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Chapitre 2 Résistances : définition et manière de les appréhender

2.1 Les résistances : pistes de définition

2.1.2 Les caractéristiques de la résistance

Les travaux de Goffman et de Certeau étant des pionniers dans la conceptualisation de la résistance, il est évident que depuis, d’autres auteurs se sont penchés sur le sujet. Afin d’avoir une vision plus juste du sens que peut prendre le concept de résistance, il est intéressant de présenter les résultats de la recension des écrits qu’ont menée Jocelyn A. Hollander et Rachel L. Einwohner (2004). D’entrée de jeu, les auteures indiquent que la sociologie a connu une transformation dans sa façon d’appréhender le social, et qu’ainsi l’on est passé d’un intérêt pour le contrôle social et les structures sociales à un intérêt pour l’agentivité. Cela a eu comme conséquence la production d’une myriade de travaux portant sur la résistance. Cependant, les auteurs de ces travaux ont utilisé le terme résistance pour parler de phénomènes particulièrement divers, pouvant toucher le niveau individuel aussi bien que le

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niveau collectif, et ils ne se sont pas toujours attardés à la définition du concept de résistance : « many writers seem to invoke the concept of resistance in their titles or introductions but then fail to define it or to use it in any systematic way in the remainder of their writing » (2004 : 534). Il en résulte une confusion lorsque vient le temps d’utiliser le concept de résistance. Hollander et Einwohner soulignent alors la diversité qu’elles ont rencontrée quant aux résistances dans les écrits, tant par rapport au type de comportement adopté, à l’échelle de la résistance, qu’aux cibles et aux buts. Par exemple, les comportements résistants peuvent être physiques, avec des marches, des lignes de piquetage ou des vols sur le lieu de travail, tout en pouvant être symboliques ou liés à la parole, comme continuer à parler une langue minoritaire ou bien rester silencieux lors d’arrestations. L’échelle de la résistance peut aussi varier, être individuelle ou collective, nationale ou locale, tout comme les cibles qui peuvent être des individus, des groupes, des organisations ou des structures sociales. Les résistances peuvent avoir comme but un changement, ou au contraire tenter de préserver un ordre appelé à changer. Finalement, la résistance peut être politique ou orientée vers l’identité, c’est-à- dire résister à une identité non souhaitée.

En effectuant leur inventaire des travaux mobilisant le concept de résistance, Hollander et Einwohner ont tout de même identifié deux éléments qui font consensus de façon générale lorsque l’on parle de résistance. Le premier réfère à l’action : « virtually all uses included a sense of action, broadly conceived. In other words, authors seem to agree that resistance is not a quality of an actor or a state of being, but involves some active behavior, whether verbal, cognitive, or physical » (2004 : 538). En d’autres termes, la personne n’est pas entièrement ni toujours résistante. Le second aspect central de la résistance est son caractère oppositionnel : « this sense appears in the use of the words “counter,” “contradict,” “social change,” “reject,” “challenge,” “opposition,” “subversive,” and “damage and/or disrupt” » (2004 : 538). À l’opposé, deux autres aspects de la résistance sont fortement débattus : la question de la reconnaissance de la résistance et la question de la nécessité d’être conscient que l’on résiste. Si l’on s’attarde à la reconnaissance, l’on constate que les premiers travaux sur la résistance s’intéressaient aux grands mouvements de protestation, faisant en sorte que la résistance était évidemment reconnue comme telle. Cependant, des travaux ultérieurs (dont ceux de James Scott) ont montré que les individus dominés n’ont pas toujours la possibilité de montrer ouvertement leur résistance, et que c’est grâce à l’invisibilité des actes que la

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résistance peut se faire. Les travaux portant sur la résistance en milieu de travail exposent adéquatement cet aspect, étant donné que le sabotage ou le vol de temps ne doivent pas être vus par les patrons pour pouvoir continuer à prendre place. Néanmoins, certains auteurs jugent qu’il faut qualifier uniquement de résistances les actions collectives et visibles visant un changement social étant donné que les résistances quotidiennes ne changent pas vraiment le partage du pouvoir. En ce qui a trait à l’intention de résister, il n’y a pas non plus de consensus. Cette question se pose plutôt concernant les résistances à petite échelle, puisqu’il est tenu pour acquis que les acteurs impliqués dans des mouvements sociaux sont conscients de leur résistance. Ainsi, pour certains auteurs, ce qui définit la résistance est l’intention derrière l’action (plutôt que le résultat), alors que d’autres considèrent qu’il est impossible de réellement connaître l’intention d’un acteur, et qu’il est même possible que l’acteur n’ait pas conscience de résister. Dans cette lignée, ces derniers croient que l’on ne peut faire de l’intention de résister un critère discriminant, surtout que l’intention peut être perçue différemment selon les personnes impliquées.

Devant ces débats quant aux caractéristiques du concept de résistance, Hollander et Einwohner considèrent qu’il n’est pas utile d’offrir une nouvelle définition et d’ainsi contribuer encore plus à la confusion. Elles proposent plutôt une typologie construite autour des deux idées débattues, soit l’intention et la reconnaissance, et qui s’intéresse à trois groupes d’acteurs, soit 1) l’acteur de la résistance, 2) la cible de la résistance et 3) un observateur intéressé. Ainsi, elles considèrent que les débats sur les caractéristiques des résistances découleraient du fait qu’il existe plusieurs types de résistance, d’où le recours à une typologie : « Acknowledging different types of resistance can therefore help move social scientists beyond these debates and on to other inquiries, such as examining the conditions under which actors choose one type of resistance over another » (2004 : 546). La typologie comprend 7 types, résumés dans le Tableau 1.

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Tableau 1 : Types de résistance de Hollander et Einwohner (2004) Est-ce que l’acte de

résistance est voulu par l’acteur?

Est-ce que l’acte est reconnu comme une résistance par la cible?

Est-ce que l’acte est reconnu comme une

résistance par

l’observateur? Résistance

manifeste

Oui Oui Oui

Résistance cachée Oui Non Oui

Résistance involontaire

Non Oui Oui

Résistance définie par la cible

Non Oui Non

Résistance définie extrinsèquement

Non Non Oui

Résistance manquée Oui Oui Non

Résistance tentée Oui Non Non

Pas de résistance Non Non Non

La résistance manifeste représente le type de résistance le plus consensuel, c’est-à-dire celui qui est le plus perçu comme tel. Il est reconnu par la cible et l’observateur, et c’est ce que cherchait l’acteur. Les mouvements de protestation de masse sont un bon exemple de ce type de résistance. La résistance cachée représente un acte intentionnel, mais qui n’est pas remarqué par la cible. Il est cependant perçu comme un acte résistant par un autre, un observateur qui détient les codes culturels pour le percevoir comme tel. La médisance, de même que de subtiles subversions sur le lieu de travail font partie de ce type. La résistance

involontaire concerne les actes qui ne sont pas voulus comme étant résistants, mais qui sont

vus ainsi par la cible et l’observateur. On y retrouve les comportements « tomboy » des filles, ou bien rêvasser au travail. Dans ce type de résistance, la cible peut se sentir menacée par le comportement même si l’acte ne se voulait pas une provocation. Si la cible est la seule à percevoir la résistance, il s’agira alors de résistance définie par la cible. Un mari abusif peut voir le comportement de sa femme comme résistant même si un observateur ne percevrait pas les choses de cette façon et que la femme ne cherchait pas à résister. La résistance définie

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comme résistant, mais où d’autres perçoivent l’acte comme tel. L’exemple énoncé concerne les chercheurs qui considèrent l’écoute de soap5 par des mères de famille comme une résistance aux attentes genrées. La résistance manquée correspond à des actes de résistance voulus par l’acteur et reconnus par la cible, mais qui ne peuvent être observés par autrui. Ces comportements peuvent entre autres avoir lieu dans des endroits fermés, comme des sociétés secrètes. Finalement, si un acte n’est pas reconnu ni par la cible ni par un observateur, mais qu’il est voulu, il s’agit d’une résistance tentée.

Cette typologie permet alors de mettre en lumière l’aspect interactionnel de la résistance, et le lien étroit qu’elle entretient avec la domination. Néanmoins, il faut comprendre qu’il s’agit d’une typologie réalisée en prenant en compte une majeure partie des travaux sur les résistances, et qu’en ce sens il ne s’agit pas nécessairement d’une typologie à utiliser lorsque l’on s’intéresse à des résistances dans un seul contexte. Après la lecture de l’article de Hollander et Einwohner, l’on retient donc que la résistance est une action oppositionnelle pouvant se décliner en sept types selon sa reconnaissance par les acteurs impliqués et selon l’intention de l’individu qui résiste.

Nathalie Armstrong et Elizabeth Murphy (2011) continuent la réflexion débutée par Hollander et Einwohner concernant la résistance et sa conceptualisation. Les auteures considèrent qu’il n’est pas nécessaire, ni peut-être même possible, d’offrir une définition arrêtée de la résistance. Elles croient plutôt qu’il faut reconnaitre l’hétérogénéité des manifestations de résistance et leur ancrage dans un contexte spécifique. Les résistances peuvent être variées, et elles sont toujours liées à un contexte. Il est ainsi possible que des actions qui semblaient en apparence se conformer aux attentes puissent en réalité être résistantes selon le sens qui est donné à l’action. Il faut aussi prendre en compte que la résistance peut avoir lieu au niveau comportemental (refus ouvert de faire une action), mais aussi au niveau conceptuel (rejeter un discours et la signification qui le sous-tend). L’on doit également éviter de voir la résistance comme quelque chose de foncièrement bon même si cela permet de redonner du pouvoir aux groupes qui sont vus comme en détenant peu : « It may be tempting to applaud individuals for developing strategies of resistance, particularly if one has set up in advance an overly simplistic dichotomy between powerless, oppressed

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individuals on the one hand and active, resisting individuals on the other » (2011 : 324). En résumé, les résistances apparaissent fortement liées au contexte dans lequel elles prennent place et au sens que les individus donnent à leur comportement.