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Sommaire – Partie

II. B Restaurer des capacités d’action managériale : le point de vue de la conception

2. Apports et limites des travaux en stratégie d’entreprise

Dans une entreprise traditionnelle, la stratégie est dictée par des objectifs commerciaux classiques, reconnus pour être avant tout tournés vers la conquête de nouveaux marchés. Il s’agit alors de gérer cette « croissance » en maximisant et/ou optimisant ses parts de marché.

Les objectifs de « croissance » sont en fait problématiques dans le cas d’entreprises artistiques. D’une part, les objectifs d’un artiste ne sont pas nécessairement orientés vers une « maximisation » de son public. Ainsi, il arrive souvent qu’un artiste se fixe comme objectif premier de réaliser une « œuvre » et qu’ensuite seulement se pose pour lui la question de la reconnaissance institutionnelle de cette œuvre35. D’autre part, parce que les artistes cherchent avant tout à renouveler la tradition dans laquelle ils s’inscrivent, le public auquel ils s’adressent n’existe pas nécessairement36. Toute tentative artistique est donc incertaine et ne sera pas nécessairement reconnue comme telle, du moins, au cours de la vie de l’artiste37. Ces deux éléments sont de ce fait problématiques lorsque le projet artistique se couple avec un projet commercial, pour lequel on attend généralement une rentabilité à plus court terme.

2.a. L’apport de la réflexion stratégique

Les auteurs en stratégie reconnaissent la tension entre objectifs artistiques et commerciaux (Busson et Hadida 1993; Lampel, Lant et Shamsie 2000). Ils ont alors d’abord tenté de minimiser les risques commerciaux, inhérents aux activités artistiques et culturelles. Mais, cette perspective, assez classique, a ensuite été abandonnée au profit d’une réflexion plus approfondie sur la nature des produits artistiques et sur leur impact en ce qui concerne la

formulation de la stratégie :

 Minimiser les risques est-il suffisant ? selon Björkegren (1993) l’ « unicité » des produits artistiques est la cause principale de l’incertitude de marché élevée au sein des univers culturels (Björkegren 1993). Il précise : « An important characteristic of art

production from a commercial point of view is […] the great unpredictability of the

35 Cela ne signifie pas que l’artiste se désintéresse nécessairement de cette reconnaissance institutionnelle, mais

il sait qu’il ne peut en faire son objectif premier, au risque sinon de ne produire que des œuvres conformistes et vite oubliées.

36 Cela ne signifie pas que le classicisme soit « mort ». Simplement, dans ce dernier cas, le renouvellement

préserve les canons de beauté précédents et vise plutôt à les « magnifier », qu’à les « briser ».

37 Certains artistes, décrits comme « visionnaire » ou « en avance sur leur temps », n’ont ainsi été reconnus qu’à

market response to individual art products » (Björkegren 1993, p.1). Dans une optique

classique de minimisation des risques l’auteur suggère alors de distinguer deux types de stratégie, l’une à court terme et l’autre à plus long terme : « A commercial business

strategy implies art on the market's terms. […]. A cultural business strategy implies art on the artist's terms, and takes a longer view. » (Björkegren 1993, p.9). Mais Bilton

(1999) souligne que l’approche de Björkegren (1993; 1996) repose sur une vision classique de la stratégie industrielle et qu’elle réduit les produits culturels à des produits classiques. Or, ces produits ne sont pas des biens classiques, mais des biens « symboliques » définis comme : « commercial products which communicate symbolic

meanings to consumers. » (Bilton 1999, p.4). Il affirme alors : « What [Björkegren’s two

business] strategies have in common is an attempt to make unpredictable symbolic goods follow the same patterns of investment and performance as material commodities. »

(Bilton 1999, p.9). Selon cet auteur, l’imprévisibilité des produits artistiques est donc intrinsèquement liée à leur nature « symbolique » et elle dépend presque autant de celui qui reçoit (ou consomme) que de celui qui produit l’œuvre. Or, on ne peut pas prévoir comment une œuvre sera reçue par un public (ou un consommateur).

 Une incompréhension des caractéristiques des produits « artistiques » : en management, beaucoup d’auteurs insistent sur la spécificités des produits artistiques et culturels (voir par ex : (Colbert, Nantel, Bilodeau et al. 1993; Assassi 2003)). Selon Hirsch (1972), ces difficultés viennent du fait que les produits culturels échappent aux définitions traditionnelles du « bien », héritées de l’économie classique et néo-classique notamment en raison de leur immatérialité : « [cultural products are]‘non-material’

goods directed at a public of consumers, whom they generally serve an aesthetic or expressive, rather than a clearly utilitarian function » (Hirsch 1972, p.641). Barrère et

Santagata (1999) estiment quant à eux que la signification des produits artistiques est à l’origine de leur spécificité. Selon ces auteurs, le caractère « symbolique » de ces produits mérite ainsi une conceptualisation plus poussée. A partir du concept de « biens sémiotiques » développée par Panofsky, ils proposent la notion d’« artistic semiotic

goods » (Barrère et Santagata 1999). Cette notion théorique vise à tenir compte de l’intention du créateur, ainsi que de sa reconnaissance en tant que signe esthétique dans

un contexte culturel donné. On aboutit alors à ce que Lash et Urry (1994) appellent une « sémiotisation de la consommation », où les individus consomment du « sens » et non pas que des « produits »38. Ce phénomène constituerait d’ailleurs un phénomène

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Cet élément explique par exemple la difficulté à décrire les courbes de demande dans le cas des biens culturels. Ainsi, Marshall (cité dans (Benhamou 2004)) a été l’un des premiers économistes à s’étonner sur la non décroissance de la demande de consommateurs de musique. Alors que les courbes classiques prévoient une diminution de la réponse à une offre musicale, certains amateurs, dont les capacités d’écoute progressent, répondent au contraire de manière accrue à cette offre. Pour un même produit il n y a pas d’ « érosion » de la

économique général et caractéristique de nos économies contemporaines dans leur ensemble (Lash et Urry 1994). Toutes ces approches suggèrent que dans le cas des entreprises artistiques, les raisonnements de la stratégie classique ne sont applicables.

 La formulation de la stratégie dans les « small creative firms » : D’après Bilton (2006), le modèle classique de la stratégie n’est pas adapté à des contextes émergents et complexes comme les « industries créatives ». Il dénonce alors le mythe d’un modèle stratégique fondé sur un entrepreneur visionnaire et correspondant à une représentation portérienne de la stratégie (Porter 1985), conçue comme une « orientation » programmée à l’avance39. Il souligne en outre que la littérature stratégique classique néglige les stratégies d’indépendants et de « pseudo indépendants » que mène une myriade de petites entreprises, pourtant à la base de la créativité du secteur (Bilton 1999, 1999). Autrement dit, les auteurs classiques de la stratégie n’observent pas les « bonnes » formes d’organisations, c’est-à-dire où se situent les véritables enjeux de création, et il n’est pas étonnant qu’ils décrivent des logiques stratégiques plus classiques, puisqu’ils observent des formes d’entreprises très traditionnelles, comme les « majors » par exemple. D’autres travaux confirment que le « secteur culturel » se caractérise par la présence d’une multitude d’organisations de petite taille, souvent structurées sur la base de projets (Busson et Hadida 1993) et pouvant former des « organisations latentes » originales et innovantes (Starkey, Barnatt et Tempest 2000). Pour ces « small creative firms », Bilton (2006) propose alors de considérer un modèle stratégique « incrémental », fondé sur un processus collectif et partagé et correspondant à une vision de la stratégie en tant qu’« animation » de processus complexes et chaotiques. Selon cette approche, la stratégie est davantage « formulée » (Mintzberg et Waters 1985), plutôt que « décrétée », et le changement recherché est évolutif et non plus forcément révolutionnaire. Le manager devient alors un « orchestrateur » de la décision stratégique (Bilton 2006, chap.5).

En conclusion, s’il est vrai que l’incertitude de marché pose des problèmes de stratégie importants dans les univers artistiques, de nombreux travaux indiquent qu’il serait vain de chercher à « minimiser les risques », comme dans le cas de produits classiques. Ces raisonnements réducteurs reposent, d’une part sur une incompréhension de la spécificité des produits artistiques, et d’autre part, sur l’observation de firmes très structurées, où les enjeux de création ont déjà été réglés en amont. D’après certains auteurs, la « créativité » du secteur

demande. En management, le marketing a étudié ces « cycles de vie » spécifiques des produits artistiques (Colbert, Nantel, Bilodeau et al. 1993).

39 Dans une autre perspective, Fitzgibbon (2001) souligne également les limites d’un management des risques

classique. A partir des travaux de Van de Ven (1986) sur l’innovation, elle montre que l’incertitude n’est justement pas un frein au développement des entreprises artistiques, mais qu’elle peut au contraire être un levier d’action stratégique pour innover (Fitzgibbon 2001).

culturel repose ainsi sur l’activité de petites entreprises indépendantes : les « small creative firms ». Ce type d’entreprises ne partage pas les mêmes objectifs de croissance que la plupart des entreprises traditionnelles. Elles sont ainsi souvent organisées sur la base de projets et les objectifs de création y sont primordiaux.

2.b. Les limites de l’approche stratégique dominante : valeur et fonctionnement symbolique en art

Comme nous l’avons vu, les approches classiques ont tendance à assimiler les entreprises artistiques à des « small creative firms ». En ce sens, la trajectoire de croissance des EPA serait ramenée à celle de petites entreprises, dont la valeur se mesurerait avant tout à la « créativité » de leurs prestations. Mais sans être contradictoire avec cette approche, peut-on réduire les EPA, à des entreprises « créatives » ? Une œuvre d’art a-t-elle de la « valeur »

parce qu’elle est « créative » ? Autrement dit, la créativité est-elle une notion pertinente et complète40pour caractériser la logique artistique et son impact sur le management ?

Malgré des apports potentiels que nous ne nions pas, les approches mobilisant les théories de

la créativité, nous paraissent limitées, dans le cadre de notre travail, pour deux raisons

principales :

 La créativité n’est pas un attribut spécifique de l’activité artistique : Premièrement, « la créativité », même s’il est souvent commun de l’admettre, n’est pas un attribut spécifique des artistes ou des organisations artistiques, et la retenir comme telle peut conduire à des idéalisations abusives de ces acteurs ou de ces

organisations. Les ingénieurs, les scientifiques, les « bricoleurs » sont eux aussi

« créatifs » à de nombreux égards ; et les bureau d’études, les départements de R&D ou les ateliers de fabrication peuvent à ce titre être considérés comme des formes organisationnelles « créatives ». Comme l’on fait remarquer d’autres auteurs (voir par ex : (Roodhouse 2007)) la notion d’ « industries créatives » perd alors de sa pertinence pour l’action.

 Il n’y a pas de lien évident entre la créativité individuelle et l’organisation : Secondement, il n’y a pas de lien évident entre la créativité individuelle et la créativité collective. En supposant même que le sens du mot « créativité » reste stable dans les deux expressions précédentes, le passage de critères psychologiques, individuels, à des critères collectifs, nécessairement sociaux, est hautement problématique. Par exemple, l’approche de Bilton (2006) est certes intéressante, car l’auteur ne tente pas d’idéaliser l’artiste, mais cherche à sortir du mythe du

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« génie créateur » en caractérisant des « processus créatifs » (ex : combinaisons de « divergent/convergent thinking ») plutôt que des traits de personnalité. En revanche sa contribution est beaucoup plus évasive en ce qui concerne le passage de ces processus individuels à des processus collectifs. L’auteur s’en remet en effet à « la confiance » et « au respect mutuel », certes sûrement nécessaires, mais qui rappellent à certains égards les faiblesses et l’incomplétude des travaux du « new managerial work » (voir section précédente).

Nous estimons donc que la notion de « small creative firms », bien que pertinente pour désigner de nouveaux enjeux de stratégie, ainsi que de nouvelles trajectoires de croissance, n’est pas suffisante pour caractériser les EPA. Notre argument principal repose sur le fait que la notion de « créativité », bien qu’étant sûrement une composante de l’activité artistique, ne parvient pas à en donner une description suffisamment spécifique et/ou collective, pour être mobilisable par les managers.

En outre, la notion de « créativité » est problématique pour caractériser la nature de la

croissance des entreprises artistiques. En effet, de même qu’il n’y a pas de lien évident entre

la créativité individuelle et collective, il n’y a pas, selon nous, de rapport « naturel » entre une prestation supposée « créative » et sa valorisation sur un marché. En fait, on peut même observer que la notion de « créativité » est en elle-même porteuse d’une valeur extrinsèque à l’activité considérée. En caricaturant, on peut ainsi dire que dans les approches classiques, une prestation a de la « valeur » parce qu’elle est « créative ». Or, le problème de cette proposition est de reposer sur un jugement de valeur ex post, qui ne caractérise pas la

formation de la valeur de la prestation considérée à partir d’une activité d’évaluation.

Autrement dit, si la notion de créativité permet d’interroger en amont certains déterminants de la croissance d’une entreprise artistique, elle n’intervient que très en aval en ce qui concerne la valorisation des prestations.

Par ailleurs, les tentatives de définition de la « valeur » spécifique des « biens artistiques » sont également limitées pour notre étude. Ainsi, la notion dominante d’« artistic semiotic

goods » (Barrère et Santagata 1999), nous paraît certes très pertinente en économie, pour

caractériser de nouveaux types de biens échangés. Mais, d’un point de vue managérial, elle nous semble toutefois insuffisante, en ce qu’elle masque les processus, qui conditionnent de tels fonctionnements symboliques. Autrement dit, cette notion ne permet pas de rendre visibles les opérateurs sémiotiques, qui permettent à des « prestations artistiques » de fonctionner

symboliquement en tant que telles. Or, nous verrons que ce sont précisément ces processus

En résumé, l’analyse précédente fait émerger les limites des approches stratégiques classiques pour notre travail et nous permet de préciser davantage notre objet de recherche. Ainsi, même si la notion de « small creative firms » permet de caractériser des trajectoires de croissance originales, elle n’en explicite pas assez les déterminants et ne les lie pas spécifiquement à l’activité artistique. Or, nous n’étudions pas des entreprises « créatives » en général, mais des entreprises cherchant spécifiquement, à coupler un projet artistique avec un projet

commercial. C’est avant tout en ce sens, que nous parlons d’entreprises à prestations artistiques. En outre, les tentatives pour caractériser plus précisément les « biens artistiques »

(produits ou services), ont tendance à substantiver la valeur de ces biens, ou à masquer les

opérateurs qui conditionnent les fonctionnements symboliques de ces biens. D’un point de

vue managérial, ces perspectives sont donc limitées pour les EPA et il nous paraît indispensable d’avancer davantage dans la compréhension des fonctionnements symboliques artistiques pour pouvoir les gérer.

Le marketing s’est également beaucoup interroger sur la spécificité des prestations artistiques et des travaux ont tenté d’en apprécier l’impact en termes de management. Nous allons maintenant évaluer leurs contributions pour notre recherche.

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