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enseignements du modèle productiviste

A. Une crise par paliers

1. La décrue soudaine de

Nous avons vu précédemment que l’industrie textile régionale de 1973, si elle affiche une bonne santé dans les chiffres, n’est pas totalement rassurée par la conjoncture des affaires. La prudence est de mise dans le moulinage, exprimant à la fois un optimisme lié aux perspectives d’avenir assurées par la texturation et un pessimisme lié à l’attitude des filatures s’aventurant dangereusement sur ce segment. La diminution continue des effectifs, constante mais modérée, est davantage perçue comme la conséquence logique des gains considérables de productivité et de la technicisation des postes. Le tissage et ses activités affiliées ont consenti à une restructuration de raison, au détriment de la représentativité des plus marginalisés et vulnérables (façonniers, dentelliers), en créant le Syndicat textile du Sud-Est (STSE). L’ennoblissement se maintient dans une stabilité relative. Après un début d’année ordinaire, la dégradation des affaires survient brutalement à partir de septembre 1974. Comme le reste de l’industrie manufacturière, le textile connaît une baisse d’activité consécutive aux politiques déflationnistes adoptées par les pays développés, en réaction à l’instabilité monétaire créée par l’abandon du système de Bretton Woods. Le retour de l’inflation, qui a atteint des niveaux rarement atteints depuis l’après-guerre, entraîne la contraction de la demande intérieure, d’abord dans l’industrie lourde, puis dans les biens manufacturiers250.

250 Voir, à ce sujet, Serge-Christophe Kolm, « La grande crise de 1974 », Annales, n° 32-4, 1977, p. 815-

Graphique III-1 – Production par matière du moulinage français (en tonnes, 1973-1986)

Source : Statistiques SGMT / UNITEX

La contraction s’illustre dans le moulinage par la mise à l’arrêt de 40 % des capacités de production dès la fin 1974 et un recul de 20 % du volume de production, essentiellement durant le second semestre et touchant indistinctement transformateurs-marchands comme façonniers. Ventes, chiffre d’affaires et volume des travaux à façon diminuent également de 40 %. Le moulinage classique est moins durement touché que la texturation. Néanmoinsn un quart de son potentiel de production est également mis à l’arrêt sur la même période, représentant 4 % de l’ensemble du secteur. Sa situation s’aggrave cependant au début de 1975, lorsque la crise s’étend à ses principales ouvraisons en polyester à destination du voile et fils crêpes en rayonne, dont le parc matériel se retrouve quasi-totalement à l’arrêt. Par ruissellement, le ralentissement de l’activité dans les secteurs du bâtiment provoque une chute des commandes en fils moulinés pour rideaux à destination des logements neufs. De même, le marché de l’automobile, gros consommateur de fils texturés pour la fabrication de housses, voit ses commandes se tarir subitement. Dans l’habillement-ameublement, la clientèle anticipe la montée des coûts liée à l’inflation (9,2 % en 1973 puis 13,7 % en 1974, des chiffres inédits depuis quinze ans) et constitue des stocks de sécurité dépassant largement les besoins habituels. En périphérie, l’exceptionnelle grève des PTT de l’automne 1974 pose de gros problèmes de communication

0 10 000 20 000 30 000 40 000 50 000 60 000 70 000 80 000 90 000 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 Fils artificiels Fils polyamides Fils polyesters Divers

et de facturation251. Un quart des effectifs ouvriers font face à un chômage total ou partiel, s’étalant de 20 à 36 heures de travail hebdomadaire pendant plus de six mois. La profession se plaint de la porosité des barrières douanières de la CEE et de son incapacité à contrer les importations régulières et irrégulières en provenance d’Extrême-Orient et des pays à économie socialiste, essentiellement des articles de bonneterie en polyamide texturé (sous-pulls, collants et chaussettes). Ces mêmes produits, autrefois fabriqués sur des machines d’occasion rachetées à des entreprises occidentales, sont désormais réalisés sur du matériel neuf sanctionnant doublement le moulinage en accroissant la pression concurrentielle et en supprimant une externalité positive au riblonnage. Le progrès technique aboutit également à l’intégration de plus en plus systématique de la texturation directement à la suite de la filature, particulièrement sur le marché des polyesters où les filateurs représentent désormais près d’un tiers de la production mondiale. Cette concurrence s’avère extrêmement compétitive face aux mouliniers indépendants :

De la part des producteurs, la concurrence est faussée par le fait qu’ils offrent leur fil texturé à la vente au même prix qu’ils prétendent nous le vendre en fil plat avant texturation. C’est en quelque sorte comme un refus de vente. Il est aussi évident qu’en dehors de toute autre considération, la puissance industrielle et financière des producteurs et le prix excessivement élevé du matériel nouveau dont il vient d’être parlé donnent à nos fournisseurs une situation privilégiée car les mouliniers indépendants ne peuvent, dans les conditions actuelles, se livrer à des investissements de l’espèce puisqu’ils ne seraient plus amortissables252.

La position du moulinage indépendant est d’autant plus précaire que les premières générations de matériel fausse-torsion et fausse-torsion fixe, installées à la fin des années 1950, sont désormais proches de l’obsolescence. L’accessibilité au crédit demeure restreinte et les capacités d’autofinancement de la très grande majorité des entreprises sont insuffisantes pour envisager leur renouvellement sur fonds propres. Pire encore, le SGMT rapporte des cas

251 La grève générale des PTT d’octobre 1974 éclate dans un contexte social tendu lié à l’élection de

Valéry Giscard d’Estaing face à François Mitterrand. Le conflit démarre à la suite d’un incident dans un centre de tri parisien, dégénérant en conflit national par rebond et à la suite de déclarations maladroite du secrétaire d’État aux PTT, Pierre Lelong. D’une durée de six semaines et comptant plus de trois millions de journées de grève cumulées, il s’agit du mouvement de grève le plus important de l’histoire des PTT. Voir, à ce sujet, Bruno Mahouche, « Les origines de la grève des PTT de l’automne 1974 »,

Revue de l’IRES, vol. 51, n° 2, 2006, p. 55-81.

d’entreprises se retrouvant à rembourser des emprunts sur des investissements antérieurs qui ne sont plus amortissables. Paradoxalement, ces grands producteurs enregistrent des pertes d’exploitation considérables, sur un marché pourtant en progression constante. L’irruption des filateurs fait en somme émerger un nouveau risque pour le moulinage, celui de la marginalisation sur des marchés périphériques. Pourtant, le potentiel de production, malgré les craintes énoncées précédemment, reste encore largement concentré dans le Sud-Est qui recense 94,9 % des fuseaux classiques et 86,2 % des broches de texturation. La crainte du filateur- texturateur semble davantage tournée vers les firmes étrangères, plus concentrées, que le potentiel industriel français dispersé ou créé ex nihilo dans les grands groupes nordistes, dans des proportions marginales. Le volume des façons à destination des producteurs atteint d’ailleurs son plus haut niveau en 1974 avec 44,6 % du total. Sur la question des prix, le choc pétrolier augmente sensiblement le coût des matières premières et de l’énergie alors que le prix de la laine et du coton décroît et détourne une partie de la clientèle habillement des produits partiellement ou totalement synthétiques. L’exportation se retrouve pénalisée, à la fois par un renchérissement du franc et une dépréciation du dollar sur les taux de change. Certaines affaires qui exploitent de la matière première importée, principalement des fils protégés par brevet, bénéficient d’une baisse de coûts cependant insuffisante pour compenser les autres augmentations sur leurs autres achats et leur prix de revient. Les premières défaillances d’entreprises surviennent. Les effectifs du syndicat passent en dessous de la barre symbolique des 200 adhérents avec 198 entreprises pour 250 usines253.

Graphique III-2 – Production de la Fabrique et du tissage (en tonnes toutes matières, 1973- 1986)

Source : Statistiques UNITEX ADR Rhône et fonds d’Irigny

Dans le tissage, l’activité économique rebondit à partir de 1970, limitant l’érosion des effectifs aux alentours des 17 000 salariés. Le niveau d’activité (hors façon) est suffisamment important pour assurer un horaire moyen de 41 à 42 heures sur la période 1971-1973, tandis que l’organisation en triple équipe se généralise, passant de 34 à 50 % de la répartition du travail (façon incluse)254. Si les productions classiques de la soierie dominent les livraisons (doublures

et édredons en unis classique, tissus pour robe, voile pour rideaux), quelques productions de niche se distinguent par leur forte progression comme les tissus pour pantalon de ski (+ 69,3 % sur la seule année 1972-1973), les tissus pour tailleurs et manteaux (+ 27,9 %), les tissus industriels (+ 18,5 %) et de verre (+ 12,7 %). Le tout jeune Syndicat textile du Sud-Est (STSE) parvient à obtenir le ralliement du Syndicat textile des soieries de Lyon (STSL) à 91 % des métiers inscrits pour le 1er janvier 1973, unissant ainsi fabricants et façonniers sous une même représentation255. La bonne santé de la filière, combinée à un personnel stable, tend le rapport de la Fédération de la soierie (FS) à l’optimisme, malgré les problèmes récurrents de trésorerie et d’investissements matériels rencontrés par les entreprises. C’est en 1974 que la Fabrique enregistre son pic de production à 52 803 t de tissus et velours produits, pour un chiffre

254 ADR, 153 J 204, AGO de la Fédération de la soierie, 1974.

255 ADR, 153 J 97, réunion du CA du STSE, 4 décembre 1972.

0 10 000 20 000 30 000 40 000 50 000 60 000 70 000 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986

d’affaires de 3 milliards de F HT256. Pour autant, le rapport moral de la FS appelle à la vigilance,

constatant l’impossibilité pour la profession de se défendre contre la concurrence étrangère et la vulnérabilité du textile face à la porosité des frontières communautaires et dénonçant les « oiseaux de mauvais augure » souhaitant liquider une industrie textile jugée périmée257. La même année, le rapport moral de la Chambre syndicale des voiles de marque Tergal de Tarare résume des problèmes similaires avec une liberté de ton remarquable, qui souligne également la résurgence d’un scepticisme patronal vis-à-vis de la libéralisation des échanges :

C’est à une véritable coalition que nous avons dû faire face : mévente, faillites, accroissement des charges, difficultés internes d’exploitation du fait de l’absentéisme et de la politisation syndicale, opposition systématique des services de la main-d’œuvre à des requêtes motivées et comme si l’assaut de ces puissances maléfiques [sic] ne suffisait pas, une politique obstinée de libéralisation […] qui fait que l’industrie cotonnière [clientèle importante du voile tararien] étouffe sous le poids d’importations à bas prix qui nous viennent des parties les plus éloignées de la planète258.

Les prémices de la crise se manifestent avec l’augmentation du prix des matières premières liée au choc pétrolier, des hausses s’étalant de 17 à 45 %. Les tarifs d’exécution des façons par les ennoblisseurs, indexés sur des grilles professionnelles, sont également révisés à la hausse de l’ordre de 10 % durant la même période. Une grille d’étude de prix de revient révèle de augmentations de frais généraux de l’ordre de 3,6 à 4,2 % dans des entreprises façonnières en moins de six mois. Le STSE appelle à cette occasion les fabricants à prendre en compte cette inflation dans leurs prix de façon259.Ce n’est qu’en 1975 que les effets de la crise se font pleinement ressentir dans la Fabrique : la production diminue de 10 % à 47 320 t. La baisse du chiffre d’affaires est en revanche plus contenue, avec un recul à 2,83 milliards de F, soit 6,6 %. Les baisses vont de 10 à 40 % selon les adhérents, les arrêts de matériel jusqu’à 30 % du parc dans les cas les plus extrêmes. Le chômage technique semble être contrôlé et les horaires hebdomadaires maintenues autour des 40 heures. Néanmoins, cette sauvegarde d’emploi se fait au prix d’un accroissement de la masse salariale dans le chiffre d’affaires des tisseurs, qui représente en moyenne 75 % de son volume contre 55 % avant la crise. Dans la

256 Fonds UNITEX Irigny, AGO d’UNITEX, 1977.

257 ADR, 153 J 204, AGO de la Fédération de la soierie, 1975.

258 Fonds UNITEX Irigny, AGO de la chambre syndicale du voile de Tarare, 1975.

façon, les trésoreries les plus fragiles ne peuvent espérer passer la fin 1975, tandis que les fabricants ne peuvent jouer avec leurs tarifs très comprimés par les produits d’importations. Seuls les marchés de soie naturelle haute qualité (haute nouveauté, carrés et écharpes, dentelles) échappent à la morosité générale. Les relations avec les syndicats ouvriers, qui connaissent un regain de tension depuis quelques années sur la question salariale, virent à l’exécrable lorsqu’une réunion avec une délégation CGT-CFDT organisée en avril 1975 dégénère. Le rassemblement ouvrier, qui comptait également des représentants de la bonneterie roannaise et des ouates étrangers à la filière, commet des dégradations matérielles dans la salle de réunion et presse la délégation patronale d’accepter le principe d’une réunion paritaire ultérieure sur la révision des salaires, des classifications et des garanties de l’emploi. L’incident braque non seulement le STSE, mais aussi le Syndicat de l’ennoblissement textile de Lyon et sa région (SETLR) et le Groupement des industries diverses de Saint-Étienne (GID), dont la participation est également sollicitée par la délégation ouvrière. À la fin de l’année, quelques signes d’amélioration se manifestent du côté du voile, mais le reste du tissage reste profondément déprimé. Le STSE tente tout au long de l’année de mobiliser les pouvoirs publics et les parlementaires régionaux sur la situation du textile, mais il rencontre un écho limité260. La dégradation graduelle de l’activité se poursuit en 1976 : la profession ne recense plus que 374 entreprises pour 276 usines employant 15 828 salariés. Les chiffres de production et de ventes repartent légèrement à la hausse, 49 990 t de tissus générant 3 milliards de F HT, avec cependant un effondrement notable de la production de velours à 2 000 t, soit 31,6 % de moins par rapport à 1974, à la suite des difficultés rencontrées par JB Martin (cf. chapitre VI).

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