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De la vulnérabilité des petits ateliers à l’alternative coopérative

Document II-6 – Ouvrières de la société Brochier sur un métier à tisser le verre,

C. Des concentrations de compromis dans les petites affaires

3. De la vulnérabilité des petits ateliers à l’alternative coopérative

Au plus bas de l’échelle, les ateliers indépendants semblent condamnés à la disparition pure et simple, n’ayant ni les capacités de constituer des groupements d’importance, ni même de centraliser leurs moyens disséminés de production. Le petit patronat fait également face à une crise des vocations et un vieillissement global. Les propriétaires-gérants d’ateliers sont essentiellement issus d’une génération patronale entrée en fonction avant-guerre et font face à des problèmes de renouvellement familial, les descendants étant davantage attirés par le statut de cadre salarié et les fonctions du secteur tertiaire. À titre d’exemple citons le cas des Ets Albert Foropon de Cours (Rhône), couvreur de 26 salariés, dirigé en 1970 par son fondateur Albert Foropon, 84 ans et en activité depuis 1920. Cette entreprise est d’autant plus édifiante que la succession familiale en la personne du fils Armand, déjà âgé de 57 ans, est menacée par

231 Il s’agit probablement de la société CIRTEX basée à Lyon et appartenant au PDG de Benoît-Gonin,

récemment créée lors du dépôt de dossier CIRIT et n’ayant pas encore d’activité propre, qui est amenée à rejoindre la CITER dès sa production commencée.

la maladie233. Un autre tissage, l’atelier Soubeyrat de Saint-Victor-de-Cessieu (Isère), entreprise individuelle créée en 1920 et plus petite structure recensée, est liquidé en 1971 en raison du grand âge de la veuve gérante et de son unique ouvrière, entrée en 1925 à l’âge de 13 ans234. L’apparition tardive de ce patronat féminin de veuves, âgé et éphémère, traduit l’absence de solutions de reprise qui aboutissent à la fermeture pure et simple de ces très petites unités. Des alternatives émergent cependant avec notamment la formation de la Cooptiss, une coopérative ouvrière créée en 1960 en réaction à la pression concurrentielle devenue intolérable pour les ateliers indépendants, tant canuts qu’issus de l’arrière-pays. La société, à capital et personnel variable, apparaît dans ses deux dossiers CIRIT comme typiquement mutualiste. Cette structure semble être l’aboutissement d’une évolution progressive au cours des années 1960, la Cooptiss sollicitant le financement du CIRIT afin de mettre en place une « véritable coopérative ouvrière ». La vocation originale de l’entreprise n’est pas explicite dans les sources, néanmoins le contexte autorise à déduire sans risque qu’elle fournit une visibilité accrue aux sociétaires et une protection sociale équivalente à celle du salarié. À sa fondation, la société compte 35 associés, chiffre qui grimpe à 210 en 1967, dont 120 tisseurs à domicile chefs d’ateliers totalisant 460 métiers. Son parc de métiers est estimé à la fin des années 1960 à environ 800 métiers répartis entre 180 et 200 ateliers235. Le listing précis n’est pas fourni ; néanmoins, la société ne compte pas exclusivement des tisseurs et regroupe également des petits préparateurs du moulinage, de l’ourdissage et du dévidage, répartis dans le Rhône (environ 80), la Loire (une quinzaine), la Haute-Loire (une soixantaine) et l’Isère (une trentaine). Malgré la diversité de ses sociétaires, la Cooptiss reste largement influencée par sa composante croix-roussienne spécialisée dans la haute-nouveauté, qui compte 61 ateliers et 222 métiers. Cette production, représentant mensuellement 60 000 m² de façonnés et unis, représente un peu plus du huitième du total du potentiel haute-nouveauté236.

La création de la Cooptiss inspire des initiatives similaires comme la GIETRA, dont la signification de l’acronyme (Groupement d’intérêt économique textile Rhône-Alpes ?) et la date de formation ne sont pas précisées237. Il s’agit d’une structure originale de groupe d’intérêt économique constitué de cinq coopératives : Copartex à Lyon, la Roziéroise à Ronzier-en-

233 AN, CIRIT A797 Ets Albert Foropon.

234 AN, CIRIT D384 Veuve Soubeyrat.

235 Archives UNITEX Villa Créatis (AUVC), dossier adhérent Cooptiss.

236 AN, D22, D114 et A982 Cooptiss.

237 Sa création est en revanche actée en 1967 minimum, la coopérative Copartex étant à l’initiative de

Donzy (Loire), La Laborieuse à Valsonne (Rhône), La Canuse à La Bâtie-Montgascon (Isère) et la Pannissières dans la commune éponyme (Loire). Ces coopératives ont été créés pendant ou postérieurement à l’Occupation : 1943 pour la Pannisières, 1945 pour la Laborieuse et la Roziéroise. La Copartex est de création très récente (1967), tandis que la Laborieuse est de création antérieure à la guerre (1922), mais n’a adopté la forme de coopérative qu’en 1948. Les sociétés adhérentes sont relativement homogènes sur le plan des effectifs (de 26 à 39 salariés, pour un total de 164). Le profil des adhérents individuels est identique à celui de la Cooptiss, des ateliers personnels ou comptant quelques salariés238 disposant de quelques métiers239. La direction de ces coopératives est très sommaire. La Roziéroize et la Panissières présentent la particularité d’être dirigées par le même dirigeant, qui n’est assisté que par un secrétaire à mi- temps. La Copartex n’a qu’un secrétaire à plein temps en plus du dirigeant ; la Canuse est exclusivement gérée par son président. Seule la Laborieuse se distingue par la présence d’un directeur et d’un magasinier en plus du dirigeant. Le chiffre d’affaires présente néanmoins des disparités importantes et décorrélées du potentiel de production. La Laborieuse et la Canuse, les deux entreprises les plus dotées du parc total (respectivement 187 et 181 métiers sur 730), affichent un chiffre d’affaires parmi les plus faibles du groupement (respectivement 586 000 F et 396 000 F sur un total de 3,7 millions de F en 1966). Inversement, la Copartex, plus petite structure en termes d’effectifs et de métiers (84 métiers pour 26 salariés), annonce 1,3 million de F pour la même année. La production est citée comme « traditionnelle », la différence de valeur ajoutée devant s’expliquer par la spécialisation haute-nouveauté des ateliers lyonnais. Le fonctionnement est assuré par une cotisation proportionnelle au chiffre d’affaires, atteignant 2 % pour la Copartex et 1,5 % pour les autres adhérents. Son évolution est similaire à celui de la Cooptiss, chargée initialement de questions essentiellement techniques. La crise de 1965 fragilisant les coopératives adhérentes – deux connaissent des pertes de chiffres d’affaires de l’ordre de 10 à 20 % –, les trois restantes enregistrent une augmentation insignifiante, celles-ci estiment nécessaires d’élargir les prérogatives du groupement. Les objectifs de la Cooptiss et du GIETRA sont convergents : évaluer et optimiser le prix de revient par la mise en place d’une direction industrielle et comptable commune. Dans le cas de la Cooptiss, il s’agit même de transformer une structure exclusivement façonnière en transformateur-marchand, s’appuyant aussi bien sur les ateliers de façon qu’un parc machine propre. Ces stratégies restent avant tout

238 Le meilleur ratio adhérents/salariés du groupement de coopératives est de 1,8 (arrondi à la décimale

supérieure)

239 Le ratio nombre de métiers par atelier est ici plus disparate, dans l’ordre croissant de 3,6 (Roziéroise),

défensives et traduisent deux phénomènes : le déclin de l’entreprise façonnière personnelle et la fracture de plus en plus sensible de ceux-ci avec les façonniers usiniers. La différence d’intérêts est très tôt constatée dans la représentation professionnelle, mais elle n’empêche nullement l’intégration de la Cooptiss au sein du STSL. Néanmoins, des tensions épisodiques illustrent les relations entre ateliers individuels et usiniers. En juin 1972, deux articles sur l’avenir de la soierie paraissent dans la presse régionale, suggérant un avenir positif pour la filière. Le PDG de la Cooptiss fait publier un droit de réponse cinglant sur le sort des ateliers : Tous les lecteurs savent très bien que la soie est une fibre naturelle, produite par le ver à soie et que la soie ne peut être artificielle. Le coton, le lin, la laine ne peuvent s’accommoder de l’adjectif « artificiel », toutes les fibres textiles ont un nom propre et il y a longtemps que ce qu’on avait baptisé à tort, pour les besoins commerciaux, soie artificielle, s’appelle aujourd’hui rayonne, acétate ou viscose. On n’a pas le droit d’accoler au mot soie un qualificatif naturel ou artificiel. Ce substantif se suffit à lui- même pour dénommer ce fil merveilleux ; tout le reste n’est que subtilité ou fraude […] Dans ce même article, intitulé : « Avenir favorable », on lit d’ailleurs que la soie naturelle ne représente plus que 1 % de ce que produit aujourd’hui en tonnage, la production française de tissus, c’est ça l’avenir… de la soierie ? 99 % de la production est donc représentée par la production autre que celle de la soie. L’industrie de la soie s’est donc transformée en industrie textile, c’est là la vérité ! Mais cette transformation ne s’est pas faite sans mal et sans malheur pour certains. […] Certains sont heureux et se vantent que 1 710 entreprises [de tissage] aient disparu. Cette disparition prévue et souhaitée est peut-être nécessaire du point de vue économique (ce qui reste à démontrer). Mais ces mêmes personnes se sont-elles demandées ce que sont devenues ces 1 710 entreprises ? […] Si certains se sont recasés, je peux en citer un certain nombre qui travaillaient dans ces 1 710 entreprises disparues […] démoralisés et ruinés ayant vendu leur matériel à la casse à 10 centimes le kilo, sans emploi sans ressource, réduits au chômage ou contraints pour vivre d’accepter un emploi indigne de leur compétence ou de leur ancienne activité, réénumérés au SMIG. Obligés de changer d’employeur deux ou trois fois par an par suite des fermetures de nouvelles entreprises, qui, à 65 ans auront des retraites dérisoires en rapport avec leur dernière activité240.

La réponse par lettre du président Ducharne du STSL, dirigeant des soieries éponymes, illustre la position du « mal nécessaire » adoptée par la majorité des usiniers :

[…] Or, à quoi tend toute l’action que nous essayons de mener autour de cet axe sinon à conforter et à vivifier une profession qui, malgré ou à cause d’une transformation profonde, détient des atouts dans lesquels nous ne voulons pas nous contenter de croire mais dont nous entendons favoriser l’exploitation par tous les moyens dont nous disposons. […] Est-il faux de faire savoir que le nombre d’entreprises en Fabrique Tissage est passé de 2 250 en 1946 à 541 l’an dernier alors que le volume d’activité a augmenté très sensiblement ? Est-il contraire à l’identité économique et social de cette branche de faire porter notre effort sur ce remodelage concerné et volontaire des entreprises actuelles avec la double préoccupation de les rendre plus compétitives même si elles doivent être encore moins nombreuses mais saines et vivantes, capables par leur prospérité et leur confiance dans l’avenir d’assurer à leurs collaborateurs des conditions de formation et de travail et de bien-être que n’ont pas connu leurs amis ? Quant au passage de la « Soierie » au sens étymologique, à l’industrie textile vous faites état d’une situation qui est tellement évidente et depuis si longtemps que je permets d’exprimer une certaine surprise en constatant que vous ayez choisi la voix de la presse pour en faire un sujet de polémique alors que cette évidence peut-être finalement le garant d’un avenir que nous ne voulons pas nous contenter de souhaiter pour l’industrie textile de Lyon et de la région. Croyez bien que je ne ressens aucune indifférence à l’égard de ceux et de celles qui ont eu à souffrir et qui souffrent à cause de ces mutations et c’est précisément pour éviter le renouvellement de telles situations que nous essayons de mettre en œuvre une politique professionnelle, industrielle et sociale pour laquelle nous avons besoin de la compréhension de la presse et des publics qu’elle sensibilise […]241.

Cette confrontation est symptomatique des visions stratégiques divergentes entre les tisseurs « canuts » et ceux « de Tolozan », c’est-à-dire des fabricants et façonniers-usiniers dont les syndicats occupent les locaux de la place éponyme à Lyon. Elle traduit également la position défensive des ateliers qui peut paraître réactionnaire dans sa perception de l’industrie soyeuse, mais qui fait également face à la fin de son organisation industrielle. Dès 1968, la Cooptiss, dans son deuxième dossier CIRIT, ne recense plus que 150 ateliers pour 267 salariés,

demandant un assainissement pour la fermeture de 11 ateliers, l’objectif étant que le sacrifice des uns permet la survivance des autres :

[…] Travaillant traditionnellement pour les activités de nouveauté, ces ateliers ne connaissent qu’une alimentation irrégulière, et les revenus de leurs exploitants se sont amenuisés de façon parfois dramatique, tandis que leurs frais fixes (location en particulier) continuent de courir. Incapables de renouveler leur matériel, conduits par des exploitants souvent âgés, qui ne sont pas relayés par leurs enfants, ces ateliers sont condamnés, et nous pensons qu’il serait, tant sur le plan humain que sur le plan économique, souhaitable de favoriser leur arrêt définitif. […]

À nouveau, un troisième dossier déposé en 1973 fait état de la fermeture de 39 ateliers employant 63 personnes, majoritairement basés à la Croix-Rousse ou Caluire. Il se peut pourtant que la Cooptiss se soit maintenue et même renforcée par l’adhésion continue d’ateliers extérieurs à la coopérative au cours des années 1970, en provenance de l’hinterland isérois et ligérien. Un courrier du PDG daté de janvier 1974 et destiné au conservateur du musée historique des tissus mentionne ainsi qu’elle regroupe 300 ateliers pour 350 salariés et affiche un chiffre d’affaires de 8 millions de F nets. Elle s’est par ailleurs dotée d’une vitrine culturelle avec la fondation en 1970 de la Maison des Canuts, qui lui a survécu. C’est d’ailleurs sur le programme d’action du musée des tissus que porte l’objet de la lettre, reprochant l’invisibilité de la Maison des Canuts où l’on retrouve à nouveau ce discours d’opposition entre le canut et l’industriel :

Je constate, avec regret, une fois de plus, que dans tout ce qui touche à la Soierie : organisation, réunion, on oublie, ou on évite systématiquement le professionnel de la base : les canuts. La profession dont vous parler dans votre rapport [le programme d’action du musée des tissus] et dont fait état la Fédération, se situe au niveau de la place Tolozan seulement. Devant cette position on pourrait supposer qu’il n’est de bon défenseur de la profession qu’au stade de l’industrie et du commerce. […] Nous regroupons à la Maison des Canuts, les derniers survivants de cette race d’ouvriers qui ont fait la renommée de la Soierie Lyonnaise et la gloire de la Ville de Lyon. Nous sommes presque les seuls, a avoir entrepris une action pour assurer la relève de ces ouvriers, la Fédération de la Soierie peut-elle en dire autant ? […] Dans ces cas-là, nous oublier serait faire preuve d’une insouciance coupable car rien ne pourra être entrepris sans la

collaboration des anciens canuts. Nous étions d’accord à ce sujet avec les représentants de la maison Tassinari et de la maison Prelle qui étaient présents à la réunion de la Fédération, seules maisons fabricant les tissus historiques à Lyon. […]

La Cooptiss parvient à surmonter la crise de 1974. Elle rejoint le syndicat UNITEX en 1984 où elle figure dans les sections tissus cravates, carrés écharpes et ironiquement dans le groupe des usiniers, section des tisseurs façonniers ayant une activité propre de fabrication. Sa taille et son volume d’activité sont inconnus faute de chiffres. À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, elle fait partie des entreprises de textile lyonnaises produisant des tissus commémoratifs et compte encore environ 300 salariés, ce qui en fait une affaire d’une taille remarquable dans la région242. Sa fiche financière UNITEX fournit son chiffre d’affaires sur la période 1990-1996, en baisse quasi-constante de 34,1 millions à 16,9 millions de F. La coopérative est finalement mise en liquidation judiciaire en 1998. Un plan de cession amorcé en 1999 aboutit à la mise en place d’une nouvelle structure, la Maison des Canuts, sous la forme d’une SCOP-SARL. La nouvelle coopérative a cependant une durée de vie éphémère. Après deux exercices 2000-2001 tournant aux alentours de 3 millions de F de chiffre d’affaires et employant de 4 à 6 salariés, l’entreprise est à nouveau en cession d’activité en 2003 et ferme définitivement.

Conclusion

Si le textile régional ne voit pas émerger d’entreprises susceptibles de rivaliser avec les poids lourds du Nord et de l’Est, elle compte en revanche dans ses rangs un nombre non- négligeable de firmes intermédiaires. Qu’il s’agisse d’affaires anciennes consolidées ou de nouveaux venus émergeant à la faveur des nouveaux marchés du synthétiques, particulièrement dans le moulinage et la texturation, ces affaires de plusieurs centaines voire milliers de salariés s’épanouissent dans les segments de grande consommation. Par ailleurs, elles réussissent pour la plupart d’entre elles à conserver une identité familiale forte, sauf dans des cas exceptionnels comme la Schappe. Elles sont aidées en cela par le désintérêt des grands groupes nationaux comme étrangers, en dehors d’unités spécialisées, de s’implanter dans un espace textile rhônalpin peu concentré, dominé par l’usine-siège. Cet état de fait rallonge, dans le cas du textile, les constats effectués par François Robert et Hervé Joly sur la domination régionale d’un

modèle d’entreprise familial classique et des incursions extrarégionales marginales243. La

concentration industrielle touche essentiellement les très petites unités, dirigées par un patron plus proche de l’artisan que du gestionnaire d’entreprise, qui plus est dans une impasse générationnelle et matériellement incapable de suivre les importants gains de productivité. Néanmoins, des petites affaires plus structurées parviennent, malgré leur apparente fragilité, à échapper à la fermeture ou à la fusion simple en optant pour des structures de compromis facilitant la mise en commun de pôles de dépenses afin d’accroître leur compétitivité. Ces initiatives ne permettent pas d’échapper à l’érosion des effectifs qui anime la filière, mais illustre des réseaux d’entente industrielle s’opposant à l’image d’une désindustrialisation figée et d’attrition. Dans l’ensemble, ces structures originales vont s’avérer insuffisantes pour lutter contre la rupture structurelle que constitue la crise de 1973.

243 François Robert, Hervé Joly, Entreprises et pouvoir économique dans la région Rhône-Alpes (1920-

IIe partie – De la

restructuration contrôlée au

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