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d’une industrie (1950-1974) Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie textile rhônalpine retrouve une

Chapitre 1 – Une dynamique tendant à la concentration

B. La remise en cause du système façonnier dans le tissage

2. Le tournant structurel de

Le blocage des prix de 1963 affecte particulièrement les fabricants usiniers. Les façonniers, considérés comme des prestataires de serviceS, sont considérés hors du cadre des prix à la production. Les donneurs d’ordres ne peuvent donc répercuter la hausse des prix de leurs façonniers sur leurs propres tarifs. Une partie d’entre eux tentent en conséquence de contourner le blocage. Ces pratiques parient sur les moyens de surveillance limités de la direction des Prix et le ménagement de la clientèle susceptible de dénoncer le non-respect des plafonds sur une simple facture. Les articles nouveaux sont évoqués comme autre moyen de contournement : un tisseur propose le cas d’un tissu pour parapluie que l’on aurait simplement élargi pour être enregistré comme nouveauté et ainsi tarifé hors du cadre existant. Cependant, l’administration centrale considère que tout article se référant à un article précédent est considéré comme modifié et doit faire l’objet d’une reconstitution de prix121. Le syndicat

s’alarme également de la législation fiscale à venir pour 1964, incluant l’imposition des plus- values sur terrains à bâtir et immeubles acquis depuis moins de cinq ans, qui nuirait à l’accession à la propriété et à la rentabilité des ventes de biens fonciers urbains. Les syndicats salariés pressent également le patronat à une augmentation des salaires et à une révision des

118 ADR, 153 J 169, PV du CA du SFS, séance du 11 février 1966.

119 ADR, 153 J 189, AGO du STSL de 1966.

120 ADR, 153 J 105, Commission de politique générale du SFS, séance du 10 janvier 1960.

abattements de zone. Une réunion nationale le 2 octobre n’aboutit à aucune avancée, le camp patronal refusant de concéder toute hausse salariale en raison du blocage des prix. La mobilisation ouvrière se poursuit et aboutit à deux journées revendicatives à l’appel conjoint de la CGT et de la CFTC, mais, à l’exception de l’Isère, le tissage régional est épargné par la grève. Les négociations se poursuivent début 1964 ; le patronat commence alors à se diviser sur la question, les régions dites calmes souhaitant ne pas céder à l’inflation salariale tandis que les bassins plus militants veulent lâcher du lest. Pour la Fabrique, le problème central reste la représentativité nationale des négociations qui englobe des intérêts bien plus divergents et conséquents, notamment ceux du coton et de la laine. Parallèlement, le poids de plus en plus importants des gros industriels cotonniers et laineux dans la clientèle des tissus artificiels et synthétiques aboutit à un phénomène qualifié d’« imbrication des textiles » jugé dangereux pour la création de la place de Lyon122.

Si les façonniers sont épargnés par le blocage, leur situation demeure précaire avec la crise de 1964. Malheureusement, le procès-verbal de l’assemblée générale de 1964 n’a pas été conservé dans les sources. Seul un document de propositions daté de novembre 1964 évoque une série de mesures réclamée par le syndicat : accès facilité au crédit, réforme de la patente, création d’une aide d’État au regroupement, protection douanière et facilitations dans les ex- colonies123. La surproduction touche tous les champs de la productivité : le temps de travail moyen des unités de production varie de 32 à 40 heures par semaine ; le personnel occupe entre 60 et 80 % des métiers, le chiffre de façons facturées a diminué de 40 à 50 % par rapport à 1964 ; le prix des façons grande et moyenne série s’est écroulé à des taux variant entre 30 à 60 % des prix pratiqués en 1961124. L’accès au crédit est rendu difficile par l’orthodoxie financière dominante et la frilosité des banques, qui reprochent des immobilisations comptables excessives au regard du chiffre d’affaires des entreprises. Pour le Syndicat des fabricants de tissus et soieries de Lyon (STSL), la situation est claire : « Le tissage à façon, dans sa forme actuelle, doit disparaître ». Celui-ci continue cependant de représenter une force non- négligeable avec 18 000 métiers sur les 40 000 du parc soyeux, soit environ 43 % du total, bien équipés mais financièrement vulnérables. Le système façonnier, concurrentiel par nature, entretient la lutte pour les prix au profit de la clientèle selon la formule « au moment voulu, le tisseur voulu, pour tisser l’article voulu, au prix voulu ». Comme pour les usiniers, les

122 ADR, 153 J 169, CA du SFS, séance du 29 janvier 1964.

123 ADR, 153 J 189, document « Propositions tendant à remédier à la situation actuelle de la soierie »,

novembre 1964.

façonniers regrettent également que la négociation salariale soit assurée par les organismes les plus représentatifs qui n’ont pas une connaissance parfaite de cette industrie particulière qu’est la façon. La présidence reconnaît elle-même que la chambre syndicale ressemble davantage à une chambre d’application des mesures gouvernementales. La profession agite la menace de la concurrence européenne comme moteur de réforme, en prenant l’exemple de l’Allemagne fédérale. Le voisin rhénan dispose d’un parc industriel certes inférieur en nombre (seulement 28 000 métiers), mais beaucoup plus moderne, automatisé à 75 %, contre 35 % pour le parc français. La productivité est donc sensiblement supérieure avec 380 millions de m² produits en 1964, contre 373 pour la soierie française, avec un parc d’entreprises totalement usinier et concentré (seulement 150 fabricants, contre 720 en France dont 230 usiniers). Ces usines allemandes sont groupées par spécialisation, solidaires par le siège social mais autonomes dans leur gestion productive et organisationnelle. La soierie française bénéficie néanmoins de la haute valeur ajoutée des productions destinées à la nouveauté et affiche un chiffre d’affaires supérieur de 2,1 milliards de F, contre 1,6 milliard de F pour la soierie allemande. Les autres renseignements obtenus par le syndicat en Europe traduisent l’exception française du travail à façon, inexistant ailleurs si ce n’est en Italie. La finalité, accélérée par la fin de la période transitionnelle du traité de Rome, serait ni plus ni moins que la fin du façonnier et dans sa suite, de celle du donneur d’ordre non-usinier125. Dans le champ politique, les pressions gouvernementales poussent également à la réforme. Le modèle façonnier est perçu comme obsolète face à la concurrence extérieure. Deux lettres illustrent le point de vue gouvernemental sur la situation. La première du ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski126 est datée

du 24 novembre 1964 :

La crise qui se produit à l’heure actuelle devrait être l’occasion pour l’Industrie de la Soierie de réviser ses problèmes de structure et la Direction des Industries Diverses et des Textiles de mon Départements étudie cette question avec la Profession. Cependant une solution ne pouvant intervenir rapidement sur ce plan […] je demande à mes services d’inciter les fabricants à procéder à une meilleure répartition de leurs ordres entre leurs propres usines et celles de leurs façonniers…

125 ADR, 153 J 189, AGO du STSL 1965.

126 Michel Maurice-Bokanowski (1912-2005) est un homme politique français gaulliste. Initialement

cadre d’entreprise, il s’engage dans la Résistance puis en politique dans les rangs du Rassemblement du peuple français (RPF). Il siège comme député de la Seine en 1951, réélu en 1958 sous l’étiquette des Républicains sociaux (RS). Il est élu maire d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine) l’année suivante. Il entre en 1962 dans le deuxième gouvernement Pompidou comme ministre de l’Industrie.

La seconde du ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing127 est datée du 10 janvier

1965 :

Quoi qu’il en soit, la situation actuelle souligne les problèmes de structure de l’industrie de la soierie, et la question se pose certainement de savoir si la spécialisation des façonniers, souhaitable pour la production de tissus façonnés ou de haute nouveauté, est justifiable dans le cas des articles courants […]

La solution gouvernementale passe par le regroupement d’entreprises, aidé d’incitations fiscales, ce qui donne naissance ultérieurement au CIRIT. Ce discours semble reçu avec tiédeur par la profession : une main anonyme annotant au stylo le procès-verbal d’un laconique « Des C. ». Un autre point de vue technicien sous forme de question, celui du directeur des Textiles au ministère de l’Industrie :

Ne pensez-vous pas, qu’il vaut mieux être cadre supérieur dans une affaire importante qui marche très bien, que patron d’une petite affaire qui périclite ? Nous avons répondu, qu’en ce qui nous concernait, personnellement, nous n’hésiterions pas une seconde pour la première solution.

À nouveau, le commentateur anonyme qualifie ce propos de « socialement irresponsable ». La présidence se fait toutefois critique de la formule du regroupement, jugeant que la constitution de tels groupes n’est pas systématiquement synonyme de gains de productivité, lesquels pourraient être également contrebalancés par l’explosion des frais généraux. Le syndicat suggère une troisième voie, avec l’objectif de rendre l’activité façonnière plus stable par l’investissement matériel et un rapprochement entre créateur et vendeur, de sorte que le façonnier ne soit plus perçu comme une variable d’ajustement mais comme un rouage dans l’engrenage du processus de production. Les façonniers réclament auprès des pouvoirs publics des mesures immédiates pour faciliter l’accès au crédit, la modernisation de l’appareil productif et l’aménagement des prix. La profession insiste sur le rôle des entreprises issues des petites communes comme entrave à l’exode rural et au « rôle humain qui fait défaut à la société

127 Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020), énarque et polytechnicien, commence sa carrière comme

inspecteur des Finances avant d’entrer en politique en 1955 comme directeur adjoint du cabinet d’Edgar Faure. Il est ensuite élu député du Puy-de-Dôme en 1956 sous l’étiquette du CNIP. Il entre au gouvernement Debré en 1959 comme secrétaire d’État aux Finances, puis prend le portefeuille des Finances et des Affaires économiques en 1962.

civilisée aujourd’hui »128. Cette vision sociale patronale livrée ici, morale et paternaliste, se

rapproche sensiblement de celle observée dans le moulinage.

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