent à une reformulation du business plan initial, rebaptisé « dossier économique ». Contrairement à la croissance rapide attendue lors de la première tentative de collaboration, nous décidons conjointement de « laisser le temps aux choses » et, avant tout, de construire une « base saine et solide pour développer le projet ». La métaphore du « jardin » est à ce titre constamment utilisée. Le projet est décrit comme une « graine » porteuse d’un potentiel encore en partie indéterminé. En quelque sorte, le modèle du « plant » s’oppose de nouveau à celui du « plan »117 : d’un côté le business « plan » et la croissance rapide et déterminée des « jeunes pousses » ; de l’autre, le « plant », potentiel encore en suspens, et pour le déploiement duquel, il est nécessaire de « préparer l’humus » au préalable.

La question du modèle de croissance se déplace ainsi vers celle du partage de valeurs

communes et de la constitution d’un cadre légitime d’action collective. Selon E.C. : « Le choix de la ‘structure’ est déterminant pour faire croître mon projet tout en préservant ma façon de travailler » et elle insiste pour trouver une solution adaptée à son projet. Pris au dépourvu,

nous répondons dans un premier temps à E.C. que le choix de la structure institutionnelle (SARL, EURL, SNC…) dépend surtout de la fiscalité et donc nécessairement des prévisionnels de vente et des hypothèses de croissance. Mais elle insiste sur le fait qu’elle ne s’imagine pas collaborer avec « n’importe qui », ni accepter « n’importe quel » chantier pour développer sa société et qu’elle souhaite que cela fasse sens avec le projet initial. Ces enjeux de signification doivent selon elle être inscrits dans les statuts de l’entreprise, car ils sont au cœur du projet. Ne sachant comment répondre à sa requête, nous proposons d’abord de rédiger une charte interne et des principes de fonctionnement censés assurer le respect du

116 Pour l’anecdote, c’est ce travail, présenté dans un mémoire de DEA au sein du cours d’épistémologie du

Professeur Armand Hatchuel à l’ École Supérieure Nationale des Mines de Paris, qui a conduit au travail de thèse.

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projet initial. Puis, nous avons vu que c’est finalement la découverte du statut de « Société Coopérative de Production » (SCOP) qui permettra de sortir de cette impasse et de fonder l’entreprise H.

1.c. Les limites du modèle de l’ « engagement » : l’ « investissement potentialistique »

En dépassant les modalités classiques d’associations « en capital », le modèle institutionnel de la SCOP est donc apparu, aux yeux de tous, comme la solution idéale pour « entreprendre autrement ». Toutefois, suite à ce choix institutionnel, de nombreuses tensions s’installent au sein de l’entreprise. Il est alors régulièrement question de la nature de la contribution de chacun au projet d’entreprise et du statut de sociétaire de la SCOP. Ces tensions se cristallisent lors du recrutement de nouveaux sociétaires-salariés. D’un côté, E.C. souhaite favoriser le recrutement de nouveaux jardiniers, parfois moins opérationnels au niveau des activités existantes, mais dont les compétences peuvent, à terme, générer de nouvelles prestations en lien avec son projet artistique. Elle recrutera par exemple une amie, issue du monde du théâtre, pour sa compréhension des enjeux scénographiques lors des plantations. Elle lui proposera alors de développer son projet théâtral au sein de l’entreprise H. et d’enrichir les prestations existantes. A l’opposé, les autres sociétaires de la SCOP privilégient le recrutement de jardiniers rapidement « facturables » sur le terrain et qui contribuent ainsi à la croissance commerciale de l’entreprise. À la fin de notre recherche-intervention, ces difficultés persistant, le statut SCOP est finalement abandonné en partie et une nouvelle SARL est créée en 2007 pour les prestations de créations de jardins. Seules les activités de vente (plantes et fournitures) restent du ressort de la SCOP.

Selon nous, ces crises successives confirment que les raisonnements classiques sur la

croissance des entreprises sont limités dans le cas des EPA. Nos éléments empiriques

illustrent de surcroît le fait que les difficultés rencontrées ne semblent pas pouvoir se réduire aux oppositions classiques de « valeurs sociales » entre artistes et managers. À ce titre, nos éléments suggèrent des problématiques plus profondes, en lien avec la nature de la

contribution des « investisseurs » dans le projet artistique initial. Ainsi, ces crises successives

paraissent bien correspondre à une logique singulière d’investissement « potentialistique » (Segrestin et Hatchuel 2007), où la valeur ne se résume pas à un « capital », mais repose également sur l’apport et l’extension du potentiel artistique de départ.

2.

La performance : les limites des critères d’efficacité classique

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