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L’ingénierie de la maîtrise d’ouvrage : le couple élu/technicien

4 Le montage des projets urbains participatifs dans un contexte de petite ville

4.3 L’ingénierie de la maîtrise d’ouvrage : le couple élu/technicien

administrations, s’interrogeant sur leur relation avec les élus : le couple élu/technicien y apparait comme central pour comprendre l’organisation de l’action publique (Grémion, 1976). À travers la sociologie de l’action organisée, Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977b) déconstruisent l’État comme objet unitaire. Les acteurs sont dépeints comme des individus ayant des marges de manœuvre vis-à-vis de l’organisation au sein de laquelle ils évoluent. Les sociologues de l’action publique observent le système politico- administratif départemental français et distinguent les stratégies des représentants de l’État local déconcentré de celui des techniciens des administrations centrales (Crozier et Thoenig, 1975). Jean Pierre Worms (1966) s’intéresse aussi aux relations entre préfets et maires des petites et moyennes villes. L’action de ces acteurs n’est donc pas compréhensible si on exclut la relation qu’ils entretiennent entre eux. Michel Crozier et Jean- Claude Thoenig poursuivent cette analyse et l'appliquent à tous les techniciens. L’attention portée aux relations entre les techniciens et les élus va progressivement diminuer avec le progressif désengagement de l’État dans l’action publique (Duran et Thoenig, 1996). Avec le passage de la notion de « gouvernement » à celle de « gouvernance », les recherches sur l’action publique déplacent l'objet de leur analyse : « l’État reste

un acteur important mais il s’est banalisé, il est devenu un acteur parmi d’autres, ou plutôt différents segments de l’État sont devenus des acteurs parmi d’autres dans les processus d’élaboration et de mise en place des politiques publiques » (Le Gales,

1995, p. 59), Dans les années 1990, ces travaux prêtent davantage attention aux relations entre élus et services de l’État d’une part, et élus et acteurs de la société civile, d’autre part (Le Gales, 1995).

Bien qu’elle soit régulièrement abordée en science politique, en particulier à travers le couple Directeur Général des Services (DGS) / élu (Cadiou, 2017 ; Forray, 2017 ; Laurent, 2011), la relation élu/technicien dans le projet urbain est plus rarement étudiée et l'a été principalement dans des contextes métropolitains. Dans sa thèse sur la conduite des grands projets d’aménagement, Joel Idt (2009) met en évidence l’imbrication entre les sphères politique et technique. En effet, les techniciens ont clairement des marges de manœuvre au sein des institutions auxquelles ils appartiennent et n’agissent pas forcément selon les prescriptions de l’organisation (Friedberg, 1993). Dans un premier temps, les chercheurs ont appréhendé ce constat comme un problème à résoudre pour finalement le considérer comme un phénomène normal (March et Simon, 1958) : « à partir du moment où les techniciens sont amenés à participer à la coproduction d’une action

collective, ils ont des marges de manœuvre qui leur sont propres au sein de l’organisation. Ils ne se contentent pas de mettre en œuvre aveuglément les décisions des élus situés au sommet de la hiérarchie. L’existence de ces marges de manœuvre est inséparable de l’action elle-même et ne doit pas être appréhendée comme un dysfonctionnement de l’administration » (Idt, 2009, p. 21).

Ainsi, les techniciens ne sont pas de simples exécutants des élus : il faut leur reconnaître un rôle spécifique dans la décision politique. Dès les années 70, Lucien Sfez (1976) avait remis en cause le schéma linéaire de la décision qui distinguerait trois phases : la délibération, la décision à proprement parler et l’action consistant à mettre en œuvre la décision. La construction de la décision peut prendre des formes multiples :

les choix peuvent s’élaborer au moment de l’action, elle peut faire l’objet de conséquences imprévues qui conduisent à revoir les choix initiaux, etc. Il n’est donc plus possible de réduire le rôle des élus à la décision et celui des techniciens à l’action. Sur le territoire métropolitain, la séparation entre élus décideurs et techniciens exécutants s’explique en partie par le temps et les moyens limités des élus qui les amènent à laisser les techniciens seuls face à une grande partie des décisions. L’intervention des techniciens repose à la fois sur la maîtrise d’expertises techniques spécialisées mais aussi sur leur capacité à élaborer un cadre qui organise le choix des élus. De leur côté, les élus ne se limitent pas à la phase amont où ils définiraient seulement les grandes orientations. Ils s’intéressent aussi aux questions de mise en œuvre et de réalisation. Cette dernière phase leur permet de se mettre en valeur en présentant la concrétisation de leur politique à leurs électeurs.

On peut, dans ce cadre, distinguer deux formes de « marges de manœuvre » entre élus et techniciens :

- Ils jouent des lieux d’interaction entre politique et technique. Les techniciens font appel aux élus pour faire avancer les débats d’ordre technique. Les élus peuvent user de leur capacité de contrôle des techniciens pour assurer leur position politique.

- Ils font évoluer le système d’action dont ils font partie en faisant muter l’organisation hiérarchique, voire instaurer de nouvelles modalités d’interaction extra-hiérarchique entre eux.

Encadré 7 Trois catégories de techniciens au sein de la maîtrise d’ouvrage (Idt, 2009)

On peut distinguer trois types de catégories de techniciens :

- Les spécialistes qui interviennent au nom de la maîtrise d’un champ d’expertise technique spécialisée (Bourdin, 2005). Intervention souvent ponctuelle, elle ne concerne généralement qu’une partie du projet ;

- Les pilotes de projet qui assurent une intervention sur le projet et s’attachent à coordonner l’action collective. Ils élaborent les dispositifs opérationnels visant à réaliser le projet. Pour un même projet, plusieurs techniciens peuvent tenir ce rôle. Ils coordonnent le travail des techniciens spécialistes

- Les généralistes de la coordination entre politique et technique qui sont des intermédiaires particuliers entre les élus et les autres techniciens. Leur intervention est ponctuelle et apparait dans les moments importants de l’action. Ils se chargent notamment des relations avec les élus, sur des problèmes précis ou dans le cas de négociations politiques complexes. Ils ont un rôle préventif afin d’éviter les conflits politiques entre élus dans la conduite du projet.

Le pilotage du projet urbain renvoie donc à des formes très variées d’intervention des élus et des techniciens dans l’action. En effet, sa « (…) mise en œuvre opérationnelle est protéiforme et fragmentée » (Idt, 2009, p. 7). Ces deux types d’acteurs évoluent et débattent dans le cadre d’instances de pilotage opérationnel. Pour chaque phase du projet urbain, un dispositif de pilotage est instauré et permet d’assurer le suivi et la concrétisation de la phase opérationnelle. Définie en début de mission, la composition exacte de la maîtrise d’ouvrage urbain revient à la collectivité. Dès le début de la mission, la MICQP préconise d’établir un comité de pilotage dédié à l’opération : « il doit constituer le lieu où l’information se cristallise et où les décisions se prennent (…) sans ralentir le

déroulement du processus de conception » (Chotteau, Zetlaoui-Léger et Meunier, 2015, p. 45). L’élu (et plus

précisément le maire, si le conseil municipal le désigne comme représentant de la maîtrise d’ouvrage) est souvent au cœur de ce comité conforté par d'autres chargés des politiques publiques concernées par l’opération et des membres de l’opposition afin de favoriser le débat autour du projet. Des représentants institutionnels, ou gestionnaires d’opérations en lien avec le projet, peuvent progressivement être associés en fonction des enjeux émergents. Lorsque le groupe de pilotage mobilise un nombre d’acteurs important, il peut se décliner en un groupe restreint ou en un « comité de suivi ».

Dans la pratique, ces instances prennent de multiples noms en fonction des projets menés (Idt, 2009) : « comité de pilotage », « comité technique », « comité de suivi »… Très souvent, ce sont des dispositifs fragmentés, composés d’instances de décision plus ou moins formalisées selon qu’elles soient adossées ou non à des procédures contractuelles. Les comités sont d’autant plus nombreux que le montage du projet est complexe. Plus que des lieux où l’on décide, Joel Idt les appréhende comme des « dispositifs organisationnels

politique de l’action collective » (Idt, 2012, p. 5). L’organisation de nombreux lieux de coordination entre élus et

techniciens peut sembler poser problème pour l’action collective (car susceptible de créer des décisions contradictoires) mais permet, paradoxalement, d’organiser et intensifier l’interface entre élus et techniciens. Les réunions à plusieurs permettent d’atténuer la relation hiérarchique qui peut bloquer le dialogue entre ces deux parties prenantes. Ces instances de pilotage sont donc des « éléments pivots, entre le niveau technique et

politique de l’action, ils contribuent à construire et affirmer des enjeux et des significations politiques globales, allant au-delà des actions singulières constituant le projet » (Idt, 2012).

Ce double pilotage politique et technique semble indispensable avec l’apparition de nouveaux enjeux tels que le développement durable et la participation citoyenne. Ces nouvelles situations « d'expérimentations » génèrent la nécessité de revoir la conduite des projets urbains, la façon de définir les solutions pour intégrer de nouveaux acteurs comme les habitants, tenir des ambitions dans la durée pour maintenir la mobilisation citoyenne, sécuriser les processus de décision. Cet enjeu de double pilotage a été constaté lors de l'évaluation des premiers projets d'écoquartiers français : marqués par le sceau de l'expérimentation, ils ont souvent mobilisé davantage qu'habituellement, et dans un pilotage conjoint, élus et techniciens (Zetlaoui-Léger et al., 2014).

Une littérature récente s’est développée autour de la posture spécifique du Directeur Général des Services techniques (DGS) avec des typologies établies à l’échelle communale et intercommunale. À l’échelle municipale de petites et moyennes villes, Laurence Durat et Loïc Brémaud (2014) dégagent ainsi cinq trajectoires des DGS :

- Les « programmés », anciens adjoints et ingénieurs.

- Les « parachutistes » qui se retrouvent DGS dès leur premier poste. - Les « précoces » qui accèdent aux fonctions en moins de 5 ans de carrière.

- Les « alpinistes » pour lesquels au contraire l’accès aux fonctions de DGS est le fruit d’une carrière longue.

- Enfin les « gradés-graduels » qui sont DGS après plusieurs postes de cadres.

À l’échelle intercommunautaire, David Guéranger (2016) met en évidence trois types de DGS communautaires :

- Le missionnaire : plutôt jeune, féminin, entre 30 et 40 ans, disposant de diplômes du supérieur qui attestent d’une formation initiale de haut niveau (bac +5, parfois plus), Il conçoit sa mission de DGS comme la mise en œuvre, dans un territoire et dans une institution particulière, de savoirs et de bonnes pratiques à caractère universel.

Le missionnaire envisage plutôt son rapport avec les élus (et en particulier les maires) sous l’angle de la formation, de l’éducation. Il s’agit en quelque sorte de leur apporter les moyens, par des arguments techniques, de prendre les bonnes décisions. Son rôle est « d’éclairer la décision », par l’instruction technique des dossiers mais aussi par l’instruction des élus.

- Le notable : DGS plus proche de la retraite, entre 50 et 60 ans, moins diplômé, plutôt masculin. Il a intégré une collectivité locale par le biais d’opportunités offertes localement, avec une carrière qui s’est développé sur un même espace géographique : il conçoit sa mission en référence à la connaissance singulière qu’il a de l’institution intercommunale qu’il dirige, « sa légitimité est adossée à

une position sociale importante dans un territoire singulier, incarné par l’EPCI et son territoire spécifique »

(Guéranger, 2016, p. 104).Vis-à-vis des maires et des élus, le notable insiste sur les moyens pour créer une cohésion au sein du groupe en multipliant les dispositifs de sociabilité tels que la pause- café, les déjeuners ou conversations informelles.

- Le commissaire : moins jeune que le missionnaire mais plus jeune que le notable, entre 40 et 50 ans, souvent diplômé d’un troisième cycle. Sa mobilité professionnelle l’a conduit à occuper des postes très différents, y compris dans le privé. « C’est aussi un compagnon de route d’un élu important

(souvent cumulard) ou d’un parti politique, à qui il doit en partie sa nomination au poste de DGS. Il conçoit ainsi sa légitimité en référence à des qualités personnelles, aux singularités de sa trajectoire, en insistant sur l’expérience plutôt que sur les diplômes et les savoirs, en présentant par exemple l’expérience acquise dans le privé comme une force » (Guéranger, 2016, p. 105). Dans sa relation avec les élus, le commissaire apparaît plus proche

du président, auquel il a tendance à déléguer les tâches de négociation, faute aussi de pouvoir négocier lui-même, puisqu’il se conçoit et apparaît aux yeux des maires comme directement lié au chef de l’exécutif. Par conséquent, il oriente sa mission en cherchant à créer les conditions pour que les décisions et les négociations puissent être prises dans les meilleurs délais, sans qu’aucun élu ne les empêche.

L’élu local maître d’ouvrage doit donc être appréhendé dans sa relation avec les techniciens avec toute sa complexité, car les sphères technique et politique constitutives de la maîtrise d’ouvrage sont profondément imbriquées. Lorsque l’élu fait appel à des opérateurs externes pour mener ou contribuer au projet urbain, il doit mobiliser et répondre au code des marchés publics.

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