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Chapitre 7 Comprendre les résistances en CHSLD : entre contexte et identité

7.3 Les résistances : bien comprises des intervenants?

7.3.5 Zones de lumière et zones d’ombre

Avec ce retour sur les quatre pistes d’explication fournies par les répondants quant aux raisons pour lesquelles les résidents résistent, on est face à un constat mitigé. D’une part, les intervenants ont nommé des dimensions explicatives qui prennent, dans une certaine mesure, compte du contexte de vie (relations avec le personnel, difficile cohabitation entre résidents, attente prolongée) et de ce que les résidents ont été au cours de leur vie (préférences, recherche d’autonomie, fierté). D’autre part, plusieurs autres avenues ne sont pas explorées (contexte organisationnel, mise en dépendance), et on considère également des pistes d’explication, comme la maladie ou le mauvais caractère, qui renvoient les résistances à une simple question biologique ou de tempérament, et donc à des comportements indésirables. Pour Gubrium (1975), qualifier de problématiques les résidents dont le comportement ne respecte pas les normes mène à situer le problème au niveau individuel et non pas par rapport à la situation. En ce sens, cette tendance à appréhender les résistances comme pathologiques leur fait perdre leur côté subversif et leur force (McLean, 2007; Mallon, 2004). Ainsi, quand les intervenants tiennent des propos qui délégitimisent les résistances, ils enlèvent aux résidents leur rôle de sujet, d’individus qui agissent. Par ailleurs, même lorsque les répondants indiquent pouvoir comprendre jusqu’à un certain point les raisons pour lesquelles les résidents résistent, ils voient toujours les comportements résistants comme une réponse inadéquate. Or, bien que le recours aux résistances soit décrié, il n’en demeure pas moins que dans plusieurs situations, le comportement résistant a mené à ce que la situation jugée inacceptable par les résidents cesse. Il suffit de penser aux propositions d’aide que l’on retire après s’être fait interpeller par des résidents mécontents, ou aux soins que l’on choisit de donner plus tard.

La façon d’appréhender les comportements résistants renvoie notamment au degré de connaissance des résidents. Comme on l’a vu avec l’exemple de Françoise la bénévole et de son oncle qui résistait à se faire raser parce qu’il ressentait de la douleur, lorsqu’une personne connait bien un résident, il est plus facile de rationaliser son comportement, de l’expliquer et de le justifier. On ne condamne plus le comportement, puisque l’on comprend que la personne, étant donné sa situation, puisse agir d’une façon moins conforme aux normes. Étant donné que les employés de soin ne peuvent compter que sur quelques outils (Histoires de vie, témoignages de proches, courtes discussions en donnant les soins) pour bien connaitre les

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résidents, il s’avère difficile pour eux de jauger des réactions des résidents en les replaçant dans le parcours de vie de ceux-ci. Il s’agit dès lors d’une lacune importante pour arriver à saisir la complexité des résistances.

Dans un autre ordre d’idées, Charpentier (2007) indique que les employés oublient parfois qu’ils détiennent un pouvoir réel et symbolique sur les résidents, et donc ils ont du mal à voir les résistances comme faisant partie de ce jeu de pouvoir. Il est certainement possible de lier cela avec une difficulté pour les répondants à mettre directement en faute l’organisation des centres d’hébergement et leur inadéquation avec le parcours de vie des résidents. En effet, quand on a choisi comme membre de famille de confier son proche à ce type d’institution; quand on est un employé qui s’épuise à répondre du mieux qu’il peut aux besoins des résidents; quand on est un bénévole qui se donne comme mission de rendre la vie plus facile aux résidents au sein du centre d’hébergement, il est ardu de reconnaitre que ce que l’on fait n’est pas assez pour les résidents, et que c’est là que l’on doit chercher les raisons des résistances. Néanmoins, on se rappelle que les travaux portant sur les résistances insistaient sur l’aspect interactionnel de celles-ci et sur l’importance de prendre en compte le contexte pour arriver à bien les saisir. Ainsi, lorsque les intervenants omettent de réfléchir au contexte entourant les résistances, même si cette omission est compréhensible étant donné les visées qu’ils poursuivent, c’est une vision tronquée des résistances qui émerge. La complexité des résistances demeure alors ignorée, ne permettant pas de réagir directement aux causes de celles-ci, limitant les interventions aux symptômes apparents.

De ce chapitre, l’on retient que l’utilisation de l’approche des parcours de vie et des principes de cette approche a permis d’identifier quatre pistes d’explication, articulées principalement autour du contexte de vie actuel des résidents et de leur vie passée, pour rendre compte de la présence de résistances en centre d’hébergement. À travers ces pistes d’explication, l’on a pu voir la façon dont elles s’imbriquent dans des situations de résistance et la complexité de celles-ci. Finalement, l’on a pu constater que les intervenants en centre d’hébergement sont en mesure de prendre en compte ces pistes d’explication dans leur propre vision des résistances, mais que cette compréhension est limitée. Trois raisons sont alors avancées pour expliquer cette difficulté à accorder un poids, un sens et une légitimité aux résistances : la méconnaissance des résidents, l’absence de prise en compte des enjeux de pouvoir dans les

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relations soignants/résidents et l’accent mis sur les tâches à réaliser et la fonctionnalité de l’institution. Il en résulte ultimement que les résistances ne sont pas appréhendées dans toute la complexité de leurs significations.

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Conclusion

Cette recherche voulait explorer les centres d’hébergement en s’intéressant de plus près à l’expérience qu’en font les résidents et aux façons dont ceux-ci arrivent à faire valoir leur agentivité. En effet, dans un milieu où les contraintes se révèlent très prégnantes et s’étendent à tous les domaines de la vie, il apparaissait important de s’attarder aux réactions de ceux qui y vivent. C’est dans cette optique que la question des résistances s’est imposée. Plus précisément, je cherchais à voir comment des individus réputés fragiles, vulnérables et dépendants peuvent s’opposer au contrôle omniprésent dont ils sont l’objet. Dès lors, les questions de recherches suivantes ont guidé l’étude que je menais : Comment les résistances des résidents en CHSLD s’expriment-elles et sont-elles perçues? Qu’est-ce que l’approche des parcours de vie permet d’éclairer en ce qui a trait à ces résistances?

À travers des observations effectuées en tant que bénévole et une quinzaine d’entrevues menées avec des résidents, des membres de famille, des bénévoles et des employées, j’ai pu obtenir une vue générale des résistances qui prennent place en CHSLD. Avec ces données recueillies, je suis à même de proposer une réponse aux questions de recherche.

Dans un premier temps, la première question s’intéressait à la manière dont les résistances s’expriment en CHSLD. Comme il a été question, les résistances s’avèrent être multiples, puisqu’elles concernent les différentes facettes de la vie des résidents. Ainsi, les résidents résistent aux règles qui leur sont imposées, à leur présence en centre d’hébergement, au contrôle de leurs déplacements, aux soins qu’ils reçoivent, à l’attente qu’on leur impose, aux comportements désagréables des employés et des autres résidents, au partage d’information sur eux, à l’aide non sollicitée et à leur condition de personne vulnérable. Ces résistances peuvent s’exprimer de manière verbale, en se plaignant ou en refusant, et de manière physique en utilisant leur corps. Dès lors, l’on constate que bien que les résistances soient diverses, les manières de les rendre visibles sont limitées, notamment parce que les résidents sont en grande perte d’autonomie et parce que les centres d’hébergement laissent peu d’espace pour l’expression de comportements résistants.

Dans un second temps, l’on s’intéressait à la manière dont sont perçues les résistances. Cela a été étudié plus en détail en portant attention à ce qui est reconnu comme une résistance, au jugement qu’on y porte, aux raisons qui sont avancées pour expliquer les résistances et aux

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réactions face à ces résistances. Les intervenants en centre d’hébergement ont ainsi identifié les résistances comme des comportements perturbateurs, c’est-à-dire ne pas suivre les règles formelles ou informelles. Ces comportements résistants étaient alors perçus négativement, puisque troublant l’ordre organisationnel ou les efforts fournis pour rendre les résidents heureux. On jugeait d’ailleurs sévèrement les résidents qui résistent. Les résistances étaient appréhendées en ayant recours à diverses pistes d’explication, comme la maladie, les préférences et le caractère des résidents, les conditions de vie et le rapport à soi. Toutefois, ces explications s’avéraient limitées et l’on mentionnait peu le contexte dans lequel prenaient place les résistances, tout en limitant la capacité d’agir des résidents. Quant aux réactions, les intervenants peuvent tenter de s’adapter aux résidents, essayer de les persuader de coopérer à l’organisation, montrer leur mécontentement, sanctionner et simplement tolérer.

La seconde question de recherche permet de s’attarder un peu plus au sens que peuvent prendre les résistances pour les résidents qui décident d’y avoir recours. Ainsi, l’on se rend compte que le contexte de vie des résidents est d’abord une piste de réflexion intéressante. D’une part, l’organisation des centres d’hébergement mène à plusieurs contraintes et règles auxquelles les résidents peuvent vouloir s’opposer, et d’autre part les résidents font face à des employés et des résidents avec qui ils ne s’entendent pas toujours bien, menant également à des résistances. Une seconde piste d’explication intéressante pour rendre compte des résistances est de s’attarder à la vie passée des résidents et à leur identité. Puisque les résidents n’ont pas toujours vécu en centre d’hébergement et qu’il s’agit pour plusieurs d’une adaptation très difficile, l’on peut percevoir les résistances comme des tentatives pour continuer à vivre la vie que l’on veut, à choisir pour soi, à garder le contrôle. Cela signifie aussi pour les résidents résister à l’image que les intervenants leur renvoient, c’est-à-dire des personnes en perte d’autonomie qui ne sont plus en mesure de prendre soin d’elles-mêmes seules.

Ces pistes de réponses aux questions de recherche mettent donc en exergue le caractère particulier des CHSLD, tout en faisant écho plus globalement à la société québécoise et aux enjeux de vulnérabilité, de protection et d’autonomie. Cette recherche visait notamment à donner la parole aux premiers concernés des centres d’hébergement, soit les résidents. Bien que leur voix ait été entendue, il demeure important de continuer à s’intéresser à ce que les

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résidents pensent et à la façon dont ils voient leur milieu de vie. Ainsi, malgré les difficultés méthodologiques de les consulter, il serait pertinent de pousser plus loin l’investigation de ce qu’ils pensent. En ce sens, d’autres recherches s’intéressant à la façon dont les résidents perçoivent les centres d’hébergement, voire leurs suggestions pour les améliorer, s’avéreraient les bienvenues.

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