• Aucun résultat trouvé

La délicate transition des marchés coloniau

d’une industrie (1950-1974) Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie textile rhônalpine retrouve une

Chapitre 1 – Une dynamique tendant à la concentration

B. La remise en cause du système façonnier dans le tissage

1. La délicate transition des marchés coloniau

Au sortir de la guerre, le potentiel productif du tissage régional est sensiblement plus entamé que dans le moulinage. Le géographe Georges Chabot recense ainsi environ 40 000 employés dans le tissage et la rubanerie en 1948, contre plus de 48 000 dix ans auparavant (travailleurs à domicile inclus). De même pour les volumes de production, le tonnage s’élève à environ 17 000 t en 1947106 puis 20 000 t en 1948, contre 28 000 t en 1938, dont un tiers part à

105 ADR, 153 J 18, AGO 1973 du SGMT.

106 Georges Chabot, « L’industrie française de la soierie en 1950 : Structure et problèmes »,

l’exportation, des chiffres également rapportés dans le bilan d’Études et conjoncture107. La

branche a cependant matériellement peu souffert de la guerre. Les unités de production, petites et dispersées en zone rurale et périurbaine, sont relativement épargnées par les réquisitions de locaux et les dommages collatéraux des combats. Plus que la remise en état du parc usinier, ce sont les difficultés logistiques qui contribuent à la perte de vitesse de la soierie lyonnaise. Le bref rapport d’activité du groupe 6 du Syndicat des fabricants de soieries témoigne de difficultés de transports et de distribution de matières premières, guère plus détaillées faute de circulation d’information108. De même, dans le groupe 4 des tissus soies, les industriels se plaignent de

blocages récurrents par les douanes des contingents de soie importés qui entravent l’approvisionnement de la place de Lyon109. Ce n’est qu’au début des années 1950 que le secteur

tissage-rubanerie retrouve des niveaux proches de l’avant-guerre : 25 000 t en 1950 selon Chabot110, 27 000 en 1956 selon Mollié. L’essor productiviste de la soierie intervient à partir

de 1959 où le tonnage atteint un peu plus de 28 000 t, 32 000 l’année suivante, presque 40 000 à la veille de la crise conjoncturelle de 1964.

107 Bulletin de l’INSEE, « Bilan de l’industrie française de la soierie », Économie et statistique, vol. 5,

n° 5, 1950, p. 57.

108 ADR, 153 J 179, rapport d’activité du groupe 6 du SFS, 1946.

109 ADR, 153 J 174, rapport d’activité du groupe 4 du SFS, 1946.

Graphique I-4 – Production de la Fabrique et du tissage par matière, en tonnes (1955-1968)

Source : Mollié, 1970.

Parallèlement, les effectifs connaissent une diminution ininterrompue : 49 000 en 1938 selon le bilan soierie 1950, 37 000 en 1955, 30 000 en 1965 selon Mollié. Les deux activités connaissent une baisse équivalente de leur main-d’œuvre à hauteur d’environ 20 % sur la période 1955-1965, passant de 24 000 à 20 000 salariés pour la Fabrique et de 12 500 à 10 000 salariés pour la façon. Sur la même période, on dénombre la disparition d’un tiers des entreprises à l’échelle nationale, de 1 532 à 996 sociétés. Cette concentration pré-crise se fait au léger détriment des entreprises fabricantes, la façon résistant mieux jusqu’au début des années 1960. Cependant, au sein même des fabricants, les usiniers affichent une résilience bien plus conséquente que les maisons classiques : entre 1959 et 1965, le nombre d’entreprises usinières diminue de 254 à seulement 244, tandis que celui de fabricants non-usiniers s’effondre de 598 à 405 en seulement cinq ans, indiquant une crise du modèle de la maison preneuse d’ordres. Comparativement au moulinage, la conversion aux fibres synthétiques est plus lente et s’accompagne d’un maintien relatif de la production en rayonne. Il faut attendre 1964 pour voir les tissus synthétiques dépasser la rayonne dans le tonnage total (16 052 t contre 13 767). La soie naturelle persiste, à des volumes symboliques destinés aux marchés prestigieux de petite et haute nouveauté. En termes de valeur, la progression du chiffre d’affaires est sensiblement plus élevée proportionnellement à la production : 734 millions de NF HT en 1955, 2,123 milliards en 1964. La répartition des entreprises se fait, par ordre d’importance en 1955, entre les départements du Rhône (703entreprises), de la Loire (433), de l’Isère (338), de la Haute- Loire (71) et de l’Ardèche (59), le reste de la région Rhône-Alpes (plus la Saône-et-Loire) représentant une part symbolique. La désindustrialisation se fait de manière relativement

0 5 000 10 000 15 000 20 000 25 000 30 000 35 000 40 000 45 000

homogène, le Rhône perd 212 établissements entre 1955 et 1962 (- 30,2 %), la Loire 90 (- 20,8 %), l’Isère 87 (- 25,7 %) ; seule l’Ardèche maintient un effectif stable.

Contrairement au moulinage et à l’ennoblissement que la nature intrinsèquement façonnière cantonne largement au marché intérieur, les fabricants de soieries ont un réseau d’export à l’étranger considérablement développé, notamment dans le pré-carré douanier des colonies. Il est difficile d’estimer l’évolution de la part des exportations, les comptes rendus de réunion des différents groupes s’avérant avares en statistiques. Le bilan de la soierie de 1950 classe met en valeur les marchés maghrébins : 2 200 t en Algérie, 1 000 t au Maroc, 580 t en Tunisie. L’Indochine constitue également un débouché important avec 2 000 t, devant les premiers débouchés européens constitués de la Grande-Bretagne (1 310 t), du Maroc (1 002 t, et des Pays-Bas (529 t). La sous-représentation des marchés européens doit cependant être pondérée par la valeur des exportations. Si l’Algérie reste toujours en tête du classement (380 millions de NF environ), la Grande-Bretagne (372 millions) s’intercale devant l’Indochine (314 millions) et le Maroc (178 millions) est talonné par les Pays-Bas (141 millions). Ce différentiel provient de la nature des produits importés, la nouveauté monopolisant les exportations vers les pays développés tandis que les colonies absorbent essentiellement des produits simples de qualité médiocre (voiles et foulards teints en mélange de coton et rayonne ou tissus « bourrichas » de rayonne simple). Il faut attendre 1957 pour avoir de nouvelles données, parcellaires, issues du rapport d’activité du groupe 2 du SFS : l’Algérie constitue le contingent le plus important avec 900 millions de NF de chiffre d’affaires, représentant 60 % des exportations vers les TOM. Le Maroc et la Tunisie récemment indépendants complètent le podium avec respectivement 200 et 100 milllions de F. L’Afrique occidentale française (AOF) et l’Afrique équatoriale française (AEF) représentent 250 milllions de F cumulées. Les tonnages ne sont en revanche pas indiqués, pas plus que les chiffres de l’Indochine qui est hors du cadre du groupe111. On peut cependant énoncer la probabilité d’un rapide effondrement des débouchés à la suite de son indépendance obtenue en 1954, illustré par le rapatriement d’affaires constituées localement comme la Société franco-annamite textile et d’exportation (Sfate) vers la région lyonnaise112. La situation en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne reste

111 ADR, 153 J 172, rapport d’activité du groupe 2 du SFS, 1957.

112 La Sfate est initialement fondée en 1920 par la fusion de la société tonkinoise Emery & Tortel avec

la société Veuve Armandy & Cie de Lyon. Emery & Tortel puise ses origines dans la Société française des filatures de soie du Tonkin, fondée en 1903 avec siège social à Paris et une filature de soie à Nam- Dihn (dans l’actuel Vietnam). Cette société change sa raison sociale en Société française de sériciculture et des filatures de soie de l’Indo-Chine en 1906 avant d’être reprise par Emery en 1908. Source : Alain

ponctuée de tensions entre fabricants métropolitains et clientèle locale. La fin des années 1940 est marquée par l’émergence de la concurrence japonaise, particulièrement au Maroc, qui est en mesure de pouvoir vendre ses tissus deux fois moins chers que ceux de la métropole113. Une partie de cette production parvient en contrebande depuis le port espagnol de Tanger pour être vendue à la criée au souk de Fès114. Des plis du Syndicat des fabricants de soierie de Lyon (SFS) à l’attention de la direction des Textiles datés de 1952 s’émeuvent ainsi de la concurrence étrangère dans toutes les places coloniales par des réseaux de contrebande transfrontaliers. En Afrique noire, les importations transitent par le Soudan égyptien et les colonies anglaises de la Côte de l’Or pour se déverser au Tchad et au Moyen-Congo via la place de Bangui115. Des

pratiques de dumping par réexportation depuis la métropole sont également employées par des importateurs afin de contourner le mur douanier116. En 1954, un pli parvenu au groupe 2

mentionne un incident caractéristique des effets de l’instabilité politique sur la marche des affaires :

Les négociants installés au Maroc ont en effet reçu des tracts rédigés en arabe les avisant qu’aucune marchandise française ne devrait être dédouanée après le 24, et menaçant les contrevenants de la peine de mort. Ces tracts portent pour toute signature la reproduction d’un cœur et d’un pistolet. La période trouble que traverse actuellement le protectorat incite évidemment les négociants à redouter le pire et à se plier à des exigences qui, en d’autres temps, auraient été considérées comme fantaisistes. Les fabricants de soieries, fortement émus par ces informations dont le caractère purement politique ne leur échappe pas et dont les conséquences risquent d’être extrêmement graves pour l’avenir au moins immédiat de leurs relations avec le Maroc, ont tenu à porter les faits ci-dessus à la connaissance des services ministériels. Ils souhaitent que toutes mesures soient prises pour ramener le calme et permettre la reprise de la vie normale117

.

Léger, Entreprises Coloniales, Inde et Indochine, fiches « Société française des filatures de soie »,

« Société française de sériciculture et des filatures de soie » et « Emery & Tortel » ; www.entreprises-

coloniales.fr/inde-et-indochine.html (dernière consultation 12 décembre 2020).

113 ADR, 153 J 172, rapport d’activité annuel du groupe 2 du SFS, 1949.

114 ADR, 153 J 172, rapport d’activité annuel du groupe 2 du SFS, 1952 et ADR, 153 J 135, courrier

général de la soierie, lettre du SFS à la direction des Industries textiles et divers (DITD), 6 juillet 1953.

115 ADR, 153 J 135, courrier général de la soierie, lettre du SFS à la DITD, 4 novembre et 15 décembre

1952.

116 ADR, 153 J 135, courrier général de la soierie, lettre du SFS à la DITD, 5 juin 1953.

Par contagion, cette concurrence s’étend également à l’Algérie, surtout postérieurement à l’indépendance. En 1966, le conseil d’administration du SFS rapporte ainsi que la Fabrique lyonnaise n’arrive plus à tenir ses positions en raison des articles japonais et du contingentement imposé aux articles synthétiques par le nouveau gouvernement118. L’Algérie passe ainsi de 34,7 % en 1959 des exportations à 7,4 % en 1966119. La soierie semble avoir cependant joui d’un prestige commercial relativement intact jusqu’aux accords d’Évian. Un rapport de tournée de 1960 indique ainsi l’engouement d’une clientèle aussi bien européenne qu’indigène à Alger, Bône et Constantine, malgré des conditions exécrables liées à l’administration militaire120.

Désormais privé du « pré-carré » colonial, le tissage doit compter sur le marché intérieur et les marchés des pays développés, bien plus concurrentiels. Cette mutation de marchés se fait le vecteur d’un débat émergent au début des années 1960 et se confirmant avec la crise de 1964 : la place et l’obsolescence du système classique de la place lyonnaise de fabrication à façon.

Outline

Documents relatifs