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Définitions et concepts

2.1.1 L’innovation par rapport à des concepts proches Nous verrons au cours de cette section dans quelle mesure l’innovation se Nous verrons au cours de cette section dans quelle mesure l’innovation se

2.1.1.1 Changement et évolution économique

L’innovation se distingue tout d’abord du simple « changement », en ce qu’elle implique l’idée de nouveauté. Contrairement à une innovation, un changement peut signifier un retour à une situation antérieure, ou encore le passage à une situation déjà existante mais différente de celle en vigueur. De plus, le terme « changement » n’est porteur d’aucune valeur normative, or le terme « innovation » est porteur d’une notion d’amélioration de l’existant.

Tout comme le terme « changement », la notion d’« évolution » n’est pas plus por-teuse d’une quelconque valeur normative, ni même d’un caractère nécessairement

nouveau. Ainsi, dans ses écrits fondateurs, J. A. Schumpeter, pionnier de l’analyse

économique de l’innovation, définissait le terme « évolution économique »1 de la manière suivante :

« [l’évolution économique] est simplement (...) l’objet de l’histoire économique, portion de l’histoire universelle ; (...) » (Schumpeter, 1935, p.83)

Schumpeter ayant pris le soin de définir au préalable le terme « économique » en précisant que :

« les faits économiques [sont] les résultats de l’activité économique. (...) cette dernière [se définit] comme l’activité qui a pour fin l’acquisi-tion de biens (...), par échange ou par producl’acquisi-tion (...) » (Schumpeter, 1935, pp.1-2)

Schumpeter a donc une vision neutre de l’évolution économique. Il ne la présente pas comme correspondant à une amélioration de la situation économique. Il voit simplement celle-ci comme l’ « objet de l’histoire économique », donc comme la succession des faits économiques relatifs à « l’acquisition de biens » et qui ne suivent pas nécessairement un chemin d’amélioration.

Cette définition de l’évolution est également celle retenue par les auteurs du cou-rant « évolutionniste » (Nelson et Winter, 1982) dont une des spécificités est de préconiser une analyse dynamique de l’économie, plutôt qu’une approche statique

1. Le terme allemand utilisé à l’origine par Schumpeter est « wirtschaftlichen Entwicklung ». Ce terme fut traduit en français en 1935 par J.-J. Anstett en « évolution économique », alors qu’en anglais, il avait été traduit en 1934 par Redvers Opie en « Economic Development ». La section 2.1.2 permettra de préciser ce que nous entendrons respectivement par « évolution économique » et par « développement économique ».

2.1. Innovation et capacité d’innovation

visant à atteindre un état d’équilibre (cf. section 5.2.2). Nous adopterons également cette position au cours de cette étude.

Notons par ailleurs qu’à propos de l’évolution, Schumpeter ajoute :

« Ainsi, par évolution [économique] nous comprendrons seulement ces modifications du circuit de la vie économique, que l’économie en-gendre elle-même, modifications seulement éventuelles de l’économie nationale "abandonnée à elle-même" et ne recevant pas d’impulsion ex-térieure. » (Schumpeter, 1935, p.89)

Cette remarque indique un point de divergence avec notre positionnement et avec l’objet de cette thèse, puisque celle-ci vise à rendre compte de l’impact des évolu-tions de la structure sociale d’une entité sur les évoluévolu-tions de sa situation écono-mique.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux travaux d’analyse économique se sont progressivement attachés à intégrer les déterminants des faits économiques en sortant du cadre restreint de « l’évolution économique » telle que décrite par Schumpeter. Parmi ces déterminants, citons notamment la structure sociale (Granovetter, 1973; Coleman, 1988; Putnam, 1995; Burt, 1992), dont il sera essentiellement question dans cette thèse.

Nous définirons donc l’évolution économique comme la succession des faits et des changements économiques – c’est à dire relatifs à l’activité d’acquisition de biens et services.

2.1.1.2 Créativité

Il convient par ailleurs de ne pas confondre la notion d’innovation avec celle de

créativité (Amabile, 1983; Amabile, Conti, Coon, Lazenby, et Herron, 1996;

Perry-Smith, 2006; Perry-Smith et Shalley, 2003; Shalley et Perry-Perry-Smith, 2001). T. Ama-bile indique qu’un produit ou une réponse est créative si elle revêt un caractère

nouveau ET qu’elle est jugée appropriée ou porteuse de valeur par des observateurs

compétents (c’est à dire des experts du domaine), dans l’accomplissement d’une tâche de type heuristique plutôt qu’algorithmique2 (Amabile, 1983).

2. Les tâches algorithmiques sont définies comme celles pour lesquelles le chemin permettant d’arriver à la solution est clairement connu dès le départ, tandis que les tâches heuristiques sont celles pour lesquelles un chemin clair et identifiable ne peut pas être identifié ex ante, où l’objectif lui-même n’est pas nécessairement identifié ex ante, et où une partie de la tâche consiste à l’identification du problème (Amabile, 1983)

Généralement appréhendée en tant qu’attribut individuel, la créativité peut donc se définir comme la capacité à « générer des idées, des produits, des procédés, ou

des solutions nouvelles et appropriées » (Perry-Smith, 2006, p.86 ; traduction de

l’auteur).

Dans cette optique, elle se distingue du concept d’innovation à trois niveaux. Pre-mièrement, l’innovation ne se limite pas à la génération des éléments cités puis-qu’elle comprend également leur adoption et leur diffusion (Perry-Smith, 2006). Deuxièmement, du fait des phénomènes d’adoption et de diffusion qu’elle sous-tend, l’innovation est généralement étudiée à l’échelle d’unités sociales, telles que des groupes de travail, des organisations ou des territoires, plutôt qu’à l’échelle individuelle. Troisièmement la créativité est une capacité à générer, de manière répétée au fil du temps, des éléments créatifs. Ainsi, en vue de préserver une ho-mogénéité de temporalité entre concepts au regard de l’évolution économique, le parallèle doit être établi, soit entre le concept d’innovation et celui d’idée /

pro-duit / procédé / solution créatifs, soit entre le concept de capacité d’innovation (cf.

section 2.1.3.3) et celui de créativité.

2.1.1.3 Invention

La différence entre invention et innovation recoupe en partie celle qui sépare cette dernière de la créativité. Le sociologue de l’innovation N. Alter rappelle dans un chapitre consacré à la distinction entre invention et innovation, que « L’Invention représente la conception de nouveautés d’ordres différents : biens, méthodes de production, débouchés, matières premières, structure de la firme ou technologies » tandis que « L’innovation représente la mise sur le marché et/ou l’intégration dans un milieu social de ces inventions. » Alter (2000, p.8). Suarez-Vila quant à lui, écrivait dès 1990 que :

« Bien qu’elle soit considérée depuis longtemps comme un détermi-nant essentiel du progrès socio-économique, l’invention a souvent été également considérée comme l’une des activités humaines les plus in-certaines. A toutes les périodes de l’Histoire, un nombre incalculable de découvertes ne sont pas parvenues à devenir des applications viables, tandis que quelques autres inventions fortuites ont généré des inno-vations à l’importance capital pour de nombreux domaines » (Suarez-Villa, 1990, p.290 ; traduction de l’auteur)

Ainsi, nous considèrerons que la distinction entre invention et innovation tient dans le fait qu’une innovation correspond à l’implémentation de l’invention dans

2.1. Innovation et capacité d’innovation

la sphère des activités économiques (ou plus simplement « sphère économique »)

et à sa diffusion dans la structure sociale.

Notons cependant qu’à la différence du concept de créativité, celui d’invention pro-cède du même type de temporalité que l’innovation : il s’agit d’un élément ponctuel de l’évolution économique. La capacité à générer des inventions de manière répétée au fil du temps est désignée quant à elle par le terme inventivité.

2.1.1.4 Apprentissage et connaissances nouvelles

La notion de connaissance (« knowledge » en anglais) est intimement liée à celle d’innovation dans la littérature des sciences économiques et de gestion. En effet, l’apprentissage et l’acquisition de connaissances nouvelles constituent des éléments essentiels des processus d’innovation (Nonaka, Toyama, et Nagata, 2000; Nonaka et Takeuchi, 1996; Hatchuel et Weil, 2002; Tsai, 2002; Romer, 1990; Cohen et Levinthal, 1990; Jaffe, Trajtenberg, et Henderson, 1993).

Les définitions associées à ces termes varient pourtant substantiellement en fonc-tion des auteurs. Dans le cadre de cette étude, la définifonc-tion du terme connaissance que nous mobiliserons sera celle proposée par Hatchuel et Weil (2002) dans le cadre de la théorie de la conception ou théorie C-K.

Cette théorie s’appuie sur la méthode de séparation et d’évaluation (SEP) imagi-née par H. Simon (1955) pour la formalisation de sa théorie de la décision. Les auteurs soulignent le fait que dans la méthode SEP, toutes les solutions admissibles à un problème de décision sont connues dès le départ, tandis que des propositions inédites émergent d’une action de conception. Autrement dit le processus de

sépa-ration de la méthode SEP, qui caractérise une décision, donne lieu à des partitions

restrictives (qui ne changent pas au fil du processus), tandis que pour une concep-tion, les partitions peuvent être expansives (elles donnent lieu à des solutions que l’on n’imaginait pas au départ). C’est cette différence fondamentale et l’importance de la prise en compte du caractère expansif des partitions qui va les conduire à introduire une distinction formelle entre la notion de « concept3 » et celle de « connaissance ». La notion de connaissance désigne aussi bien des connaissances scientifiques ou de culture générale, que des connaissances tirées de l’expérience, d’un ressenti sensoriel, d’un système de valeurs, de sentiments vécus, ou même des croyances. Comme l’expliquent les auteurs, l’espace des connaissances correspond en fait à l’espace de toutes les propositions qui ont un statut logique (« vraie » ou « fausse ») pour la personne qui les formule. Par opposition, la notion de « concept » concerne quant à elle toutes les propositions qui n’ont pas de statut

Figure 2.1 – Représentation schématique de la théorie C-K (source : Hatchuel et Weil, 2002)

logique, c’est-à-dire dont le statut logique est « indéterminé ».

Partant de là, les auteurs modélisent le processus de conception comme un mouve-ment de va-et-vient entre l’espace des concepts (espace « C ») et celui des

connais-sances (« K »), régi par 4 types d’opérateurs (cf. figure 2.1) :

• K->C : Création d’un concept à partir d’une ou plusieurs connaissances (dis-jonction)

• K->K : modification, transformation d’une connaissance (déduction) • C->C : modification, transformation d’un concept (partition)

• C->K : validation du statut logique d’un concept, par la science, par l’observa-tion ou autre (conjoncl’observa-tion)

Pour eux, toute conception résulte d’une combinaison de ces opérateurs, qui com-mence par une disjonction K->C et se termine par une conjonction C->K. La conjonction permet ainsi de faire émerger des connaissances nouvelles.

3. Le terme « concept » est entendu ici au sens que lui confèrent les ingénieurs, architectes ou designers, et non pas au sens commun du terme.

2.1. Innovation et capacité d’innovation

La dissociation des notions de « connaissance » et de « concept » permet par ailleurs de comprendre plusieurs choses4 :

• Ce qui est une « connaissance » pour certaines personnes peut n’être qu’un « concept » pour d’autres personnes.

• Tout « concept » n’est en réalité qu’une recombinaison de « connaissances » existantes et/ou de « concepts » existants.

• Un « concept » peut devenir une « connaissance », à partir du moment où il acquiert un statut logique.

• Une connaissance peut changer de statut logique ou être modifiée.

Dans l’optique de la théorie C-K, l’acquisition de connaissances nouvelles peut donc se faire soit par la validation d’un concept résultant d’une partition expan-sive de l’ensemble des connaissances disponibles (conjonction), soit par l’ajout à l’ensemble des connaissances disponibles, d’une partition restrictive de l’ensemble des connaissances existantes.

Dans ce sens, l’acquisition de connaissances nouvelles par le biais d’une conjonc-tion peut être assimilée à une invenconjonc-tion, telle que nous l’avons définie plus haut. L’acquisition de connaissances par ajout de connaissances déjà existantes relève quant à elle des mécanismes d’émission-réception, ou autrement dit, des méca-nismes d’apprentissage (Cohen et Levinthal, 1990; Nooteboom, Van Haverbeke, Duysters, Gilsing, et Van den Oord, 2007; Shalley et Perry-Smith, 2001). A cet égard, il convient de noter que le processus de réception de connaissances nou-velles est loin d’être automatique. Le fait qu’un individu (émetteur) communique une connaissance (nouvelle) à un autre individu (récepteur) et que celui-ci par-vienne à la recevoir pleinement, dépend en particulier de sa capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990).

Au final, retenons que dans la suite de cette étude, la notion d’invention, dont nous avons déjà précisé le statut par rapport à celle d’innovation, sera assimi-lée à une acquisition de connaissances nouvelles par la validation d’un concept

(conjonction). La notion d’apprentissage quant à elle, sera assimilée aux méca-nismes d’émission-réception de connaissances qui sont nécessaires à l’innovation.

2.1.1.5 Innovation

Les précisions que nous avons apportées au cours des sections précédentes laissent apparaitre en creux ce que désigne le terme innovation. Afin de compléter ces

4. Nous verrons notamment que cette approche de la notion de connaissance est particulière-ment utile pour définir la notion de culture. (cf. section 2.2)

éléments, apportons une précision quant aux types d’inventions / connaissances nouvelles, que nous faisons entrer dans le champ de l’innovation.

En effet, ces éléments varient selon les périodes et selon les auteurs. Ainsi, si Schum-peter comptait parmi eux les nouveautés en termes de produits, de procédés, de sources d’approvisionnement, de débouchés ou de mode de distribution (Schum-peter, 1934), l’OCDE, à travers la 2e version du Manuel d’Oslo, procède à une énumération sensiblement différente : se focalisant sur l’innovation technologique de produit et de procédé, elle définit celle-ci de la manière suivante : « On entend

par innovation technologique de produit la mise au point/commercialisation d’un produit plus performant dans le but de fournir au consommateur des services ob-jectivement nouveaux ou améliorés. Par innovation technologique de procédé, on entend la mise au point/adoption de méthodes de production ou de distribution nouvelles ou notablement améliorées. Elle peut faire intervenir des changements affectant – séparément ou simultanément – les matériels, les ressources humaines ou les méthodes de travail. »(OCDE, 1997)

Par la suite, la 3e version de ce même manuel fait encore évoluer cette définition pour l’adapter aux évolutions de l’économie et de la compréhension des processus d’innovation. L’innovation y est définie comme « la mise en œuvre — la

com-mercialisation ou l’implantation — par une entreprise, et pour la première fois, d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé (de production) nouveau ou sensi-blement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques d’une entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations avec l’extérieur » (OCDE, 2005).

Nous appuyant sur la liste d’éléments énumérés par cette définition, tout en tenant compte de certaines spécificités de notre approche, nous proposons donc que

l’innovation correspond à la génération, l’implémentation dans la sphère des activités économiques, et la diffusion dans le milieu social, de connaissances5 nouvelles relatives à un produit (bien ou service), un procédé de production, un mode de distribution (commercialisation ou autre), ou une forme d’organisation, permettant une amélioration de la situation économique.

Soulignons, d’une part, que notre définition ne concerne pas uniquement les entre-prises, et en conséquence, que nous retiendrons le terme « mode de distribution » plutôt celui de « mode de commercialisation », afin de tenir compte du fait que certaines organisations mettent en œuvre des innovations, sans pour autant avoir d’activité commerciale (organismes publics, associations, etc.).

2.1. Innovation et capacité d’innovation

Un deuxième point mérite une attention toute particulière : l’expression « amé-lioration de la situation économique ». Elle induit en effet deux questions fonda-mentales : qu’est ce qui constitue une amélioration de la situation économique ? et comment peut-on l’évaluer ? Nous abordons ces questions dans la section 2.1.2.