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De la discorde à l’unification des fabricants et des façonniers

d’une industrie (1950-1974) Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie textile rhônalpine retrouve une

Chapitre 1 – Une dynamique tendant à la concentration

B. La remise en cause du système façonnier dans le tissage

3. De la discorde à l’unification des fabricants et des façonniers

La contraction de 1964-1965 est sensible. De 38 260 t produites en 1964, les volumes chutent à 32 565 t l’année suivante, baisse majoritairement entretenue par les textiles synthétiques avec près de 4 000 t en moins sur l’année et la fibranne avec 1 000 t. Le tissage réalise sa plus mauvaise production depuis 1961, la rubanerie depuis 1956. Le chiffre d’affaires résiste mieux et reste au-dessus de celui de 1963 en passant de 2,1 en 1964 à 1,9 milliard F en 1965. La baisse est moins significative. En revanche, 1 800 salariés perdent leur emploi durant la crise, une ampleur sans précédent qui s’aggrave dans les années suivantes, avec une perte de 3 150 salariés en 1966-1967 et de 2 750 salariés en 1967-1968.

Graphique I-5 – Effectifs de la Fabrique et du tissage (1955-1968)

Source : Mollié, 1970.

Graphique I-6 – Répartition des effectifs entre fabricants et façonniers (1955-1968)

Source : Mollié, 1970.

Les procès-verbaux du conseil d’administration des SFS étant absents en 1964 et 1965, nous ne retrouvons pas d’informations avant janvier 1966. La soierie se retrouve confrontée à de difficiles négociations de convention collective, la représentation ouvrière exigeant l’application immédiate des accords nationaux impliquant 500 francs de salaire garantis par

0 5 000 10 000 15 000 20 000 25 000 30 000 35 000 40 000

Ouvriers Cadres et employés

0 5 000 10 000 15 000 20 000 25 000 30 000 35 000 40 000

mois et la suppression des abattements de zones. La profession fait bloc, mais sa position reste indéfendable face à la politique sociale nationale de l’Union textile qui tend à suivre les augmentations salariales. De même, les autres syndicats régionaux, bien qu’arborant une neutralité de façade sur la question, accèdent aux revendications. Le tissage plie à son tour en conséquence, non sans avoir manifesté des signes d’unité professionnelle rarement observés entre usiniers et façonniers. Précédemment, une réunion tenue en novembre 1965 entre le SFS et le STSL en présence de 70 participants, aboutit à un vœu commun pour la constitution d’une caisse d’assainissement du matériel. Ces mains tendues sont cependant tempérées par des réticences du groupe usinier, qui représente à ce moment 2 800 métiers. Plusieurs d’entre eux estiment que la fin annoncée du travail à façon libérerait une place à prendre pour la fabrication d’usine. Le syndicat dénonce cependant cette attitude, en soulignant que la disparition de la nouveauté à Lyon et la création de grosses unités de production seraient délétères pour la création artistique. Une autre difficulté est l’exigence des façonniers de revoir à la hausse leurs tarifs, ce que le SFS juge comme une option stérile face à la pression sur les prix exercée par le Marché commun. Les fabricants suggèrent inversement de lutter contre le prix de revient pour accroître la compétitivité. La façon, suivant les directives données à la suite de la crise, approuve la campagne de restructuration et prône l’union de la profession. La crise a laissé des séquelles : si l’alimentation des usines est retournée à l’équilibre, les prix demeurent encore en 1966 de 20 à 25 % inférieurs à leur valeur de 1963, tandis que l’accès aux marchés financiers demeure précaire. Conséquemment, les investissements en 1965 ont été réduits de trois quarts par rapport à ceux de 1964. La profession rencontre également de gros problèmes de recrutement et un manque de moyens pour les fonds de propagande destinés au recrutement. Le rapport moral du STSL traduit une position pragmatique sur la situation :

À une époque de très rapide évolution, où S.S le Pape, les hommes politiques de gauche, du centre ou de droite, sont persuadés que nous entrons dans une époque de « socialisation », le vendeur qui trouve actuellement un possesseur de matériel pour lui faire du tissu, veut délibérément ignorer tous les problèmes sociaux et économiques auxquels ce-dernier doit faire face ; il veut profiter du présent et ne pas se soucier de l’avenir. Cette division de l’« industriel » et du « commercial » qui découle de l’époque du tissage à bras, conduit lentement la « soierie traditionnelle » à sa perte, en vertu du proverbe vieux comme le monde : Toute chose divisée contre elle-même, périra. […] Devant cette fatale évolution, c’est à chacun de vous, en particulier, de se poser la question : […] Que deviendra mon organisation de production ? Que dois-je faire pour

la maintenir et aller de l’avant ? Étant donné la diversité des productions, il est pratiquement impossible de donner des directives générales. Tout au plus, pourrait-on vous répondre par une boutade empruntée à nos concurrents étrangers. Il y a quelques semaines, en effet, au cours d’une conversation à Krefeld avec les dirigeants des syndicats allemands, ces-derniers nous ont assuré que malgré leurs difficultés actuelles, une maxime est à la base de leur optimisme : Dans le tissage, on meurt lentement. Tout en prenant note de cet adage, il faut que nous soyons encore plus optimistes que nos voisins et que notre action de tous les jours soit orientée vers la recherche des moyens de survie par l’évolution, sans trop compter, pour le moment du moins, sur la compréhension et l’aide efficace d’autres éléments de la profession129.

La façon a l’appui de la Fédération de la soierie qui, dans de récentes allocutions, approuve la nécessité de réviser les tarifs de façon. S’éloignant du diptyque usinier/façonnier, la présidence du STSL accuse également les tisseurs indépendants à domicile d’organiser une tarification absurde qui alimente une concurrence déloyale. Elle évoque même un « grand serviteur de la soierie » qualifiant cette pratique de « cancer ». Du point de vue façonnier, la seule voie d’amélioration possible est de mettre le fabricant non-usinier devant ses responsabilités, notamment sur le prix de revient réel de leur main-d’œuvre. En 1966, le STSL dénonce à nouveau la concurrence « intérieure » et la dégradation des relations sur la place de Lyon : des campagnes diffamatoires sur des prises d’ordres à des « prix de suicide » sont dénoncées par la chambre syndicale. Cette mésentente se poursuit les années suivantes. Fin 1968, le rapport moral du STSL s’en fait à nouveau l’écho dans son bilan sur les grandes séries : Le donneur d’ordres accuse le tisseur façonnier ou fabricant-usinier de faire des propositions anormales. Le façonnier accuse le donneur d’ordres de fausses affirmations au sujet des prix offerts par la concurrence. En réalité, la vérité, pour une grande partie du marché, est que, dans ce domaine, suivant les cas d’espèces, les deux accusations sont justifiées. Beaucoup de donneurs d’ordres n’ont pas évolué, et considèrent, toujours, que leur rôle de chef de maison est d’obtenir le prix le plus bas, sans responsabilité du travail suivi, sans se soucier si leur outil sera vivant le lendemain […] Quelques tisseurs, peu nombreux et non valables, mais en nombre suffisant pour casser le marché ayant leur entreprise située dans des localités reculées où ils sont la seule industrie, n’appliquant pas les accords de salaires et cherchant la rentabilité par une alimentation suivie, font

des prix bas. D’autres travaillent en famille et n’ayant aucune idée de leur prix de revient, acceptent, de courtiers intermédiaires donneurs d’ordres, des prix impensables. Quelques fabricants-usiniers, ayant dans leur activité une marge industrielle et une marge commerciale garnissent leurs usines en période creuse avec des ordres à façon dont les taux rendent nettement leur production industrielle déficitaire, cette action étant pour eux moins onéreuse qu’un arrêt momentané du matériel de production. L’inspection du travail, absorbée au-delà de ses possibilités d’action par d’autres besognes, ne peut aider la profession par des contrôles systématiques et, quelquefois, lorsqu’elle peut intervenir, limite ses contrôles à l’application du SMIG. Le façonnier sérieux n’a aucune sécurité dans l’alimentation de son matériel ; ne commandant pas lui-même ses matières, est sujet à des ennuis de qualité de fils, son donneur d’ordres cherchant les meilleurs prix ; travaillant dans de pareilles conditions est incapable d’établir un prix de revient exact pour ses productions130

.

Le constat n’est guère plus enthousiaste dans les séries nouveautés où « l’anarchie, dans la production, règne en grande souveraine » en raison des difficultés d’alimentation des métiers, dont 50 % du parc est à l’arrêt entre deux saisons de mode. Par ruissellement, de nombreux donneurs d’ordre font faillite. Des actions syndicales symboliques illustrent cette conjoncture difficile. Le STSL est notamment organisateur, avec l’Association des anciens élèves de l’Ecole de tissage et le SFS, d’une « opération recyclage des chefs d’entreprises » basée sur la formation continue131. Le sentiment de crise latent pousse au rapprochement. En 1967, le SFS rapporte les discussions d’une commission restreinte composé de représentants des fabricants et de la façon qui mentionnent la nécessité d’une mise en commun des moyens de la profession. Le rapprochement syndical est évoqué en vue de réduire les frais généraux. C’est une petite révolution pour le tissage dont la restructuration n’avait été abordée que d’un point de vue productiviste. Ce mouvement s’inscrit dans une tendance nationale de révision des structures professionnelles du textile, le modèle de représentation de branche par nature de fibre étant remis en cause par la généralisation des productions mélangées132. Graduellement, cette manœuvre se conclut en 1972 par la création du Syndicat textile du Sud-Est (STSE), qui absorbe le SFS et le Syndicat des fabricants de tissus et soieries de Lyon (STSL) et unit de fait fabricants

130 ADR, 153 J 189, AGO du STSL de 1968.

131 ADR, 153 J 189, AGO du STSL de 1966.

132 CEGOS-Economie, Rapport sur les structures futures souhaitables des organisations

et façonniers sous la même représentation professionnelle. Durant cette période, les indicateurs maintiennent leur tendance : négatifs pour l’emploi, positifs pour la production. La fabrique compte ainsi 492 entreprises et 338 usines en 1973, contre respectivement 598 et 379 en 1967. Les effectifs passent de 21 851 salariés à 17 200 dans le même intervalle, tandis que le tonnage total augmente de 30 804 à 48 513 t, les livraisons de 362 565 à 494 771 m², à plus de 85 % en tissus finis et velours133. Le chiffre d’affaires progresse également de 2,03 à 2,48 milliards de F, mais recule en francs constants (1,8 milliard de francs équivalents 1967). La soierie se retrouve à la veille de la crise dans une situation intermédiaire : les progrès sensibles de la production ne suffisent pas à compenser la précarité de sa santé financière. L’œil contemporain se fait déjà critique au début des années 1970 de cet entre-deux ; une enquête du Centre de recherche et d’études sociologiques appliquées de la Loire (CRESAL)134 conclut ainsi :

La soierie lyonnaise a fait des efforts d’adaptation, mais elle reste largement déphasée sur l’évolution technique et commerciale et conserve des structures largement périmées. En conséquence, la soierie tend à abandonner la place de Lyon ou à prendre une structure où on aurait la création à Lyon (qui jouerait aussi le rôle de laboratoire) et la grande série ailleurs, notamment en Italie135.

133 Fonds UNITEX Irigny, AGO de l’UNITEX 1976.

134 Fondé en 1958 dans la mouvance de la revue Economie et Humanisme du père Louis-Joseph Lebret

(1897-1966), le CRESAL est un laboratoire d’économie et sociologie appliquée d’orientation catholique, initialement consacré à des thématiques de recherche au sein de l’espace de la Loire, s’étendant par la suite à des problématiques nationales. Il fusionne en 2007 avec la Groupe lyonnais de sociologie industrielle, qui a des origines semblables, pour former le laboratoire Mondes et dynamiques des sociétés, lui-même regroupé en 2011 avec le groupe de recherche sur la socialisation pour former l’actuel centre Max Weber de l’université de Lyon. Source : Site de l’UMR 5283, rubrique

« Présentation », URL : https://www.centre-max-weber.fr/Presentation (dernière consultation le 9

novembre 2020).

135 Bibliothèque municipale de Lyon (BML), fonds Ecole de Tissage TL 30930, étude du CRESAL

Saint-Étienne et de l’IREP Grenoble, « Les perspectives et les conditions de développement d’un complexe industriel régional, rapport sur l’industrie textile dans la région Rhône-Alpes », septembre 1970.

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