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I. Premier chapitre –transgression des interdits religieu

3. L’interdiction d’enseigner le savoir sacré à un non-initié

YOS 19 110 démontre l’existence d’une sanction appliquée en cas de transgression de l’interdiction de transmission des savoirs sacrés à un non-initié176. Bēl-kaṣir, fils de Ṣillaia,

descendant de Bēl-ēţir, a enseigné le savoir sacré à un non-initié, plus précisément à un oblat du temple. Kurbani-Marduk, šatammu de l’Eanna, fils de Zēriya, descendant de Sîn-damāqu alerta Bēl-kāṣir en ces termes :

05-09. li-gi-in-ni a-na lú rig7-meš ul tu-šá-aq-bi ki-i lú rig7 a-na ugu dak-kan-ni-šú it-tal-ku ù

li-gi-in-ni ul-ta-qab-bu-ú hi-ţu šá lugal i-šad-dad « tu ne dois pas faire réciter177 (donc

enseigner) le document-liginnu aux oblats du temple ! Si un oblat va dans sa chambre privée (chambre à coucher178) et qu’il (Bēl-kāṣir) lui fait réciter le document-liginnu, il (Bēl-kāṣir)

encourra le châtiment du roi ».

On remarque l’association entre le terme liginnu et le verbe qabû, qui a ici le sens de « réciter la tablette-liginnu »179. Cette expression se trouve souvent dans divers documents180. S.

Parpola a démontré que cette expression pouvait être utilisée en parlant d’un professeur vis-à- vis de son élève en ayant le sens d’« enseigner »181.

Cependant, en dehors de cette expression idiomatique en elle-même, existe-t-il un autre sens à donner au mot liginnu ? Si l’on reprend l’étymologie de ce terme, il s’avère que la

176 Cette interdiction est notée dans deux documents essentiels qui nous fournissent les principes de l’élection des

« prêtres » mésopotamiens : (1) nešakku et pašīšu, les prêtres de Nippur (l’édition récente, Borger 1973 : 163.) (2) divin (barû) (Lambert 1998 : 141-158).

177 Beaulieu 1992 : 103-105. CAD L, liginnu, p. 183 b) liginna qabû, to recite from a l.-tablet. 178 Beaulieu 1992 : 102.

179 CAD L, liginnu, tablet (containing texts or excerpts, especially for teaching purposes) : 183.

180 ABL 604, ABL 629. En effet, la lecture n’était pas réservée qu’à une élite instruite très restreinte, comme

l’écriture, qui était employée pour divers buts mondains en Mésopotamie Charpin 2008a : 31-51 et Veldhuis 2011 : 70.

53 traduction sumérienne du mot akkadien liginnu correspond à im-gíd-da. im-gíd-da désigne un document disposé en colonnes, dans le sens le plus littéral. Cette expression sumérienne peut toutefois se traduire par plusieurs termes akkadiens : imgiddû, nibzu, giţţu, u’iltu et donc liginnu. Néanmoins, on ne peut déterminer si im-gíd-da indique toujours la forme physique, la teneur ou une désignation rare de la tablette à l’époque néo-babylonienne182.

Comme l’étude de l’étymologie de liginnu et de ses transpositions en sumérien n’apporte pas de réponse précise à cette question, il convient d’examiner le statut social et le métier de Bēl-kaṣir afin de découvrir quelle était la nature des documents qui se trouvaient dans sa bibliothèque.

P.-A. Beaulieu fait remarquer que si l’on connaissait la profession de Bēl-kaṣīr, on aurait peut-être plus de facilité pour découvrir la nature du texte dont il est question183. Comme

le nom de son ancêtre, Bēl-ēţir, est mentionné, il était certainement issu d’une famille aisée. Par ailleurs, il avait accès aux savoirs interdits d’enseignement ; ce fait confirme sa position privilégiée dans la société urukéenne.

Les noms des témoins et du scribe sont également intéressants : on trouve Arad- Marduk, fils de Zēriya, descendant d’Egibi, Labaši-Marduk, fils d’Arad-Bēl, descendant d’Egibi, Muranu, fils de Nabû-bāni-ahi, descendant d’Ekur-zakir, Balāţu, fils de Sîn-ibni, descendant de rē’î alpi ce qui appuie sa position sociale, et Bēl-kaşīr. Arad-Marduk était originaire d’une famille aisée. Il était une « personne admise dans le temple » un ērib bīti et, en même temps, un prébendier boulanger184. Labaši-Marduk, fils d’Arad-Bēl, était aussi d’origine

de cette famille Egibi. Muranu, fils de Nabû-bān-ahi, descendant d’Ekur-zākir, était scribe, ainsi que son père avant lui. Balāţu, fils de Sîn-ibni, descendant de rē’i alpī était, quant à lui, scribe de l’Eanna (GCCI 1 380 : 18). Quasiment tous les personnages mentionnés étaient des lettrés issus de grandes familles de scribes du temple de l’Eanna et de notables de la ville d’Uruk185.

Malgré tous ces indices, on ne peut pas avancer avec certitude quel était le métier de Bēl-kaşīr.

182 CAD L, liginnu : 184.

183 Parpola 1983 : Commentaire et Appendices (AOAT 5/2, 1983) 39 r. 9 (commentary on letter LAS 34) 183 CAD L, liginnu : 184.

183 Beaulieu 1992 : 106. 184 Jursa 2005 : 147. 185 Glassner 2005 : 490.

54 La faute que Bēl-kaşīr a commise allait à l’encontre du principe de savoir sacré secret. L’existence du savoir secret186 est attestée par plusieurs documents, tout au long de l’histoire

mésopotamienne187. Depuis son apparition dans les textes, sa nature semble rester stable. Son

étymologie montre des caractéristiques plus claires que d’autres : l’une dérive du verbe naṣāru « veiller, protéger » (nişirtu signifie « ce qui est protégé » ou « mystère ») ; la deuxième provient du verbe signifiant parāsu « séparer » (pirištu « ce qui est séparé ») ; la troisième est issue du verbe katāmu « couvrir » (kitimtu « ce qui est voilé »)188. Tous ces termes montrent que le savoir

sacré doit être protégé. Il faut le garder secret en le séparant (vis-à-vis des autres, des non-initiés) et le voiler. Les limites d’accessibilité au savoir sacré, que l’on peut ici qualifier de « tabou », sont décryptables dans les clauses de plusieurs documents.

Tout d’abord, il est intéressant de revenir à l’inscription d’Agum, ou Agum-kakrimé, roi de l’époque kassite. Il y raconte le retour des statues de Marduk et de Şarpanītum depuis leur lieu d’exil, le réaménagement de ces statues et de leurs cellas ainsi que les faveurs accordées à divers artisans189. On trouve les phrases suivantes dans l’inscription : « L’initié le

montre à l’initié, que le non-initié ne le voie pas ; c’est un tabou des dieux Nabû et Šullatu Šamaš et Adad, les grands dieux, les maîtres de la divination. »190 Le même genre de formule

se trouve également dans un autre document provenant de Nippur, datant à l’époque médio- babylonienne. À notre connaissance, ce sont les documents les plus anciens contenant ce tabou191.

En dehors de cette inscription royale, nous l’observons dans d’autres types de documents, comme dans celui concernant l’art de l’exorciste, qui démontre qu’il est aussi à même garder un secret192 :

ni-ṣir-ti āšipūti uşurma mamma la immar : Garde le savoir secret de l’art de l’exorciste et que personne ne puisse y avoir accès !

186 Voir Stevens 2013 : 211-253. Je remercie L. Cousin pour son information sur l’existence de cet article. 187 Les documents contenant des avertissements concernant la circulation du savoir sacré ont été listés par R.

Borger. P.-A. Beaulieu a ajouté d’autres références importantes dans Beaulieu, 1992 : 110-111 (Appendice). Pour la bibliographie sur ce sujet et la raison supposée de ce tabou : Glassner 2005 : 483-506.

188 Glassner 2005 : 483.

189 À propos d’Agum, voir Brinkman 1976 : 95-97.

190 mudû mudâ likallim la mudû la immar [níg]-gig dnà u dšullatdšamaš udadad, 5R 33 viii 30. 191 Hunger 1968 : colophons 40 et 50, repris dans Beaulieu 1992 : 98.

192 CAD N, nişirtu, p. 277 : « ni-şir-ti āšipūti uşurma mamma la immar, preserve the secret knowledge of the

55 À l’époque babylonienne récente, le colophon d’un document193 témoigne de la même

interdiction : l. 16. « zuú zua li-kal-li-[im], l’initié le montre (uniquement) à l’initié. »194 Parmi

les tablettes rituelles, celles, par exemple, concernant le rituel de l’ouverture de la bouche des statues divines (pit pî), sans l’accomplissement duquel un dieu, « œuvre de l’homme, ne peut capter l’encens, ne peut manger l’herbe, ne peut boire l’eau » contiennent ce même principe. Au début de ce rituel, le lavement de la bouche (mis pî) se déroule dans le bīt mummi, l’atelier de fabrication et de restauration des statues, où travaillent ceux qui connaissent les normes (les « scribes des bonnes mesures ») et qui « veillent sur les secrets des grands dieux »195.

Cette règle stricte de l’interdiction de révéler des connaissances et savoirs particuliers se trouve dans les autres corps de métiers liés à un savoir-faire spécifique196. Il est donc d’autant

plus difficile de déterminer quel était le métier exact de Bēl-kaşīr.

Cependant, Bēl-kaşīr a commis une faute, à savoir, celle d’enseigner à un homme qui n’en était pas digne. La spécification et la nature de ce document, de cet avis d’avertissement197, nous indiquent qu’il a dû être pris en flagrant délit, ou a été soupçonné fortement par l’autorité, voire dénoncé par un collègue, car ce document avait pour vocation de prévenir le coupable contre la répétition d’une faute semblable198.

Mais comment un homme provenant d’une famille aisée aurait-il pu rencontrer et enseigner un oblat du temple ? L’explication donnée par E. Payne pourrait être une réponse cohérente. Elle a démontré la particularité des gens qui travaillaient pour le temple de l’Eanna dans sa thèse de doctorat : « Nevertheless, we learn that the temple’s craftsmen were far from an homogenous group and members of various social and legal classes worked for the temple. Foremost among these were the temple serfs (širku) and the prominent citizens who owned

193 Smith college 3 Lambert 1989 : 216-217. 194 Lambert 1989 : 217.

195 On trouve dans le colophon la même phase mentionnée plus haut, à savoir : « L’initié instruira l’initié ; il ne le

montrera pas au non-initié. C’est la tabou du grand (dieu) Enlil et de Marduk ». Cela montre bien que ces textes étaient considérés comme relevant du « secret » (pirištu), ou de la « tradition secrète » (nişirtu) des dieux ou des sages : Villard 2001 : 193, Glassner 2005 : 490-491.

196 Beaulieu 1992 : 109.

197 Pour des cas similaires : Kleber 2017 : n. 5. à paraître, YOS 7 56, YOS 7 92.

198 Une autre hypothèse (d’être soupçonné, au lieu d’être pris en fragrant délit) que l’on ne peut pas écarter serait

induite par le terme dak-kan-nu. P.-A. Beaulieu a mis un point d’interrogation juste après sa traduction « his bedroom ». D’après ses investigations historiographiques, afin de trouver un sens plus précis à ce mot, il propose que dakkannu vienne du sumérien da-ga-na, mais précise.: « It seems preferable to assume for the time being that the semantic range of dakkannu moves in the realm of “room, bedroom, private quarters”, without further specification » (Beaulieu 1992 : 101-103). Ensuite, son hypothèse a été reprise par J.-J. Glassner (Glassner 2005 : 490.) avec la traduction de « dans ses appartements privés » pour dakkanu-šu.

56 prebends, but also represented were hired labourers and privately owned slaves199. » Il est donc

possible que notre protagoniste ait enseigné à un oblat dont il avait fait la connaissance dans le sanctuaire.

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