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1 Le projet urbain, entre approche typo-morphologique, socio-politique et urbanistique : quelle place

1.3 L’approche socio-politique du projet urbain

L'approche socio-politique du projet urbain repose tout d’abord sur une analyse des modes de production issus de l’économie capitaliste (Reigner, 2013) mais aussi sur celle des relations de pouvoir entre les élus locaux et l’État, avec pour arrière-plan, la décentralisation des compétences.

Dès les années 70, le philosophe Henri Lefebvre (1974) et le géographe britannique David Harvey appréhendent le rôle que tient l’espace dans le développement du capitalisme. Ils dénoncent son instrumentalisation comme un outil puissant au service de ce mode de production. Le « domaine de la lutte » ne serait plus seulement l’usine mais serait plus largement la ville : l’espace public devient politique comme participant également à une exploitation des travailleurs dans leur vie quotidienne. Très critique vis-à-vis de la planification urbaine française des années 70, Henri Lefebvre défend un « droit à la ville » face à l’utilisation « de l’espace comme un instrument par les classes dominantes ». Dans la continuité de ces travaux, à une époque d’essor de la planification urbaine, la rénovation urbaine de Paris est analysée comme « armes économiques et

politiques employées par les pouvoirs publics pour entretenir ou reproduire les divisions et les inégalités sociales » (Reigner,

2013, p. 7). Alors qu’Henri Lefebvre défend la gestion de la quotidienneté comme la possibilité « d’une prise

citoyenne pour dénoncer les contradictions du capitalisme », Manuel Castells (1969) dénonce la planification urbaine

où les politiques dites du « cadre de vie » ne sont « qu’une vaste entreprise de mystification ». Or en formulant son concept de « droit à la ville », Lefebvre (1968) se réfère à une réappropriation des processus de décision et des outils de production de la ville par ses habitants. Le principe de participation de chaque citoyen au devenir de la ville qu'il défend ainsi, devait contribuer à réduire les inégalités, à limiter les formes de ségrégation et à favoriser l’éclosion d’une ville plus inclusive et démocratique. Or cette idée d’une production urbaine à laquelle contribueraient activement les habitants reste particulièrement absente des débats scientifiques et techniques sur l'urbanisme en France durant les deux décennies qui suivront52 ; l'aménagement urbain y est essentiellement appréhendé à travers la dualité « État versus Local » et les compétitions politiques et économiques qui en découlent.

Dans le prolongement des lois de décentralisation de 1983 et 1984, la notion de « projet urbain » se répand dans le vocabulaire de l'aménagement tandis que les collectivités se voient attribuées une plus grande autonomie dans l'élaboration de leurs documents d'urbanisme et le montage des opérations. Elles actent le passage d’une politique d’aménagement centralisée, fortement initiée et contrôlée par les services de l'État, à une urbanisation définie et portée par les acteurs locaux. Certains chercheurs comme Guillaume Protière (2008) affirment cependant que le pouvoir local n’existe pas. Au mieux, le local est un le lieu de « concessions

secondaires » et serait le résultat d’une régulation nationale entre l’État central et les classes dominées53. Les recherches ayant une approche socio-politique du projet urbain partagent le constat d’une évolution du rôle des villes et de l’espace urbain. D’une fonction de foyers industriels au service d'une croissance définie par l'État central, elles sont devenues progressivement des centres de consommation, de connexion, de flux de capitaux et d’informations. Cette transition « postfordiste » (Reigner, 2013, p. 10) fait de la ville un lieu

52 La place de l'habitant dans la fabrication urbaine est un peu abordée dans le domaine particulier de l'émergence de la Politique de la Ville, mais avec une connotation surtout sociale et liée à la gestion locative, qui aborde assez peu les aspects les plus opérationnels de l'aménagement.

53 Cette thèse d’un local dominé par le centre rejoint les recherches centrées sur les logiques d’action des élus locaux (Reigner, 2013). Les travaux de sociologie politique qui s’intéressent au local à travers le prisme de la compétition politique mettent en évidence l’influence politique opérée par les élus locaux (Gaxie, 1978 ; Mabileau, 1991 ; Mény, 1992) : ils s’intéresseraient moins aux intérêt de leurs électeurs qu’à leur souhait d’être réélu. Aujourd’hui les recherches à l’échelon intercommunal poursuivent cette approche : « au pire une coquille vide uniquement alimentée par des effets d’aubaines, au mieux un niveau de gouvernement inabouti, inachevé et non autonome » (Reigner, 2013, p. 9).

stratégique de production de la plus-value, des espaces de création de valeur foncière et immobilière, un lieu de compétition interurbaine. On observe aussi cette évolution des politiques urbaines de manière très prononcée aux États-Unis et en Grande-Bretagne, sous les gouvernements respectivement de Ronald Reagan et Margaret Thatcher : il s’agit de réduire le soutien de l'État aux villes en les incitant à s'engager dans des logiques d'attractivité et de compétition entre les territoires pour stopper la crise industrielle. Certaines se mettent alors à « l’entrepreneurialisme » (Harvey, 1989) avec pour objectif principal d'accueillir des groupes sociaux dotés de ressources significatives pour contribuer à leur rayonnement urbain. L'augmentation de la valeur marchande de certains territoires, se traduit spatialement par des inégalités sociales particulièrement marquées. Le projet urbain se retrouve progressivement au cœur de ces logiques de compétitivité, mobilisant acteurs institutionnels et grands investisseurs publics ou privés, notamment pour des opérations de friches dans des quartiers centraux ou péricentraux afin de requalifier la ville et de créer de la valeur foncière (Pinson, 2009).

Cette approche économique se complète par une approche plus sociopolitique de la production urbaine qui essaye de comprendre par qui et comment le projet urbain est mené. Ainsi, ces travaux s'appuient plus volontiers sur les apports de la sociologie des organisations (Grémion, 1976 ; Préteceille et Briquet, 1989 ; Worms, 1966) que sur les théories marxistes structuralistes des années 60 - 70 auxquelles ils reprochent d’avoir « sous-estimé les « bruits de fond » produits par le local » (Reigner, 2013, p. 19). Au-delà d’une simple opposition centre-périphérie, national-local, certains de ces travaux mettent en évidence les relations complexes qui s’établissent entre les grands opérateurs des projets. Les travaux marxistes sont considérés comme particulièrement déterministes dans leur manière d’appréhender un processus, alors que ceux issus de la sociologie des organisations envisagent le local et ses acteurs comme un espace qui ne peut se dégager du centre que grâce à un accès privilégié à celui-ci, par le cumul des mandats locaux et nationaux. Mais dans ces réflexions, les stratégies des élus et les compétitions politiques dans les projets urbains ont été particulièrement renseignées au détriment de leur relation à la société civile de ces territoires : « a été négligée

durablement l’analyse de la structuration interne du pouvoir local comme espace de compromis social avec la société locale. Ces cadres d’analyse ont perduré dans une sociologie politique, de la structuration des fiefs et de l’éligibilité des élus locaux »

(Reigner, 2013, p. 20). L’évolution du capitalisme avec la transformation de systèmes productifs, la décentralisation et l’intercommunalité, le « desserrement du verrou de l’État » (Le Galès, 1999) contribuent au développement des villes au-delà de simples logiques de compétitivité. Cette attention pour les élites s’appuie sur les travaux de Clarence Stone (1987) qui, dès les années 80, souligne les limites des approches centrées sur le « qui gouverne » pour comprendre les finalités de l’action publique. Ils s’intéressent, dans le contexte de l’Amérique reaganienne, aux coalitions gouvernantes qui incluent les autorités locales élues mais aussi les hommes d’affaires et les représentants du mouvement associatif pour l’orientation des politiques publiques urbaines.

C’est dans cette perspective que se développent les travaux sur la « gouvernance urbaine »54 fondés sur l'idée de « retour des villes européennes » (Kazepov, 2005 ; Le Gales, 2003). Ls systèmes de gouvernance doivent laisser une place importante aux réseaux horizontaux que l’on peut observer entre les acteurs locaux (Pinson, 2009). Cette approche se focalise principalement sur des exemples de projet urbains dans des grandes villes telles que Bilbao, San Sebastian (Chadoin, Godier et Tapie, 2000) ; Marseille Nantes, Venise, Turin, Manchester (Pinson, 2006) ; ou Toulouse (Estèbe et Jaillet, 1999). Sont mis en évidence, la perte d'autorité de l’État sur les modalités de transformation des territoires, l’éclatement institutionnel et administratif du pouvoir d'aménager et de construire ; le processus de fragmentation des sociétés accompagnant une diversification des modes de vie, des intérêts et des aspirations mènent à la substitution d’un « gouvernement des territoires » à une « gouvernance urbaine » qui suggère un pouvoir partagé entre une pluralité d’acteurs publics, privés et associatifs (Arab, 2004 ; Thomas, 2002). Le projet urbain apparait ainsi comme « l’occasion

de la constitution de système d’acteurs (publics ou privés stabilisés), capables de doter la ville d’une capacité d’action déployée dans une pluralité de secteurs » (Pinson, 2000, p. 133).

L’approche du projet urbain par la gouvernance met donc en évidence la façon dont le projet urbain est gouverné et permet de gouverner. Elle souligne l’aspect politique du projet urbain et décrit ses relations entre l’élu et des parties prenantes, sans toutefois mentionner l’habitant comme en faisant partie. Une troisième catégorie d’approche des recherches sur le projet urbain, appréhende le projet sous un angle davantage opérationnel en s’intéressant à son ingénierie.

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