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L’introuvable position commune des concurrents-partenaires de la CEE

enseignements du modèle productiviste

2. L’introuvable position commune des concurrents-partenaires de la CEE

En 1972, à la veille de la crise, l’industrie du moulinage européenne représente un total de 367 000 t de fils texturés polyamides/polyesters pour une consommation apparente de 306 000 t. Le commerce européen de la texturation, industrie encore très moderne, est une affaire quasi-exclusivement réservée aux frontières communautaires. L’Allemagne fédérale importe ainsi 7 057 t de fils depuis les autres pays de la CEE, soit 96,9 % du total de ses importations. Dans le cas français, 3 897 t sont importées de la CEE, soit 92,9 % du total. Les exportations sont plus diluées mais représentent 46,7 % du total français et 50,2 % du total allemand, en faisant le premier marché devant les États-Unis (représentant respectivement 30,1 % et 24,7 %)331. L’entrée du Royaume-Uni dans la CEE amène un concurrent hautement compétitif dans le libre-échange communautaire, qui bénéficie surtout de son très faible taux de charges sociales. Le reste des Six (Luxembourg exclu) affiche un coût total relativement homogène, à l’exception de la Belgique combinant salaires et charges sociales élevées :

Pays Salaire horaire

(en F)

% de charges sociales sur salaire

Coût horaire total (en F) CEE Belgique 9,48 66,6 % 15,80 Allemagne 6,88 46,2 % 11,83 France 6,75 61,5 % 10,90 Royaume-Uni 7,01 14,8 % 8,06 Italie 5,81 105,5 % 12,10 Pays-Bas 5,90 57,7 % 10,15 Reste du monde États-Unis 19,73 Japon 7,40 Hong-Kong 2,49

Tableau III-4 – Comparatif des salaires et charges sociales dans l’industrie textile de la CEE et du

reste du monde, juillet 1973 (chiffres en francs convertis depuis le Deutschmark)

Source : AEM réunion du 27 novembre 1973

La concurrence intra-CEE est d’autant plus importante que les fibres artificielles et synthétiques sont à la veille de la crise les articles textiles les moins importés des pays non-

communautaires. En 1971, seuls 13,5 % des produits synthétiques et 14,4 % des produits artificiels sont issus du commerce extérieur à la CEE, largement en dessous des taux affichés par la laine (28 %) et le coton (38,2 %)332. En 1973, le moulinage européen est dominé par l’Allemagne fédérale qui totalise 126 000 t de texturés, dont 79 % par les adhérents du syndicat moulinier national. Suivent l’Italie avec 65 000 t, dont seulement 50 % par les membres syndicaux, et la France avec 46 000 t, dont 95 % par les membres du SGFM, soulignant la représentativité régionale exceptionnelle. Dans le cas de la Grèce et du Danemark, les chiffres de production sont inconnus par absence de syndicat national ou de chiffres publics. Les échanges statistiques semblent être réduits à un noyau dur franco-belgo-allemand. Le problème de l’intégration de la texturation par les filateurs est généralisé à l’échelle l’européenne. La production de fils texturés en Allemagne fédérale est ainsi assurée à 30 % pour les polyamides et 75 % pour les polyesters par les grands filateurs333.

La profession s’inquiète notamment des matières premières « pré-orientées », c’est-à-dire préparées par étirage avant livraison aux moulineurs-texturateurs. Le phénomène est cependant réduit aux seuls polyesters et ne concerne qu’une production d’appoint à destination d’entreprises travaillant étroitement avec les grands filateurs usant de cette pratique (DuPont, Rhône-Poulenc Textile et Hoechst). La position française illustrée en amont de ce chapitre se retrouve à l’échelle européenne. Un intervenant italien souligne ainsi qu’une coexistence texturation de filature – texturation moulinière est envisageable si les indépendants se reconvertissent dans les articles spécialisés, plus difficile à massifier en raison de la saisonnalité des marchés de la mode. Le dilemme central reste néanmoins ouvert : continuer le travail à façon et prendre le risque d’assister à une réduction des débouchés ou opter pour la commercialisation de produits propres et s’exposer ainsi aux risques commerciaux et créatifs. Le ralentissement du progrès technologique de la texturation à la filière semble accorder un sursis aux producteurs indépendants, le procédé ne permettant pas une rentabilité efficace face à l’étirage-texturation-fausse-torsion utilisé jusqu’ici334. Sur le plan de la politique économique

européenne, les tractations aboutissant à la ratification de l’AMF sont reçues diversement par les pays de la CEE au travers de Comitextil. Une séance du conseil de direction de la FS nous donne davantage de précisions sur les positions nationales respectives : les industriels allemands bloquent les négociations en n’acceptant un accord mondial qu’après avoir conclu

332 ADR, 153 J 28, tableau des importations dans la CEE et aux USA.

333 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 17 juin 1974.

des accords bilatéraux avec les pays d’Extrême-Orient sur les articles dits sensibles à l’opposition totale de l’industrie française qui souhaite un accord général similaire aux accords cotonniers. Les Anglais veulent diluer l’effort d’importations entre les différents pays européens, tandis que les pays de l’AELE sont les plus réceptifs à l’accord final335.

Cees trois tendances – intégration des filateurs, évolution technologique et crise structurelle – dominent le moulinage européen durant le krach. La situation de surproduction, de l’ordre de 20 %, occasionne des pertes déficitaires catastrophiques dans les filatures estimées à environ 5 milliards de F336. Le quatuor Allemagne-Italie-France-Royaume-Uni n’a produit que 255 000 t de texturés polyamide/polyester, contre 319 000 t l’année précédente337. La crise, outre les compressions classiques de personnel, entraîne des changements de représentation importants. En Allemagne fédérale, à l’inverse de la tendance française à l’unification de la filière, les filateurs-texturateurs du syndicat national de moulinage se retirent. La compression de frais qui s’en suit touche jusqu’à l’AEM elle-même, dont le moulinage allemand est le premier contributeur. L’AEM est également contrainte, après refus d’allègement de cotisation, de quitter Comitextil, où le rôle du moulinage européen se bornait à une représentation consultative symbolique. Cette démission aboutit à un rapprochement avec le CIRFS, qui devient le principal interlocuteur international du moulinage européen, mais dont le pouvoir de lobbying est essentiellement détenu par les filatures intégrées. En 1975, une note, non- conservée dans les sources mais évoquée dans le rapport de Pedersen, mentionne la tendance des pays tiers à s’équiper en machines à texturer d’origine européenne afin de ne plus recourir à l’import, rejoignant ainsi les tendances constatées précédemment en Asie du Sud-Est. Dans le prolongement, la question du renouvellement de l’AMF pour 1977 fait ressortir les clivages des pays de la CEE, essentiellement liées à la balance commerciale. L’excédentaire Allemagne est ainsi partisane du statu quo, tandis que les nations déficitaires comme la France et l’Italie souhaitent un contingentement plus contraignant. Ce dialogue désaccordé sur la question du renouvellement de l’AMF tranche avec les positions bien arrêtées des autres pays développés : statu quo pour les USA, élimination des dernières restrictions sur les produits nationaux au Japon, approche sélective et sur mesure pour le Canada.338 Les initiatives de défense du

moulinage indépendant sont limitées par la concurrence entre filateurs. Le représentant anglais

335 ADR, 153 J 204, séance du conseil de direction de la FS, 9 février 1973.

336 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 11 juin 1976.

337 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 1er décembre 1977.

Bancroft propose ainsi de raffermir les liens avec la filature au travers de la promotion- certification du polyester texturé, en prenant l’exemple couronné de succès du label Woolmark339 dans la laine. La discussion qui suit écarte la proposition au motif de la concurrence des filatures exacerbée par la chute des prix340. Cette initiative semble trouver ultérieurement un écho, une commission d’étude étant mise en place courant 1976 pour la promotion des fibres synthétiques par les fournisseurs, qui n’a cependant débouché sur aucune réalisation concrète à la fin de 1977341. Le pouvoir de lobbying s’exprime principalement par Comitextil, dont l’action s’apparente à une « doctrine d’inspiration industrielle » de déclarations publiques et d’un manifeste réalisé en septembre 1975 en collaboration avec l’industrie de l’habillement. Il est remarquable de constater de la part du textile européen un renouveau du protectionnisme doublé d’un scepticisme sur la division internationale du travail, au travers d’un document commun émis par Comitextil, dont des idées ont été reprises dans le rapport final du Bureau international du Travail :

Je m’en voudrais de passer sous silence une action que d’aucuns considèrent comme par trop académique, mais que nous considérons comme fondamentale. En effet, toute la politique actuelle de libéralisation des échanges est fondée sur le concept de « division internationale du travail » qui a été consacré notamment par le GATT et qui, en réalité, constitue un des héritages du libéralisme économique tel qu’il a été conçu par Adam Smith et ses disciples. Ce concept a été enseigné et inculqué à des milliers et des milliers d’étudiants, qui forment aujourd’hui l’élite politique. C’est à son application qu’a été attribué le prodigieux développement économique que nous avons connu depuis la dernière guerre mondiale. Sa remise en question, même partielle, est considérée comme une hérésie. Or, c’est précisément sa mise en œuvre inconditionnelle qui est l’origine des problèmes que connaît actuellement l’industrie textile342.

Plus prosaïquement, Comitextil promeut également la nécessité d’une révision de la politique commerciale de la CEE visant des mesures opérationnelles contre les détournements de trafic et le dumping, étendue aux pays associés, à commerce d’État et bénéficiant des

339 La Woolmark est le sigle de la laine vierge, crée en 1964 à l’initiative de l’International Wool

Secretariat pour assurer le développement de la laine durant le boom textile engendré par la massification des synthétiques. La Woolmark est un cas classique d’autorégulation du contrôle qualité, notamment en certifiant une origine de la laine garantie de moutons sains et vivants.

340 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 11 juin 1976.

341 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 1er décembre 1977.

préférences tarifaires. Une politique qui, au vu de la flexibilité de l’accord qui a permis aux autres pays développés de mener une ligne cohérente, ne dépend que de la bonne volonté des pays membres pour sa mise en place, selon l’organisme.

La légère reprise de 1977 laisse croire au moulinage européen à la clôture de la crise. Les perspectives des industries nationales sont cependant quasi-unanimement mauvaises et seule l’industrie italienne affiche une bonne situation générale.

Pays France Allemagne Italie Grande-

Bretagne Occupation du matériel (Polyamide) 80 % 71 % 60 % Occupation du matériel (Polyester) 70 % 71 % 65 %

Investissements Faibles Faibles Faibles Faibles

Perspectives Mauvaises Mauvaises Mauvaises Stables

Observations générales Situation en nette amélioration mais inférieure à celle de 1974 (- 20 %) Situation générale moins dramatique que celle de la texturation Polyester encore en état dépressif. Perspectives toujours médiocres. Faibles dépenses pour du nouveau matériel

Tableau III-5 – Perspectives du moulinage européen au second semestre 1977

(premier pour la G-B) Source : AEM

L’exercice se révèle cependant décevant avec 130 600 t produites sur les six premiers mois de 1977, contre 136 400 t en 1976343. Dans une réunion organisée avec quelques clients tricoteurs, le moulinage européen impute cette baisse à l’offensive des fibres naturelles dans l’habillement au détriment des texturés polyester. L’article tricoté en polyester texturé, malgré sa robustesse et sa facilité d’entretien, est critiqué pour sa rigidité et son manque de confort qui détourne la clientèle vers les mélanges coton/élasthanne, en plein boom avec la diffusion du streetwear stretch. Les accroissements de productivité ont également gêné le tricot européen,

dont la concurrence a été exacerbée par la baisse des prix de la matière première. L’ennoblissement l’utilisant également comme fonds d’impression donnant des articles de qualité médiocre, le texturé polyester perd désormais son statut de produit nouveau pour rejoindre le rang anonyme des articles de masse. Inversement, les fils moulinés fantaisie classiques plus sophistiqués connaissent un regain d’intérêt, limité par les capacités de production bien inférieures et les difficultés d’adaptation du matériel sur des opérations trop sophistiquées344.

1979 constitue une année charnière avec la signature de l’AMF II. Nous avons évoqué brièvement la position française et le sentiment mitigé qui s’est dégagé du premier AMF. La position française des quotas globaux, approuvée par le Premier Ministre Raymond Barre, est ralliée par les pays à approche protectionniste du premier accord, l’Italie et la Grande-Bretagne, plus l’Irlande. La Belgique, qui avait fait preuve d’une attitude précédemment plus libérale, se convertit également à l’approche globale. L’intransigeance de l’Allemagne et de la Commission européenne qui souhaite sauvegarder le libre-commerce pousse à l’abandon de la perspective globale dès avril 1977. S’en suit un cycle de négociations qui illustre à nouveau la lenteur dramatique et la complexité de la réaction communautaire. Un compromis intermédiaire est proposé par la Commission sous la forme de « quotas globaux internes », c’est-à-dire d’une limite-objectif non contraignante fixée par la communauté sur huit catégories de produits345 jusqu’en 1982. Après un accord de principe de la délégation allemande, celle-ci se rétracte le même mois et souhaite une réduction des quotas à quatre articles et une « stabilisation souple » sur les quatre autres, c’est-à-dire une augmentation tolérable du taux de pénétration de 3 %346.

La commission exerce par la suite un lobbying important sur les gouvernements nationaux pour reconduire l’AMF tel quel en incluant cette déclaration de principe sur les articles spéciaux, au mécontentement du gouvernement français. C’est finalement fin juin/début juillet que celui-ci débloque la situation par un coup de force : l’application de clauses de sauvegarde issues de l’article 19 du GATT, qui soumet à quotas fibres et tissus de coton, t-shirts et chemises. La mesure vise à la fois à casser le rythme des importations et affirmer la position française face à

344 ADR, 153 J 28, réunion de l’AEM, 13 janvier 1978

345 Tissus de coton, tissus synthétiques discontinus, doublures, t-shirts et assimilés, chandails, chemisiers

pour femme et pour homme. Ces huit articles représentent à eux seuls 60 % des biens textiles européens.

Bruxelles, qui finit par céder. Le nouvel accord, dont les modalités ont été détaillées précédemment, est entériné en décembre 1977347.

Conclusion

La crise de 1973 et ses suites ne constituent pas un décrochage immédiat et ininterrompu de l’industrie textile régionale. Le décrochage des années 1974-1975 est jugulé jusqu’en 1979, année où le second choc pétrolier et ses conséquences s’avèrent bien plus importants sur l’activité et l’emploi. Des phénomènes spécifiques de branche amplifient les difficultés : le moulinage, porté depuis deux décennies par la texturation, est renvoyé vers ses marchés historiques par l’irruption des productions intégrées de Rhône-Poulenc Textile, tandis que la crise de la façon dans le tissage et l’ennoblissement accentue des problèmes structurels déjà révélés lors de la crise de 1964. Contrairement aux années 1960 caractérisées par l’apogée des divisions textiles des grands groupes chimiques occidentaux, l’émergence d’une concurrence asiatique à bas coût suscite une pression double pour la filière régionale, par le haut sur les matières premières et par le bas sur les produits finis issus de la confection. Cette filière se voit ainsi concurrencée sur ses débouchés de la bonneterie, qui n’a cessée de monter en puissance dans la part de la clientèle. Cependant, ces nouveaux acteurs n’occultent pas la pression concurrentielle principale exercée par l’industrie communautaire, particulièrement allemande et italienne. Industrie qui aborde par ailleurs de manière bien différenciée la régulation de ces importations au travers des accords de commerce internationaux. L’ensemble de ces paramètres aboutissent à une impasse du modèle concentrique et productiviste qui se heurte désormais à une production intenable sur les grands segments, poussant à la spécialisation et à la montée en gamme. Il ne met pas fin en revanche aux mouvements d’unification professionnelle qui aboutissent aux premières institutions et actions intertextile. Ce mariage de raison de la profession, poussé par le risque de marginalisation et la dégradation de son image, amorce une transition en structurant progressivement l’ancienne représentation fédérative relativement lâche. Cette nécessité est d’autant plus importante que la profession doit faire face à l’effondrement spectaculaire de ses principales entreprises.

Chapitre 4 – Un écosystème

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