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L’activité marchande : la gestion du référentiel artistique en défaut

Conclusion-synthèse : du projet entrepreneurial au projet de recherche

Encadré 3 Du compromis à l’exploration conjointe

4. L’activité marchande : la gestion du référentiel artistique en défaut

Nous l’avons vu, les couplages entre activité artistique et activité marchande nécessitent un

référentiel permettant à la fois la conception et le jugement des œuvres. Dans le cas de

référentiels structurés, l’activité managériale revient alors à administrer les espaces de conception et de jugement de l’artiste. Dans notre cas, nous allons voir que cette « administration » est en crise sur les deux espaces du référentiel d’E.C.

4.a. Sur l’espace de jugement : le « malaise du détail » s’étend à la relation marchande

Dès le projet de société, E.C. est préoccupée par la question de la sélection des clients et cherche à s’assurer qu’elle ne sera pas obligée de travailler avec n’ « importe qui ». Longtemps cette inquiétude est interprétée sous l’angle de la « personnalité » d’E.C. ainsi, E.C. est décrite comme « sensible » et ayant besoin d’une relation « amicale » pour travailler. Lors de la création de l’entreprise, pour ne pas « brusquer » E.C., nous acceptons cet état de fait et tentons juste de lui faire admettre en retour, que l’activité commerciale de l’entreprise implique d’élargir le public visé. Pour trouver ce compromis, nous introduisons alors la notion de « portefeuille clients » et lui expliquons : « Il faut trouver un équilibre entre les

clients avec qui on aimerait travailler, voire devenir ‘ami’, et ceux avec qui il faut qu’on gagne notre vie ». En fait, cet équilibre va être plus délicat que prévu à trouver.

Ainsi, deux tentatives managériales échouent successivement pour sélectionner les « bons » clients et organiser la relation marchande de l’entreprise. En premier lieu, lorsque S.P. reprend la direction administrative de l’entreprise, constatant que l’entreprise H. travaille parfois « à perte » pour d’anciens clients d’E.C., souvent devenus « amis », elle décide de réviser profondément la politique de prix et de revenir sur les critères de sélection des clients. S.P. décide ainsi de mettre en avant la qualité des prestations et d’augmenter les tarifs. En outre, elle pousse E.C. à réaliser des « études », sur lesquelles elle envisage des marges commerciales bien supérieures. Mais, à l’époque, E.C. ne parvient pas à vendre son travail de conception et, malgré un investissement en communication pour repositionner l’entreprise sur une offre plus « haut de gamme », les prestations d’étude ne décollent pas. Devant ces difficultés, S.P. décide donc dans un second temps de se re-concentrer sur les activités existantes et de multiplier les chantiers de réalisation. Mais nous avons déjà mentionné que cette stratégie de volume, soutenue par un management des opérations trop prescriptif, avait alors conduit à l’éclatement du collectif. En second lieu, à titre de manager, nous avons également montré que, malgré un repositionnement stratégique et l’attribution de nouvelles

travail « artistique » d’E.C. La vente du « travail d’étude » relève ainsi toujours d’un « bricolage horaire » et même si quelques « heures de conception » sont payées à E.C., elles ne correspondent bien souvent qu’à l’étude de détails « techniques », et non pas à la reconnaissance d’un travail de création « artistique ».

Autrement dit, les difficultés d’E.C. ne semblent pas se réduire à sa « personnalité », mais renvoyer à des problématiques plus générales. En fait, le « malaise du détail », déjà présent en interne, parait s’être étendu à la relation marchande. Ainsi, de nombreux clients estiment que les études d’E.C. ne sont pas assez complètes et détaillées pour être payées en tant que telles. Lorsque E.C. présente ses « explorations » les clients sont alors méfiants et lui demandent systématiquement des précisions à propos des plans et des coûts de réalisations. Par ailleurs, certains clients s’inquiètent au contraire de l’ampleur d’un travail d’étude qui ne semble jamais s’achever. Ainsi, lorsqu’ils souhaitent obtenir des « détails » dans l’idée de converger vers une solution finale, E.C. rebondit au contraire sur ces sollicitations pour explorer de

nouvelles solutions alternatives. Ces variantes, d’abord séduisantes, finissent par devenir

inquiétantes pour les clients qui ne comprennent pas pourquoi E.C. revient sur des éléments qui ont déjà été étudiés.

Ces difficultés mettent donc E.C. devant une aporie. D’un côté, l’exploration de certains « détails » lui paraît nécessaire pour réaliser pleinement le travail de conception, mais, d’un autre, elle hésite à montrer ses recherches aux clients de peur « qu’ils ne se fixent trop vite sur

les choix de conception et qu’ils se bloquent ensuite sur ce qui a été établi dans le plan de plantation ». Autrement dit, tout en ayant besoin du « regard » du client pour avancer, E.C.

craint de valider trop en amont certains éléments de la conception qui ne sont pour elle encore que des alternatives possibles ou des potentiels à explorer. L’ensemble de ces questionnements rebute E.C., qui, de ce fait, repousse sans cesse le travail de conception dans son planning en prétextant qu’ « il y a déjà assez de travail comme cela ».

4.b. Sur l’espace de conception : les limites de l’ajustement mutuel

Au niveau de l’espace de conception, l’action managériale se résume longtemps à un « laisser-faire », parfois embarrassé, mais toujours fondé sur l’hypothèse que les concepteurs sauront se coordonner seuls par « ajustement mutuel ». Or, un cas d’échec particulièrement coûteux et inattendu va remettre en question cette hypothèse.

Ainsi, courant 2004, un important projet de création est proposé à l’entreprise H. par un architecte partenaire. Il s’agit d’aménager un « loft » pour un client habitant à Vincennes, lui- même architecte. Le projet comprend l’aménagement d’un jardin sur terrasse et un aménagement intérieur. Les conditions du projet paraissent « idéales ». D’une part,

l’architecte ayant déjà vendu l’ « étude » à son client, pour la première fois de son histoire, E.C. dispose d’un budget officiel de conception. D’autre part, selon E.C., le projet, qui va être particulièrement développé et intéressant, peut largement occuper plusieurs concepteurs. Selon E.C., c’est donc l’occasion rêvée pour intégrer un nouveau concepteur dans l’équipe d’étude. À ce titre, C.B.122 semble prête à pouvoir participer à la conception. Selon E.C. : « Elle a démontré qu’elle était passionnée et qu’elle connaissait bien les

végétaux. Elle a participé aux réalisations, a pris connaissance des méthodes de travail. De plus, elle semble avoir compris nos orientions artistiques et on est sur la même longueur d’onde ». De son côté C.B. est en grande partie venue dans la société pour apprendre à

concevoir des jardins avec E.C. Elle est donc très motivée à l’idée de participer à ce projet et espère enfin pouvoir montrer de quoi elle est capable. Toutes les conditions semblent donc réunies pour que la collaboration soit un succès. Toutefois un problème se pose rapidement aux concepteurs : comment diviser le travail de conception ?

En fait, c’est la première fois que P.F. et E.C. travaillent avec une autre personne sur une « étude de jardin ». Or, la question de la division du travail de conception se pose sur deux dimensions complémentaires. D’une part, E.C. et P.F. prennent conscience que leur mode de fonctionnement a reposé jusqu’ici sur un « ajustement mutuel » très informel et largement fondé sur une expérience commune de près de 10 ans. Comment alors intégrer « concrètement » un nouveau concepteur qui n’a jamais travaillé avec eux ? La question est d’autant plus sensible qu’ils ne peuvent se permettre de rendre un travail de moindre qualité. D’autre part, E.C. sent bien que C.B. veut « prouver quelque chose ». Si, d’un côté, elle se réjouit de cette motivation, d’un autre, elle craint que C.B. ne cherche à se mettre en concurrence avec elle ou P.F. Comment faire pour lui donner des directives de conception sans froisser son « ego » ? Si la mutualisation des recherches (végétaux, matériaux…) ne pose pas vraiment problème, les choix artistiques et les « détails qui font la différence » paraissent en revanche très délicats à gérer pour E.C. Pour répondre à ces deux problèmes, les concepteurs décident alors d’effectuer chacun un projet différent. En effet, d’un côté, si chacun réalise son propre projet, il n’y aura alors pas de difficulté à se coordonner et les explorations individuelles pourront peut-être même enrichir les résultats finaux. D’un autre, le client étant seul juge du projet, il ne sera pas nécessaire d’affronter les discussions critiques en interne.

En fait, l’expérience va se révéler un peu moins réussie (et plus coûteuse !) que prévue… Au total, chacun des trois concepteurs travaille près d’une semaine à temps plein sur l’étude. Les

122 Pour rappel, à la fin de l’année 2003, nous avons décidé de recruter une nouvelle « jardinière paysagiste » :

C.B. Si, comme nous l’avons vu, C.B. ne contribue d’abord pas au travail de conception, E.C. lui fait progressivement « confiance » et décide d’essayer de la faire participer à un projet de création personnalisée dès que possible.

trois projets d’étude sont ensuite présentés au client, qui opte au final pour le projet d’E.C. Si E.C. paraît se réjouir que son projet soit retenu, C.B., qui n’a pu assister à la réunion de restitution, semble estimer que le sien a été mal présenté. Selon E.C. : « Elle est un peu vexée,

mais c’est normal, c’est son premier projet.» Autrement dit, l’effet « frustration » n’a pas été

évité. Au contraire même, avec l’investissement consenti, il n’en est qu’amplifié. En outre, un autre problème apparaît : le client, qui a le projet entre les mains, refuse finalement de payer pour le travail d’étude. Estimant finalement que le projet, dans son ensemble, est trop cher, il ne veut donc pas payer pour une « étude » qui ne sera pas réalisée. Autrement dit, le projet d’étude, tout en absorbant des ressources considérables pour la situation de l’époque de la société H., ne se solde par aucune vente123.

Cette expérience, éprouvante en interne, démontre que les concepteurs ne savent pas s’organiser « spontanément » et que l’hypothèse de l’ajustement mutuel n’a pas été vérifiée. En outre, les difficultés de coordination s’enveniment tellement entre les concepteurs, qu’après de nombreux conflits, C.B. décide de quitter l’entreprise. Estimant qu’elle ne peut pas s’exprimer dans l’activité de conception, elle déclare lors de son départ : « Je ne suis pas

une femme de ménage des jardins ».

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