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4  Utilisation de méthodes artistiques

2. La croissance : « Valeur » versus « Signification »

En économie, comme en management, la notion de « croissance » a beaucoup été débattue. Il n’est donc pas question ici de revenir sur l’ensemble de ces débats et nous en avons déjà souligné quelques uns dans les sections précédentes. Notons juste qu’il est généralement admis que la « croissance » d’une entreprise se mesure à la fois par des critères quantitatifs (ex : chiffre d’affaires, taille de l’entreprise, patrimoine…), traditionnellement très étudiés en management, et par des critères qualitatifs (pouvoir de négociation, réputation, image de marque,…), longtemps ignorés dans les travaux académiques classiques58.

Dans le cas des entreprises artistiques, nous avons montré que les auteurs du « arts management » soulignent l’importance des critères qualitatifs, en ce que les biens considérés

58 Si les travaux en management se sont avant tout intéressés au premier type de critères, nous avons vu que,

dans une économie « sémiotisée » de « signs and space » (Lash et Urry 1994), les recherches contemporaines tendent davantage à considérer le second.

reposent sur une valeur « symbolique »59. Cette dernière proposition suggère donc que la « valeur » d’une entreprise artistique doit avant tout se mesurer60à partir de ce qu’elle « signifie ». Peut-on alors affirmer que la « croissance » d’une entreprise artistique se mesure à sa « puissance de signification » ? Le cas échéant, comment l’évaluer et comment la gérer ?

Nous allons détailler certains travaux qui ont tenté d’interroger la notion de « croissance » à partir de la notion de « signification ». Ces recherches ne sont pas spécifiques aux entreprises artistiques, mais visent à identifier un nouveau type de « valeur » pour le management des entreprises en général. Dans un premier temps, nous nous intéressons à des travaux portant sur la place de la « signification » au sein des organisations elles-mêmes. Ces travaux comprennent généralement une étude des « récits », individuels et collectifs, alors considérés comme constitutifs de l’identité des organisations. Dans un second temps, nous développons un autre type de recherche portant directement sur les liens entre « croissance » et « signification » de la prestation des organisations artistiques.

2.a. La signification « dans » l’organisation : récits et identité organisationnelle

D’inspiration « post-moderne » cette perspective considère l’organisation comme une collection d’histoires et de récits construits, performés ou racontés au cours de l’action collective. Il existe une très grande variété de travaux sur ce thème et nous ne pouvons pas tous les mentionner dans notre étude. Notons juste que Boyce (1996) identifie trois grands paradigmes du récit :

 Le constructivisme social et l’interactionnisme symbolique : héritée de Berger et Luckmann (1967), il s’agit d’une perspective qui étudie la construction, ainsi que la

fonction61 des histoires dans les organisations. Boyce (1996) précise : « The salient

aspects of the research explicitly linking social construction, story and organization are that: Stories are useful for new member socialization and generating commitment. Familiarity with dominant organizational stories can be an indicator of adaptation. Story can be a vehicle for social control. Meaning can develop consciously and/or unconsciously » (Boyce 1996, p.7).

59 Encore qu’une discussion approfondie sur la réputation conduirait peut-être à élargir cette proposition à

d’autres types de produits. Les exemples dans le monde de l’agro-alimentaire ne manquent ainsi pas (Cf. : l’effondrement du prix du poulet ou du bœuf lors des scandales de la dioxine et du prion).

60 Dans la section précédente nous avons souligné les difficultés que pose ce type de « mesure ».

61 Selon Wilkins et Martin (1979), il s’agit par exemple des trois fonctions suivantes : « generating commitment, making sense of the organization, and control » (cités dans: Boyce 1996, p.6).

 Le symbolisme organisationnel : en prolongement des travaux de Burrell et Morgan (1979) ainsi que de Pondy (1983), cette perspective étudie la fonction symbolique du récit, en tant que processus premier d’expression individuelle et collective (Boyce 1996). Toutes les formes de production symbolique sont alors analysées (images, logo, histoires…) pour comprendre l’organisation. Gephart (1991) affirme ainsi que les récits jouent un rôle majeur dans la constitution et la succession de cycles de sensemaking (Weick 1995). La production de récits et de discours qui « racontent » l’organisation est alors analysée comme un élément crucial de la production et de la mémoire du sens. Boje (1991) définit également l’organisation comme : « a collective storytelling system

in which the performance of stories is a key part of members' sense making and a means to allow them to supplement individual memories with institutional memory. »

(Boje 1991, p.106). Czarniawska (1997) utilise quant à elle la métaphore du texte pour réinterroger les notions de rôles, de subjectivité et d’identité dans les organisations. Elle essaie alors d’interpréter, d’un point de vue « dramaturgique », la façon dont ces éléments, qui s’inscrivent et se construisent dans l’entrelacs des relations intersubjectives, conduisent à construire l’identité institutionnelle des organisations.

 Le post-modernisme critique : cette perspective regroupe des travaux cherchant à

déconstruire les mythes organisationnels (Bowles 1989). Boyce (1996) précise :

« Bowles’s critique of organizational myth and meaning draws attention to the ways in

which myth and story are utilized to promote and to reinforce dominant ideologies. An intellectual and ethical challenge to those working with organizational story flows logically from Bowles’s critique. The use of myth and story is not value neutral. Story researchers, managers and practitioners can use story and storytelling in organizations to describe and sustain the current power structure, or to nurture and fuel creativity and liberation and to develop new meaning of work and personhood by individuals and groups » (Boyce 1996, p.11). Le récit ne se limitant pas nécessairement

au domaine du « verbal », on peut ajouter la contribution originale de Kivinen (2006) à propos du rôle des images dans la construction et l’extension de l’ « espace » des organisations. En envahissant également les mondes « virtuels » (ex : Internet) ces images tendent, selon l’auteur, à reproduire l’ordre social à de nouvelles échelles.

On peut interpréter ces approches comme une tentative de fonder une théorie organisationnelle renouvelée du « social » à partir de l’étude des manifestations symboliques des liens sociaux. Dans cette perspective le « jugement esthétique » devient un mode de perception plus affiné pour décrire et comprendre la « vie organisationnelle » (Strati 1992). Il permet de rouvrir la phénoménologie managériale classique en réintroduisant de nouveaux objets de signification collective, qui ne se limitent pas aux « mythologies » gestionnaires traditionnelles (Bowles 1989). En somme, à l’inverse du processus de « désenchantement »

wébérien (Weber 1994, 1ère éd. fr. 1964), caractéristique de la « perte de sens » des sociétés modernes et des bureaucraties, on peut voir dans cette approche une tentative de « réenchantement » des organisations. En ce sens, la « croissance » d’une entreprise ne dépend pas uniquement d’indicateurs externes pré-établis, fussent-ils qualitatifs, mais précisément de la capacité collective à construire et renouveler du sens au cours de l’action. Dans le cas des EPA cette dimension semble d’autant plus importante que l’entreprise, dans son ensemble, vise à l’atteinte d’objectifs « signifiants ».

2.b. La signification des prestations artistiques : une rediscussion de la notion de« valeur »

Une autre approche revient à s’interroger sur la notion de « valeur » dans le cas d’une organisation artistique. En étudiant les orchestres de chambre, Sicca (2000) déclare ainsi : « What is ‘value’ for an arts organization ? One problem that must be faced immediately

concerns which « point of view » we are to adopt. Obviously the value of an artistic production varies greatly from the point of view of an instrumentalist, a signer, a ballet dancer or a conductor, and more widely still if we extend this to politicians, the concert-going public, sponsors, the press, and so on. Each of these subjects expresses its own concept of ‘value’ and no two of them will coincide » (Sicca 2000, p.155).

Dans la mesure où ce sont les artistes qui « produisent » l’art, l’auteur considère alors qu’il faut considérer le concept de valeur, du point de vue de l’organisation elle-même : « […] it

seems appropriate to consider the concept of value from the point of view of the organization itself, seen as an autonomous, dynamic system incorporating its various elements. […] Autoreferentiality, understood as a strong and significant interior transformation aimed at achieving the system’s self-reproduction (Luhman 1984), does not in the least exclude the transformation of other, external realities ». L’expression « significant interior transformation » renvoie ainsi à un processus de co-production de la signification : « [the] co- presence is represented by what we have described as the activity of ‘prosuming’62 - the presence of spectators and such external projections as style, acoustic vibrations, reciprocal confrontation, applause, etc. – and ‘listening ability’, which favours the interior quality and a mystical participation » (Sicca 2000, p.156).

Sicca (2000) en déduit alors que la notion de « valeur », dans le cas des organisations artistiques, renvoie à un processus de signification, qui réalise une « concordance » entre « forme » et « contenu » : « Adopting the terminology of Barthes (1964), we can say that in

chamber music the set of behavioural traits susceptible to reciprocal harmonization is a ‘signification’, a process or act that unites the level of contents (‘signifié’), represented by the

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musical score which is ‘speakable’, and that of expression (‘signifiant’), producing as ‘signe’ a performance based on the identification of the individual in the whole. In other words, signification is a process of value creation because it permits communication between the text of the composer (signifié) and the interpretation of the performers (signifiant) » (Sicca 2000,

p.156).

En résumé, cette perspective permet selon nous d’enrichir de beaucoup la discussion précédente, à propos de la notion de « croissance » des EPA. Elle permet de passer d’une interrogation sur la valeur « commerciale » de prestations « artistiques », qui existent sur un marché donné, à une caractérisation des processus de signification, constitutifs des prestations artistiques elles-mêmes, en tant qu’elles sont avant tout des « prestations signifiantes ».

Toutefois certaines questions demeurent, quant à la caractérisation de ces processus signifiants. Ainsi par exemple, dans le cas précédent de la musique de chambre (Sicca 2000), le « signifié » et le « signifiant » sont considérés comme étant donnés en amont du processus de signification et seul un processus de « concordance » entre ces deux éléments est interrogé. Or, d’une part, l’histoire de l’écriture musicale montre que les formes notationnelles ont beaucoup évolué avant de se stabiliser et qu’elles dépendent étroitement de l’activité musicale elle-même (Bosseur 2005). Autrement dit, dans l’exemple donné par Sicca (2000), le « signifié » et le « signifiant » semblent en fait entretenir des rapports, qui vont au-delà d’une simple relation de « concordance ». Ainsi, de nouvelles formes de notations peuvent

engendrer de nouveaux espaces d’interprétation et des « interprétations limites » peuvent

conduire à une régénération du vocabulaire de la « partition » (Bosseur 2005). D’autre part, les processus de signification décrits précédemment, en interne comme en externe, demeurent assez généraux et l’on peut s’interroger sur la spécificité des processus de symbolisation dans le cas des activités artistiques. Ainsi, à quelle classe de processus signifiants appartiennent les prestations artistiques ? Comment peut-on les décrire et les distinguer ? Enfin, l’idée que la signification en art procède d’une « concordance » entre des éléments de contenu et des éléments de forme ne paraît pas si évidente. D’ailleurs Guillet de Monthoux (2004) suggère, au contraire, que l’activité artistique repose sur un « Schwung »63 entre forme et matière. Nous allons maintenant évaluer sa contribution.

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3.

L’activité marchande : « Marché » versus « Scène artistique »

En économie, comme en management, le « marché » se définit comme un lieu de rencontre d’une « offre » avec une « demande ». Pour autant, dans nos économies contemporaines, cette « dyade » devient problématique. Ainsi, en théorisant des « marché à prescripteurs », Hatchuel (2003) montre que l’activité marchande ne se réduit pas à un « échange » de biens, dont la « valeur » serait connue à l’avance64. Au contraire même, il montre qu’il existe une multitude de situations marchandes, où l’on ne peut manipuler, voire même observer, des « prix » et, où, de ce fait, la « valeur » est encore à construire. Le rôle des « prescripteurs » est alors déterminant. Dans un récent ouvrage, Karpik (2007) s’intéresse également à ce type d’économies « sans le marché »65. Dans ce qu’il appelle des « économies de singularités », l’auteur montre alors la nécessité de concevoir des dispositifs de jugement (marques, labels, guides…), lorsque la connaissance sur la qualité des biens fait défaut. Ces deux précédentes analyses nous paraissent particulièrement pertinentes dans le cas des EPA.

En effet, les entreprises artistiques semblent précisément évoluer sur des « marchés de singularités ». À ce titre, nous avons montré que la stratégie de ces entreprises n’est pas nécessairement orientée vers une maximisation des parts de marché. En ce sens, le « marketing des arts » est alors considéré comme un marketing de l’offre, c’est-à-dire centré sur l’œuvre de l’artiste. Mais cette « orientation produit » repose sur la distinction entre un

marché de masse, associé à une logique de reproduction, et un marché de la singularité,

associé à une logique de prototypage (Colbert, Nantel, Bilodeau et al. 1993), qui n’est pas suffisante pour caractériser les entreprises que nous étudions. En effet, elle suppose que les structures constitutives du rapport offre/demande sont données à l’avance, alors même que dans le cas des EPA, le référentiel de l’artiste est encore souvent à construire. Or, dans ces cas, ce sont précisément les structures mêmes de l’offre (conception) et de la demande (jugement), qui sont à régénérer pour rendre visible l’œuvre de l’artiste.

Sur ce type de problématiques, Guillet de Monthoux (2004) nous paraît apporter une remarquable contribution. L’auteur montre en effet, que pour certaines entreprises artistiques, qu’il nomme les « art firms », l’enjeu managérial réside précisément dans le dépassement des rapports offre/demande classiques. Cette évolution passe alors par la construction d’une « scène » artistique, à la fois en « back stage » (espace de conception) et en « front stage » (espace de jugement). Nous allons maintenant évaluer cette contribution.

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Hatchuel (2003) montre que sur des marchés où les prix ou la valeur des biens ne sont pas observables classiquement, le rôle de la prescription et des « eso-mondes » de la valeur sont alors constitutifs de ce que l’on nomme traditionnellement le « marché ».

65 Un colloque pluridisciplinaire a récemment été organisé par Franck Aggeri, Olivier Favereau et Armand

3.a. La « art firm » comme instrument du » Schwung » : une extension de la fonction managériale

Dans son ouvrage, The Art Firm, Guillet de Monthoux (2004) tente de caractériser une forme particulière d’entreprise, dont l’objectif premier est de produire un « art véritable ». Pour ce faire, il introduit la notion de « Schwung » (voir infra) et suggère que l’objectif d’une « art firm » est de faire fonctionner l’art comme instrument du Schwung. Il tire alors de nouvelles conclusions sur la nature de l’action managériale dans les « art firms » :

 L’activité d’une « art firm » – Esthétique, Jeu et Schwung : Afin de caractériser l’activité d’une « art firm », Guillet de Monthoux (2004) propose de revenir à la définition schillérienne du « jeu ». Selon l’auteur, l’analyse de Schiller peut s’interpréter comme suit : chaque être humain désire un équilibre harmonieux entre « nature » et « culture », « corps » et « esprit », « possible » et « banal »... Cette dualité repose en fait sur une tension entre deux types de pulsions fondamentales : Stofftrieb et

Formtrieb. La première peut conduire au matérialisme et à l’hédonisme, la seconde

conditionne la morale et la rationalité. Pour l’homme moderne, cette dualité est devenue une alternative claustrée, poussant aux extrêmes de la « tyrannie morale » ou de la « barbarie matérielle ». Or, selon Guillet de Monthoux, Schiller offre une échappatoire à cette polarité réductrice: « Schiller provides an aesthetic escape route

from the dilemma of two countervailing forces » (2004, p.20). Cette voie émancipatrice

repose sur une troisième pulsion – Spieltrieb – définie comme désir de jouer : « When

Humans joyfully swing between the two poles, they are in the Schwung of things, balancing sensitively on the bridge between nature and culture, between body and soul, between form and substance. » (2004, p.19). Selon cette perspective, l’expérience esthétique permet le Schwung et le but de l’ « art » est d’être un instrument de ce jeu

libérateur : « Art should work as Schwung […], the pendulum movement between form

and substance. » (2004, p.20). Une « art firm » est donc une entreprise organisant un

Schwung à partir d’une prestation artistique (voir Encadré 2).

 Une extension de la fonction managériale : une fois le modèle d’activité défini, Guillet de Monthoux (2004) soulignent les limites des fonctions classiques du management. La stratégie d’une « art firm » ne peut se résumer à des objectifs classiques de croissance, mais réside dans le management du Schwung, afin d’éviter deux risques majeurs : la banalisation de l’art (« matière ») et la totalisation de l’art (« forme »). L’auteur affirme en outre que le marché est désormais « fragmenté » et que le marketing ne peut pas prescrire l’ensemble des goûts artistiques : « The

anonymous mass market situated somewhere far away seems to be an obsolete myth. »

(p.339). Soulignant que les artistes doivent rester dans une dynamique de renouvellement et chercher à présenter des « méta-produits », il montre que les

fonctions de contrôle classiques masquent la « plus-value esthétique » et que les

raisonnements classiques sur les coûts de productions peuvent être fatals aux « art firm ».

Ainsi, dans une « art firm » l’enjeu managérial se situe avant tout dans le management stratégique du « Schwung ». Ce dernier implique d’étendre la fonction managériale classique. Celle-ci ne se réduit plus à une fonction « support » de l’activité artistique, mais s’étend à la

gestion des processus de conception et de jugement des œuvres d’art. Guillet de Monthoux

(2004) parle en ce sens de « management de l’esthétique ». Le cas de Wagner, développé par cet auteur, illustre et approfondit ce nouvel élément.

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