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Retour sur les principes de l’approche des parcours de vie

Chapitre 7 Comprendre les résistances en CHSLD : entre contexte et identité

7.1 Retour sur les principes de l’approche des parcours de vie

L’on se rappelle que l’approche des parcours de vie se veut une perspective d’étude qui permet de mettre en lumière les différentes dimensions de la vie sociale tout en liant les parcours individuels au contexte sociohistorique. Composée de quatre principes – la vie se déroule dans des milieux socialement construits; les vies sont interreliées; la vie se déroule dans le temps et les vies sont faites de multiples aspects intégrés – cette approche met l’accent sur le temps et les continuités et discontinuités qui caractérisent la vie des individus. Concernant le sujet qui nous intéresse ici, soit les résistances en centre d’hébergement, chacun des principes permet de mettre en lumière un aspect pertinent à prendre en compte, soit : 1) l’organisation des CHSLD; 2) les relations sociales; 3) la vie antérieure des résidents et 4) la présence d’identités multiples. Ces éléments explicatifs s’avèrent complémentaires; ils ne sont pas exclusifs les uns des autres, puisque les résistances s’expliquent et se comprennent dans l’agencement de chacun d’eux.

7.1.1 L’organisation des CHSLD

Les centres d’hébergement sont des milieux socialement construits, c’est-à-dire que leur existence et leur fonctionnement s’inscrivent dans une société et une époque. Ils sont d’ailleurs le produit du système social, politique et économique qui prévaut dans la société

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plus globalement (McLean, 2007). La façon dont ces lieux d’hébergement sont organisés teinte la vie des résidents de multiples manières. Si l’on reprend les différentes formes de résistances, l’on observe que celles-ci peuvent être comprises, dans une grande mesure, par la façon dont la vie est gérée en centre d’hébergement. En effet, de nombreuses règles, routines et directives provenant de diverses personnes et organisations (Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS), ministère de la Santé et des Services sociaux, familles, etc.) structurent le fonctionnement des CHSLD. Tout cela mène entre autres à ce que les résidents ne puissent pas se déplacer dans n’importe quel lieu ou quitter quand ils en ont envie; les soins doivent avoir lieu régulièrement et selon l’horaire de travail des employés; les employés sont en nombre restreint pour répondre aux besoins des résidents; les employés doivent partager des informations personnelles sur les résidents entre eux, etc. Goffman abordait d’ailleurs la question des horaires et des routines en jugeant qu’« imposer à l’individu un rythme de vie qu’il estime lui être totalement étranger » (1968 : 65) est une des formes de mortifications qui nuit à la conservation pour les résidents de l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes.

Il est ainsi possible de voir les résistances comme une réaction à cet univers normé qui n’a pas toujours été choisi par les résidents. Par exemple, lorsque Mme Defoy ou M. Lamoureux tentent de quitter Sainte-Marie, on peut voir ce geste comme une réaction à leur « enfermement » qui découle de mesures de sécurité mises en place au sein du centre d’hébergement afin que les résidents confus ne puissent pas quitter les lieux sans accompagnement. De la même façon, quand M. Pomerleau met ses mains sur les roues de son fauteuil roulant pour qu’on ne le sorte pas de l’ascenseur, il réagit à ce qu’il voit comme un contrôle de ses déplacements, ce qu’il a pu expérimenter dans d’autres situations. Il s’agit dès lors d’une action réactive orientée vers les règles de fonctionnement de l’établissement qui limitent fréquemment les déplacements des résidents dans l’optique de pouvoir facilement les retrouver et de pouvoir réaliser le travail efficacement. Cette prise en compte du contexte permet donc de mettre de l’avant les structures, modes de fonctionnement ou types d’organisation qui teintent la façon dont les résidents agissent et réagissent, et qui peuvent offrir des pistes d’explication pour saisir les raisons de résister des résidents.

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7.1.2 Les relations sociales

Les centres d’hébergement sont des lieux où évoluent un grand nombre d’individus. Puisque les vies sont liées, ce qui se produit dans la vie d’un individu peut avoir des répercussions dans celles des personnes qu’il côtoie. Cela concerne dans un premier temps les autres résidents. Ceux-ci peuvent avoir des comportements dérangeants causés par leurs maladies, leur caractère ou par des événements négatifs qu’ils vivent, ce qui vient interférer dans la vie des autres résidents de leur étage. En ce sens, lorsqu’il est question de la Résistance dans les

relations avec les autres résidents, l’on voit littéralement des résidents réagir face à la

présence des autres résidents. Par exemple, quand Mme Fadette indique vouloir faire une plainte concernant un résident qui frappe à sa porte pendant la nuit, cela apparait comme une réaction directement liée avec le comportement et la trajectoire de maladie du résident confus. La présence d’autres résidents influe également sur la dispensation des soins. Quand les résidents doivent attendre pour être levés ou pour aller aux toilettes, c’est souvent parce que le personnel est déjà occupé à répondre à d’autres résidents. Il en est de même lorsque plusieurs résidents sont malades et que tous les résidents de cet étage sont mis en quarantaine. Les vies liées concernent dans un deuxième temps les employés qui offrent les soins aux résidents. Les contraintes de temps qui leur sont imposées, comme on l’a vu, créent de la lassitude chez les soignants, ce qui peut mener à de l’impatience, de l’impolitesse et de l’indifférence envers les résidents (Loffeier, 2015). Dès lors, ces comportements, liés à la façon de gérer les contraintes par les employés, peuvent mener à des manifestations de résistance de la part des résidents. Par exemple, quand Mme Royer jette ses médicaments parce que l’infirmière auxiliaire ne s’adresse pas à elle poliment, on peut y voir l’expression de ce phénomène. La vie personnelle des employés est aussi susceptible de venir influencer la vie des résidents. Par exemple, quand un employé n’est pas en mesure de venir travailler et qu’il n’est pas remplacé, cela a un impact sur les soins que vont recevoir les résidents, notamment être levés à temps. Il peut dès lors y avoir des résistances des résidents, comme Mme Cyr qui refuse de manger ses repas pour montrer qu’elle s’oppose à ce qu’on la lève trop tard.

Il appert ainsi que les résidents, par les relations de dépendance qu’ils ont envers le personnel, et par la proximité physique avec les autres résidents, voient leur vie particulièrement et

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constamment influencée par celles des autres. Des situations désagréables peuvent survenir, de sorte que les résidents décident de montrer leur opposition en résistant.

Cette prise en compte du contexte, c’est-à-dire porter attention à l’organisation des centres d’hébergement et à l’effet des vies des autres sur les résidents, n’est néanmoins pas suffisante pour comprendre les résistances. En effet, si ce n’était que ces éléments qui étaient en jeu, tous les résidents résisteraient dans chaque situation, alors qu’on a pu voir que certains résidents tendent à réagir plus fortement que d’autres, et ce, mis dans des situations presque identiques. Les deux prochains principes de l’approche des parcours de vie permettront d’enrichir cette réflexion sur ce qui mène aux résistances en incluant des aspects plus individuels, soit la vie passée et l’identité.

7.1.3 La vie antérieure des résidents

Comme on l’a vu, entrer en centre d’hébergement constitue un changement important dans la vie des résidents. D’une part, la décision est rarement prise par les individus, ce qui est associé avec une dissolution du pouvoir des ainés et une perte de contrôle (Charpentier, 2007), et d’autre part, cette admission constitue une rupture marquée pour les nouveaux résidents. Ceux-ci font face à une série de deuils qui concernent notamment leur capacité à s’occuper d’eux-mêmes et la possibilité de vivre dans leur domicile, et ce, alors qu’ils doivent s’adapter à un mode de vie très différent de ce qu’ils ont connu et où il y a beaucoup plus de règles et de rigidité (Lagacé et coll., 2011; Cottet et Marion, 2011). Dès lors, l’identité des résidents et l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes peuvent être altérées. Goffman a abordé ce phénomène dans ses travaux sur les institutions totales. Il écrivait :

Le nouvel arrivant entre à l’établissement avec une représentation de lui-même qui lui est procurée par certaines dispositions permanentes de son environnement domestique. Dès l’admission, il est immédiatement dépouillé du soutien que lui assuraient ces conditions, en même temps que commence pour lui, selon les termes accrédités dans certaines de nos plus vieilles institutions totalitaires, une série d’humiliations, de dégradations, de mortifications et de profanations de sa personnalité » (1968 : 56).

Toujours lié à la question de l’identité, Goffman aborde la tendance des institutions à limiter les manifestations d’autonomie du reclus :

Les institutions totalitaires suspendent ou dénaturent ces actes mêmes dont la fonction dans la vie est d’affirmer, à ses propres yeux et à la face des autres, qu’il détient une certaine maitrise de son milieu, qu’il est une personne adulte douée d’indépendance, d’autonomie et de liberté d’action. S’il ne peut conserver cette sorte de libre arbitre

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propre au statut de l’adulte, ou qui du moins le symbolise, le reclus peut éprouver la terreur de se sentir irrémédiablement rétrogradé dans la hiérarchie des âges (1968 : 87).

C’est à l’aune de cette réflexion que l’on peut saisir les résistances à l’aide, puisque l’aide offerte tend parfois à nier une part de l’autonomie des résidents, à limiter ce qu’ils peuvent faire seul. Par exemple, quand je surveillais de trop près les cartes de bingo de Mme Joly et qu’elle m’a sèchement demandé d’arrêter, elle voulait faire valoir son indépendance, sa capacité à se débrouiller seule. Il en est de même pour les autres résistances au contrôle de l’institution, comme la résistance au contrôle de ses déplacements ou aux règles, puisque les résidents, par leur résistance, mettent de l’avant leur capacité à maitriser leur milieu, capacité qui leur est niée.

On constate ainsi que plusieurs éléments découlant du placement en centre d’hébergement tendent à altérer l’identité des résidents, mais que les résistances sont un moyen de tempérer cette altération. On se rappelle que pour Goffman « les adaptations secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l’institution lui assigne tout naturellement » (1968 : 245). Il s’agit d’une façon pour les reclus de « refuser la conception du monde et d’eux-mêmes à laquelle ils sont censés devoir s’identifier » (1968 : 357), tout en étant « un refuge pour la personnalité » (1968 : 99). Chez Mallon (2004), les résistances étaientaussi perçues comme un moyen pour lutter contre l’influence de l’institution et pour garder son identité. Dès lors, les résistances sont une façon de réagir face à la rupture que représente l’entrée en institution pour faire en sorte que l’identité que l’on a développée au cours de sa vie ne disparaisse pas, qu’elle soit maintenue et protégée.

7.1.4 Présence d’identités multiples

L’identité et le parcours des individus sont constitués de multiples facettes et de multiples trajectoires. Dit autrement, les individus sont appelés à occuper divers rôles au cours de leur vie et à développer plusieurs identités sociales. En effet, lorsque l’on discute avec les résidents, on se rend compte qu’ils ont souvent élevé une famille et occupé un emploi. Ces différents rôles participaient à une identité complexe. Or, quand ils entrent en centre d’hébergement, ces rôles sociaux s’amenuisent, notamment par la grande prise en charge qu’ils expérimentent. Paterniti (2003) soulignait ainsi que les centres d’hébergement homogénéisent la vie des résidents sans égard à leur biographie et que l’on tend à voir les résidents comme unidimensionnels. Il appert que certains individus ne se satisfont pas de cet

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état de dépendance où on ne les voit que comme des patients ou des individus dépendants, et ils cherchent à faire valoir la multidimensionnalité de leur vie. On peut donc lier les résistances qui concernent cette prise en charge globale (résistances à la limitation de ses déplacements, à l’aide, aux soins) à cette revendication d’une identité multiple. Par exemple, quand Mme Ignace tente de maintenir certaines tâches domestiques, comme faire son lavage, mais que cela est limité par le nouveau fonctionnement de la salle de lavage, elle se fâche parce qu’on ne lui permet pas facilement de maintenir ce rôle. De la même manière, quand une employée retourne M. Pomerleau dans la chapelle alors que la messe est terminée et qu’il décrète qu’il n’aime pas se faire dire quoi faire, on peut y voir un individu qui réclame son indépendance à faire ses propres choix, à ne pas être qu’un corps que l’on conduit. Cette piste de réflexion concernant les identités multiples, puisqu’elle s’avère fortement liée à la recherche de continuité des résidents qui font face à une rupture marquée, sera traitée conjointement avec cette dernière dans les analyses qui suivront.