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Vue d’ensemble de la littérature entre 1750 et 1875

Avant de commencer l’analyse des œuvres austeniennes à proprement parler, situons rapidement l’auteur par rapport à certains de ses prédécesseurs, de ses contemporains et de ses successeurs en ce qui concerne les références faites à la mode dans leurs œuvres respectives. Sans entrer véritablement ici dans la littérature comparée qui serait hors de propos, il apparaît nécessaire de montrer qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, la façon dont les écrivains mentionnent la mode évolue. Le but, ici, n’est pas non plus de mener une étude statistique approfondie et valide, mais de mettre en évidence l’évolution du vêtement en littérature et de comprendre pourquoi la mode est devenue de plus en plus présente dans les romans. Il s’agit de dégager une tendance et de montrer qu’Austen a contribué à la progression de cette tendance.

Les auteurs choisis pour cette étude ont tous un lien avec les travaux d’Austen ou Austen elle-même, en ce sens qu’elle avait lu leurs romans, pour les prédécesseurs et les contemporains, ou que ses successeurs connaissaient son travail. Ainsi, nous l’avons dit plus haut, Austen connaissait Tom Jones, a History of a

Foundling1, d’Henry Fielding (1748) puisqu’elle en parle à sa sœur Cassandra dans une lettre qui lui est adressée2. Nous avons donc choisi d’inclure ce roman, ainsi qu’un roman de Samuel Richardson en ce qui concerne les prédécesseurs d’Austen. Un neveu d’Austen écrivit que sa connaissance des œuvres de Richardson était telle que personne ne pourra jamais l’égaler3. Le roman de Samuel Richardson qu’elle connaissait le mieux était sans conteste Sir Charles Grandison, mais en raison de la pauvreté des références faites par l’auteur à l’habillement, nous lui avons préféré

Clarissa Harlowe, or the History of a Young Lady4 (1753-54).

1

Henry Fielding, Tom Jones, a History of a Foundling (Oxford : Oxford UP, 2008).

2 Jane Austen, Jane Austen’s Letters, ed. Deirde Le Faye (Oxford : Oxford UP, 1997), 2.

3 Claire Tomalin, Jane Austen: a Life (Londres : Penguin Books, 2000), 71.

4 Samuel Richardson, Clarissa Harlowe, or the History of a Young Lady (Londres : Penguin Books, 1985).

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Pour les romans écrits par des auteurs contemporains d’Austen, notre choix s’est porté sur Evelina5

, de Fanny Burney (1778) et The Mysteries of Udolpho6 d’Ann Radcliffe (1794). Austen appréciait le style de Burney ; elle lui rend d’ailleurs hommage dans Northanger Abbey en citant le nom d’une des ses héroïnes (NA 25), ainsi que dans Sanditon (MW 390). Austen a parodié le roman gothique en général, et plus particulièrement The Mysteries of Udolpho de Radcliffe, dans Northanger

Abbey. Waverley7 de Scott (publié en 1814) viendra compléter les auteurs contemporains choisis. Austen avait écrit non sans ironie à sa nièce Anna le 28 septembre 1814 : « Walter Scott has no business to write novels, especially good ones. —It is not fair. —He has Fame & Profit enough as a Poet, and should not be taking the bread out of other people’s mouths. —I do not like him, & do not mean to like Waverley if I can help it—but I fear I must »8. Le style de Scott lui était donc familier.

Enfin, les successeurs d’Austen qui entrent dans cette étude sont Charlotte Brontë avec Jane Eyre9 (1847), Charles Dickens avec Great Expectations10 (1861) et George Eliot avec Middlemarch11 (1871). Brontë a été choisie car elle a exprimé son point de vue sur les travaux d’Austen dans des lettres datant du 12 janvier 1848, 18 janvier de cette même année et 12 avril 185012. Great Expectations a été sélectionné parce qu’il est fondamentalement proche de Pride and Prejudice : le mariage est en effet un thème central pour les deux romans ; de plus, les deux livres partagent la même approche intérêt-frustration-dénouement heureux pour Elizabeth, Jane et Pip13. Eliot a été choisie pour l’hommage qu’elle a rendu à Austen dans son roman

Middlemarch14.

5

Fanny Burney, Evelina or the History of a Young Lady’s Entrance into the World (Oxford : Oxford UP, 2006).

6 Ann Radcliffe, The Mysteries of Udolpho (Londres : Penguin Books, 2001).

7

Walter Scott, Waverley (Oxford : Oxford UP, 1986).

8 Austen, 277.

9 Charlotte Brontë, Jane Eyre (Londres : Penguin Books, 2006).

10

Charles Dickens, Great Expectations (Oxford : Oxford UP, 1998).

11 George Eliot, Middlemarch (Londres : Penguin Books, 2003).

12 Charlotte Brontë, « Charlotte Brontë’s Letters », www.pemberley.com (2004). Disponible sur <http://www.pemberley.com/janeinfo/janeart.html#charlottebronte> (23 octobre 2011).

13 Anthony Lioi, « Irony and Family in Dickens and Austen », EL 32 (1988). Disponible sur <http://www.victorianweb.org/previctorian/austen/family.html> (31 janvier 2012).

14 Tomalin, 280. « […] while George Henry Lewes praised [Austen] steadily through the 1850s, singling out her dramatic powers especially, he expected her to find appreciation only within a ‘small circle of cultivated minds’. One of the cultivated minds was that of George Eliot, whose debt to Austen is clear in the first section of Middlemarch ».

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Avant de mener l’analyse, nous avons établi un classement des œuvres d’Austen en fonction de la richesse des références vestimentaires qu’ils contiennent, à l’aide du Logiciel de linguistique de corpus AntConc15

. La fréquence de 26 termes a été recensée. Les termes étudiés sont : « dress, gown, robe, petticoat, hat, cap, bonnet, ribbon, gloves, boots, shoes, clogs, stockings, shawl, coat, pelisse, cloak, greatcoat, waistcoat, jacket, shirt, cravat, gaiters, wig, nightgown, clothes », qu’ils soient au singulier ou au pluriel. Il en ressort que Persuasion est le roman qui contient le moins de références avec un total de 21, puis arrive Sense and Sensibility (29 références), suivi de Pride and Prejudice (40), Emma (46), enfin, viennent

Mansfield Park (60 références) et Northanger Abbey (72 références). Il ne semble

pas exister de corrélation entre la date d’écriture des romans et le nombre de références à la mode qu’ils contiennent. En revanche, comme le montre la Figure 1, le nombre de précisions apportées aux vêtements augmente plus on avance vers et dans le XIXe siècle. Pour l’étude de linguistique de corpus comparative entre différents auteurs, les pièces de vêtements qui ont servi à l’analyse sont celles qui reviennent le plus fréquemment dans les romans considérés. Il s’agit de « dress »16

(robe ou tenue), « gown » (robe) et « hat » (chapeau). Cette étude a aussi été réalisée pour chaque roman d’Austen.

Figure 1 : Répartition en pourcentage du nombre de descriptions, de dénotations et d’absences de tout qualificatif, en cumul, des termes « dress, gown, hat » dans les romans d’Austen, et moyenne de cette

répartition.

Au regard de ce graphe, on note également que bien que Northanger Abbey soit le roman qui contienne le plus de références à la mode, on n’y trouve aucune

15 Laurence Anthony, AntConc 3.2.1w (2007). Disponible sur <http://www.antlab.sci.waseda.ac.jp/> (1 mars 2010).

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Notons que pour le terme « dress », nous avons écarté le verbe et n’avons gardé que le substantif. 0 10 20 30 40 50 60 70 descriptions dénotations absences

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description, du moins pour les 3 vêtements étudiés. Bien entendu, cette absence de descriptions ne signifie pas qu’il n’y en a aucune dans le roman. On en trouve notamment au début du livre, lorsque Mr Tilney vante à Mrs Allen et à Catherine ses connaissances en matière de robes et de tissus. Austen emploie dans ce passage des métonymies et appelle les robes des « mousselines ». C’est pour cette raison que les descriptions n’apparaissent pas sur ce graphe. Cette lacune chez Austen peut aussi s’expliquer par le fait que, si Northanger Abbey a été publié post mortem, il aurait été composé bien avant. Butler n’exclut pas le fait qu’il aurait été écrit avant Sense and

Sensibility17. Et Arnaud mentionne même dans la notice de sa traduction du roman l’année 179218

. Dans cette œuvre, Austen décrit rarement les habits dont elle parle, elle les dénote. Ainsi, Northanger Abbey apparaît davantage ancré dans le XVIIIe siècle.

Il a été décidé que l’étude de comparaison entre les différents auteurs au fil des XVIII et XIXe siècles serait réalisée versus la moyenne des résultats trouvés chez Austen et présentés en Figure 1. D’une façon générale, la même tendance aurait été observée si l’on avait pris chaque roman d’Austen séparément.

Figure 2 : La mode et les écrivains : répartition exprimée en pourcentage des descriptions, dénotations

et absence de toute information concernant les termes « dress », « gown » et « hat » chez des auteurs ayant publié entre 1748 et 1874.

Légende : Fielding = Tom Jones (1748) ; Richardson = Clarissa Harlowe (1753-54) ; Burney =

Evelina (1778) ; Radcliffe = The Mysteries of Udolpho (1794) ; Scott = Waverley (1814) ; Austen =

moyenne de tous les romans ; Brontë = Jane Eyre (1847) ; Dickens = Great Expectations (1861) ; Eliot = Middlemarch (1874). Les auteurs sont classés par ordre chronologique de publication de leur ouvrage.

17 Butler, 172-173.

18 Pierre Arnaud, Notice, L’Abbaye de Northanger. In Œuvres romanesques complètes, trad. Pierre Goubert, Pierre Arnaud et Jean-Paul Pichardie, éd. La Pléiade, Vol. I, (Paris : Gallimard, 2000), 1015.

0 10 20 30 40 50 60 70 80 descriptions dénotations absences

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Cette partie de l’étude de linguistique de corpus permet de savoir si le vêtement concerné est décrit et de quelle façon il l’est. En tirant parti des spécifications de Barthes, trois cas ont été dégagés : la description, la dénotation et l’absence de toute description ou dénotation. Sous la plume des écrivains étudiés, la répartition entre ces différents types de qualificatifs évolue. La Figure 2 présente les résultats obtenus. Gardons à l’esprit que cette analyse n’a pas la prétention d’être exhaustive. Elle est qualitative et permet de voir se dessiner l’évolution de l’utilisation des vêtements dans les romans au cours des XVIIIe

et XIXe siècles en littérature britannique. Une analyse significative aurait exigé une étude plus complète, avec davantage d’auteurs, en considérant tous les romans de chacun, et en travaillant sur tous les termes de la garde-robe qui y sont rencontrés.

Au vu du graphe obtenu, on peut dire que l’on assiste avec le temps, et d’une manière générale, à une augmentation des qualificatifs de ces trois vêtements, celle-ci s’exprimant aussi par une diminution de l’absence des descriptions sauf chez Eliot. Trois tendances se détachent : la première comprend Fielding, Richardson et Burney, dont le pourcentage d’absence de descriptions est supérieur à 50, voire 60 ; la deuxième inclut Radcliffe, Scott, Austen, Brontë et Dickens pour lesquels le pourcentage est voisin de 40 ; la troisième ne concerne qu’Eliot avec un pourcentage d’absence de précision supérieur à 60. Globalement, il existe une corrélation entre la progression chronologique et les détails que les auteurs offrent quant aux vêtements cités : le souci du détail s’affirme à partir du XIXe siècle.

La démarcation d’Eliot par rapport aux autres auteurs peut s’expliquer par le fait qu’elle souhaitait s’écarter de l’univers féminin et éviter de « parler chiffons ». Après tout, Eliot, de son vrai nom Mary Ann Evans, a pris un pseudonyme masculin afin de se faire passer pour un homme. Il est donc tout à fait possible qu’elle se soit volontairement détournée de la mode pour ne pas laisser sa voix féminine transparaître à travers ses écrits.

Austen a, quant à elle, publié ses premiers romans anonymement, en spécifiant respectivement pour Sense and Sensibility et Pride and Prejudice : « a

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New Novel by a Lady » et « by the Author of Sense and Sensibility »19. Ces deux imprécisions ne laissent aucun doute sur le sexe de l’écrivain ; de fait, le lecteur peut penser trouver dans les travaux d’une romancière bon nombre de tableaux où les tenues sont décrites. Il n’en est rien chez Austen, qui évite de décrire les vêtements de ses personnages de façon détaillée, alors qu’elle le ferait dans une correspondance privée à propos d’une connaissance. Il existe en effet une réelle différence entre la production privée et la production publique d’Austen : pour donner un ordre d’idée, et pour reprendre l’étude de la fréquence d’apparition des 26 termes analysés, dans ses lettres, elle cite, en fonction du roman considéré, entre 4 et 13 fois plus de vêtements. Cela correspond à 271 références à ces 26 pièces de vêtements trouvées dans ses lettres contre 21 à 72 pour ses fictions. De toute évidence, Austen prend soin de limiter les références à la mode dans ses écrits destinés à la publication afin de respecter les canons de la bienséance et d’éviter de laisser des préoccupations estimées futiles dominer ses écrits.

La Figure 2 montre également qu’il y a, pour les romans de ces auteurs, davantage de dénotations que de descriptions. De même, jusqu’à Austen, lorsqu’il y a peu de descriptions chez un écrivain, celui-ci compense par des dénotations. Puis on assiste à la réduction de l’écart entre le nombre de dénotations et le nombre de descriptions, jusqu’à Eliot, chez qui le nombre descriptions et de dénotations est équivalent. Profitons de cette remarque pour mettre en avant la richesse des descriptions d’Eliot, qui dépeint les tenues de ses personnages sur plusieurs lignes. Une vue d’ensemble permet de mettre en évidence que pour tous ces écrivains, le pourcentage de dénotations se situe entre 20 et 50.

Chez Austen, Northanger Abbey se démarque des autres romans, avec 60% de dénotations (voir Figure 1), ce qui est considérable, alors que le pourcentage de descriptions est nul pour les trois vêtements analysés. Pour cette première fiction, Austen reste dans la retenue et n’utilise jamais plus d’un terme pour décrire un vêtement. Son envie de décrire les tenues de ses personnages est cependant décelable. Pour les autres romans, la répartition entre qualification de vêtements et absence de toute précision s’équilibre. Austen fait davantage appel à la description, sans toutefois livrer de fresques ni de représentations très détaillées. Elle reste

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toujours minimaliste. Ses tableaux sont, par exemple, très différents de ceux d’Eliot en ce qui concerne la mode.

Progressivement, au fil du temps, les descriptions de vêtements en littérature se font plus nombreuses, et plus riches aussi, en ce sens qu’il ne s’agit plus de plusieurs adjectifs qui viennent qualifier le vêtement (comme par exemple « la belle chemise de nuit en dentelle »), mais des descriptions que l’on pourrait appeler « filées » dont voici un exemple. Au chapitre XLIII de Middlemarch, Eliot écrit :

They were both tall, and their eyes were on a level; but imagine Rosamond's infantine blondness and wondrous crown of hair-plaits, with her pale-blue dress of a fit and fashion so perfect that no dressmaker could look at it without emotion, a large embroidered collar which it was to be hoped all beholders would know the price of, her small hands duly set off with rings, and that controlled self-consciousness of manner which is the expensive substitute for simplicity.20

On voit dans cet extrait que l’écrivain mentionne la robe dans une vue d’ensemble, puis s’attarde sur un détail, le col, en l’occurrence. On remarque aussi qu’Eliot passe des cheveux de Rosamond à sa robe, puis à ses mains. La robe semble ne faire qu’un avec ce personnage, comme si elle était partie intégrante du corps de Rosamond. Dans le cas présent, il apparaît que « la sensualité commande la description qui, dans le vêtement, cherche à saisir les lignes du corps et son mouvement »21. Il n’y a pas, chez Austen cette relation vêtement-sensualité. Les longues descriptions se font trop rares pour que ce lien puisse s’établir. En revanche, comme l’avance Fortassier, les « descriptions les moins intéressantes ne sont pas forcément les plus courtes ou les plus sélectives »22. C’est bien ce que ce travail va s’efforcer de démontrer.

Pour cette vue d’ensemble d’un panel d’auteurs des XVIII et XIXe

siècles, quatre catégories de cooccurrences ont été mises en évidence pour chaque vêtement : l’auteur peut indiquer l’étoffe ou le matériau dans laquelle/lequel le vêtement est confectionné, sa couleur, et/ou ses caractéristiques (usage qui en est fait, élégance ou état du vêtement), ou il peut au contraire ne donner aucune information sur ce vêtement. Dans ce cas, on parle d’absence de collocations. La Figure 3 montre la répartition des différents types de collocations rencontrés pour chacun des termes étudiés et pour chaque auteur.

20

George Eliot, Middlemarch: A Study of Provincial Life. In The Works of George Eliot, Vol. II, Livre 5 (Edimbourg et Londres : William Blackwood and Sons, s. d.), 241-242.

21 Rose Fortassier, Les Ecrivains français et la mode. De Balzac à nos jours (Paris : PU de France, 1988), 16.

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Figure 3 : Répartition entre les quatre types de collocations définis (étoffe/matériau, couleur,

caractéristique et absence de collocation) exprimée en pourcentage pour chaque auteur. Légende : Fielding = Tom Jones (1748) ; Richardson = Clarissa Harlowe (1753-54) ; Burney =

Evelina (1778) ; Radcliffe = The Mysteries of Udolpho (1794) ; Scott = Waverley (1814) ; Austen =

moyenne de tous les romans ; Brontë = Jane Eyre (1847) ; Dickens = Great Expectations (1861) ; Eliot = Middlemarch (1874). Les auteurs sont classés par ordre chronologique de publication de leur ouvrage.

Tout d’abord, il existe à partir de Radcliffe, une augmentation puis une diversification des collocations employées pour décrire une pièce de vêtement ou une tenue. Les auteurs mentionnent plus fréquemment le matériau ou le tissu utilisé (la paille pour un chapeau, la soie pour une robe, …) et la couleur de l’habit. Cette tendance avait déjà été amorcée timidement par Richardson au XVIIIe siècle. Ainsi, le vêtement est moins tabou, il prend de l’importance dans nos sociétés, notamment en raison de l’émergence des classes moyennes et de la bourgeoisie, et cette ampleur que prend la mode se retrouve en littérature. Fortassier dresse un parallèle tout à fait judicieux entre la mode et la peinture à propos de Balzac qui disait avoir « créé le paysage en littérature »23 :

La mode est aussi à créer en littérature, et, comme elle change plus vite que le paysage, elle requiert de chaque écrivain, à son époque, l’apprentissage d’un vocabulaire et l’invention d’une syntaxe, d’un style. Cette description mérite surtout de retenir notre attention, comme nous intéresse tout portrait ou paysage dû à un écrivain, qu’il soit fait « sur le motif », s’inspire d’une œuvre graphique, ou soit imaginaire, puisque de toute façon, le portrait ou la paysage écrit, comme la robe écrite, suppose une transposition, ce que la toile donnait à voir d’un coup dans son ensemble devant maintenant se révéler peu à peu au fil de la phrase, selon un ordre qu’il revient à l’écrivain de choisir ; et devant se traduire en des mots, une syntaxe, des images qui tiennent lieu ici de palette et de brosses.24

23 In Fortassier, 15. 24 Fortassier, 15-16. 0 10 20 30 40 50 60 70 étoffe/matériau couleur caractéristique absence

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Sans doute faut-il voir ici un parallèle entre le style Empire, se résumant par une simplification des costumes masculin et féminin par rapport aux tenues de l’Ancien Régime, et le style épuré et sans fioriture d’Austen ? Les robes qui ont le moins d’ampleur sont celles datant de la période « Regency » en Angleterre (correspondant au style Empire en France), le minimum d’ampleur ayant été relevé en 181125. Et cette silhouette longiligne et simple correspond à la plume minimaliste d’Austen. Il apparaît d’ailleurs qu’avec la reprise d’ampleur des robes après 1820, la complexité croissante de leur coupe, et l’adjonction d’ornements, les styles littéraires offrent plus de qualificatifs aux vêtements, et plus de descriptions (on pense ici par exemple à Brontë et Eliot pour l’Angleterre et Flaubert et Zola pour la France). On peut donc voir une analogie entre costume féminin et style littéraire.

Cela étant dit, Fortassier fait remarquer la façon quelque peu surprenante de travailler des écrivains français : « Aussi est-il amusant, et touchant, de voir Balzac, Baudelaire, les Goncourt, Mallarmé, Huysmans, recueillir ces cailloux, bijoux ou joujoux, que sont pour eux les noms de tissus, de pièces du vêtement ou d’accessoires de la toilette ; dresser des listes, en guise de réserve où puiser »26

lorsqu’ils écrivent un roman. On n’imagine pas du tout Austen dresser ce genre de listes, la longue description ne faisant pas partie de son style. Il est à noter que Byrde a répertorié non moins de 27 sortes d’étoffes différentes dans les œuvres de l’écrivain27

, ce qui traduit la solide connaissance d’Austen dans le domaine du textile.

C’est d’ailleurs avec naturel qu’Austen mentionne ces étoffes : on décèle ici la voix littéraire féminine. Austen semble parler de l’univers féminin avec plus