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L’entreprise collective de revitalisation, une entreprise d’économie

2. ENTREPRISES COLLECTIVES DE REVITALISATION TERRITORIALE ET « NOUVELLE

2.3. L’entreprise collective de revitalisation, une entreprise d’économie

Le discours sur l’économie sociale partage des origines communes avec le discours sur l’économie politique. Cette cohabitation témoigne des tensions qu’ont relevées les penseurs de la modernité dans la façon de décrire les pratiques économiques.

D’une part, ils étaient confrontés dès le 16e siècle au dépassement du cadre domestique de l’économie. L’économie ne pouvait pas être uniquement pensée à l’échelle de la maison ou du domaine, en d’autres mots du « labeur mis en scène autour d’un lieu ou d’une unité d’habitation». Elle devait être pensée en dehors de la scène domestique car des groupements importants d’activités économiques étaient mis en forme à l’extérieur de cet espace par des groupes d’individus, mais surtout par l’autorité publique. L’économie devait donc tenir compte de la colonisation du champ économique par l’acteur public, par l’État moderne en gestation.

D’autre part, ces mêmes penseurs étaient aussi confrontés à une autre réalité : la reconfiguration des formes collectives de solidarité dans le domaine de l’économie. Des unités de production s’organisent sur des bases qui ne sont ni privées, ni publiques, mais collectives. Ce sont les premières coopératives pré-modernes décrites par Plockboy.

Dans la présente section, nous reprenons des éléments du discours actuel sur l’économie sociale pour décrire l’environnement idéologique à partir duquel sont décrites les particularités et les spécificités de l’économie sociale.

2.3.1. Entreprendre autrement

Les conditions d’apparition d’entreprises de l’économie sociale et les modalités de leur structuration et de leur fonctionnement témoignent d’une spécificité qui a amené les observateurs à construire un discours distinct pour qualifier cette économie.

Conçue à travers des espaces publics ou mixtes (public-privé), organisée en réseaux de proximité, l’entreprise sociale tient finalement autant du marché que de l’engagement collectif de ses acteurs. Son action s’appuie sur les réseaux et les relations sociales issues de la vie locale; sa dimension entrepreneuriale tient au fait qu’elle est initiée par des entrepreneurs qui prennent des risques; sa dimension économique et financière a pour assise sa capacité à intégrer des ressources monétaires ou non monétaires, des produits marchands ou des produits non-marchands.

Pour entreprendre autrement, l’entreprise sociale propose un processus unifié de démarches : initiatives et actions collectives, outils de synergie, animation en réseaux, échanges, pluridisciplinarité, utilisation des technologies de pointe, notamment celles de communication, le tout ciblant les décloisonnements professionnel, sectoriel, urbain et social.

L’entreprise sociale semble fédérer de nombreuses formes de contournement de l’entreprise libérale ayant pris forme au cours de ces deux dernières décennies. On la retrouve dans le champ des services de proximité, celui du développement local (Technopôle Angus de Montréal), de la culture de proximité (Cirque du Soleil à Montréal ou La Belle de Mai à Marseille) ou du commerce équitable, des réseaux nationaux ou régionaux, de structures d´appui ou ONG, de la recherche-développement.

Le maillage effectué par l’économie sociale prend de plus en plus forme. Son fondement est de faire le lien entre emploi, lien social, citoyenneté, solidarité et participation.

Ces initiatives ont en commun de s´inscrire dans des démarches collectives et participatives, ancrées sur un territoire, pour prendre en charge des questions non résolues par le marché ou l´État. Il s´agit de promouvoir d´autres manières de créer et de distribuer des richesses, manières ne relevant ni d´une logique commerciale, ni d´une logique administrative. En somme, on y retrouve fédérées les préoccupations mises de l’avant par les théories de l’économie solidaire et du développement durable. L’entreprise sociale se présente comme une autre façon de travailler et de créer face à la traditionnelle alternative marché/assistanat. Elle cherche à éviter l’écueil qui a conduit à l’échec des dispositifs d’aide mis en place par l’État, et qui consistait à concevoir des activités non pas en fonction des usagers mais des personnes à insérer. Aussi, bien que le discours de ses initiateurs insiste sur les thématiques de création d’emploi et d’aide à l’insertion, l’entreprise sociale s’insère dans une logique entrepreneuriale. L’entreprise sociale se présente donc comme un des dispositifs des nouveaux modes de régulation issus de la crise de l’économie standardisée.

En fait, l’économie sociale a toujours entretenu un rapport de complémentarité avec l’économie libérale. D’ailleurs, l’entreprise sociale semble être liée au phénomène de la décentralisation de la vie économique et politique. Partout, ce sont des initiatives locales, souvent individuelles, appuyées par des autorités locales, qui sont à l’origine des projets. À l’inverse de l’entreprise publique qui était historiquement liée à l’État central, l’entreprise sociale est liée à des initiatives et à des soutiens locaux.

N’appartenant ni à la catégorie de l’économie publique, ni à celle de l’économie libérale, l’entreprise collective de revitalisation appartient à l’économie sociale au plein sens du terme, c’est-à-dire, une économie initiée par des acteurs sociaux et s’adressant aux « besoins du marché » mais aussi aux « besoins des citoyens ». De ce fait, l’entreprise sociale tient à la fois des traditions de solidarité et d’entraide, de pratiques innovantes et de modes d’articulation nouveaux entre le politique, l’économique et le culturel. Elle fait le pari d’une synergie entre l’économique et le social, d’une « réciprocité » entre les deux ordres (Polanyi, 1983). Une des caractéristiques majeures de l’entreprise sociale est d’être le produit d’une aventure collective, et non le résultat d’une initiative individuelle ou d’une politique institutionnelle puisant dans des théories abstraites. Leur démarche vise non pas la création d’emploi, comme ce fut le cas de l’économie institutionnelle, mais la satisfaction de besoins réels.

2.3.2. Une organisation en réseau

Les démarches sectorielles, chères aux promoteurs étatiques, se trouvent dépassées par une approche qui fédère toutes sortes d’interventions. Ce qui conduit à des remises en cause des approches

organisationnelles sur lesquelles repose l’action des pouvoirs publics. L’État est implicitement mais concrètement appelé à une refondation de ses modalités de fonctionnement et d’organisation. C’est pourquoi, l’entreprise sociale affiche parfois des ambitions qui touchent aux fondements de l’économie classique, telle La Friche de Mai qui prévoit de développer un projet urbain fondé sur la culture, unique en Europe. Certaines grandes entreprises, comme les « Charbonnages de France » profondément enracinées dans leurs terroirs, n’ont pas abandonné leurs sites traditionnels, investissant dans leur réaménagement et leur reconversion. Sofirem, société financière pour favoriser l’industrialisation des régions minières, est une filiale créée à cet effet. L’entreprise sociale investit dans des espaces, conciliant les intérêts privés et publics, à la rencontre de l’économique et du social. Elle s’enracine toujours dans un territoire donné et cible une population donnée. Elle cible la création et l’entretien d’un milieu. Paysages et milieux constituent son environnement naturel et social.

L’entrecroisement d’activités différentes, mais complémentaires, fait de ces entreprises des espaces de synergies, de convivialité, de création collective et, en fin de compte, de développement global (La Friche). L’entreprise sociale a ceci de particulier de ne pas œuvrer dans la solitude et dans le secret qu’impose la compétitivité. Bien au contraire, elles sont souvent, voire toujours, un regroupement d’entreprises de nature, d’origine et d’appartenance très diverse, mais guidées par un même objectif : investir dans la réhabilitation de territoires et de ressources humaines marginalisés et recourir à de nouveaux types de partenariats et d’entrepreneuriats, à de nouveaux schémas d’organisation et de communication. Bref, l’entreprise sociale apparaît tout à la fois comme un projet collectif et un projet global qui va bien au-delà des intérêts étroits qui animent l’entreprise libérale.

À cet égard, la jonction que l’on voit poindre entre création et entrepreneuriat, comme à travers le cas de la Friche, est révélatrice de cette volonté de rompre les cloisons entre des fonctions jusqu’alors tenues comme incompatibles.

2.3.3. Les difficultés de l’entreprise collective de revitalisation

L’entreprise collective de revitalisation, comme entreprise d’économie sociale, rencontre sur son chemin des difficultés de plusieurs ordres : juridique, culturel, bureaucratique ou économique.

La première difficulté vient de la nature même des relations que les entreprises collectives de revitalisation entretiennent avec les pouvoirs publics locaux. La méfiance de ces derniers lors du lancement du projet est ainsi citée en premier lieu par les animateurs de l’entreprise collective de revitalisation. Non habitués à entreprendre lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes les initiateurs du projet, les pouvoirs publics ont tendance à manquer de confiance envers les propositions qui leur sont faites ou à les juger insuffisamment mûres pour pouvoir être concrétisées.

Le caractère non conventionnel des projets de création ou d’expansion d’entreprises collectives, qui reposent sur des stratégies communautaires et non sectorielles, comme le veut la tradition, accentue la

méfiance et les préjugés des acteurs traditionnels du développement. Les promoteurs d’entreprises sociales doivent également faire face à des politiques locales et régionales changeantes et éphémères, avec des conséquences perturbatrices pour toute démarche s’inscrivant dans le long terme. Ils doivent souvent fournir un surcroît d’efforts pour convaincre les communautés locales et industrielles des bénéfices de leurs démarches.

Des malentendus peuvent aussi naître de la rigidité des programmes gouvernementaux qui ne partent pas des besoins réels de la population. Tout cela entraîne un manque de compréhension et de soutien envers les projets proposés et des difficultés d’accéder aux sources de financement, et cela malgré l’existence de fonds mobilisables dans ce cadre.

Les projets soulèvent souvent des problèmes d’ordre juridique, liés au droit de propriété, à la cession de propriété, à la location. Plusieurs acteurs interviennent à ce niveau : les anciens propriétaires, les pouvoirs publics locaux, les locataires éventuels. Ces problèmes obligent souvent à recourir à la participation des propriétaires ou à la mise en place de coopératives d’activité. Ainsi, pour avoir accès aux aides de la Région Wallonne (conditionnant elles-mêmes celles de l’Europe) en matière de réhabilitation de sites, ASBL Monceaux-FontaiNES (Belgique) a dû introduire une demande par le biais d’un organisme public ayant un droit réel sur le terrain, c’est-à-dire être propriétaire ou emphytéote. Il a fallu une étude fouillée effectuée par l’Université de Liège pour résoudre ce problème et qu’un mécanisme juridique soit mis en place.

La deuxième difficulté est d’ordre culturel et comportemental. Elle constitue un frein non négligeable aux ambitions de l’entreprise sociale. Les animateurs et promoteurs citent volontiers la difficulté de convaincre des acteurs aux intérêts souvent divergents, de travailler autour d’un même objectif, comme celui de la revitalisation économique et sociale d’un territoire. Implanter une culture et une pratique de concertation chez des acteurs socio-économiques venant d’horizons divers, s’avère une tâche ardue et complexe, surtout lorsqu’il s’agit d’un projet qui refuse de mobiliser autour du seul profit financier, mettant en avant les bénéfices sociaux, culturels et environnementaux.

La troisième difficulté vient de son image de marque ou plutôt de celle que lui impriment les sites et leur situation géographique. Ainsi, les sites des anciennes industries lourdes, souvent trop éloignés des centres urbains, s’avèrent peu attractifs et n’attirent que difficilement les entreprises innovantes. Excentrées par rapport aux grands marchés de la consommation, principal facteur de localisation des entreprises, ces zones sont également délaissées par les investisseurs. À cela vient s’ajouter la faiblesse des infrastructures de communication et de transport qui ne jouent pas en faveur de la création d’entreprises.

Mais la plus grosse source de difficulté pour l’entreprise collective de revitalisation réside dans le fait qu’il lui est appliqué les mêmes critères de performances économiques qu’à l’entreprise privée, notamment celui du rapport qualité prix. Il lui est ainsi difficile de se conformer à ce principe alors qu’elle n’a ni les mêmes charges sociales ni surtout les mêmes responsabilités environnementales. Comparée à l’entreprise privée, elle doit faire face à plus de dépenses liées à la préservation de son milieu social et environnemental si elle veut rester fidèle à sa mission première, qui est le

développement durable (un emploi durable et un environnement qui ne se dégrade pas). L’entreprise collective de revitalisation doit s’imposer dans un milieu dont les normes de succès ne sont pas les siennes.

Ainsi, les coûts des bâtiments intégrant les exigences de protection de l’environnement, ceux de la formation permanente à consentir aux employés, ceux de la concertation, sont nécessairement plus élevés. De même qu’il n’est pas toujours facile d’attirer des investisseurs qui acceptent de tenir compte des contraintes d’un développement durable.

Une dernière difficulté consiste à résister à l’appel de l’environnement pour sauvegarder la spécificité d’un projet, menacé par ses propres succès. Ainsi, la dimension artistique du projet la Friche Belle de Mai (Marseille) risque de pâtir de son succès. Devenue un véritable pôle culturel, la distribution de produits artistiques risque de l’emporter sur sa fonction première, qui est la créativité et retomber dans les travers d’une entreprise commerciale standard. Devenue, grâce à son succès auprès du public et des représentants locaux et régionaux, un élément central du mégaprojet Euroméditerranée, la Friche risque de perdre son identité fondatrice, celle d’être avant tout un lieu d’initiation et de création artistique.

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