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Chapitre 6 : Protection

1 Protection physique

Le rôle de protection des vêtements le plus évident est la protection physique, et en particulier la protection contre le froid. Il ne faut toutefois pas négliger que l’homme a parfois aussi besoin de se préserver de la chaleur.

La protection contre le froid est étayée dans différentes œuvres. Il a été souligné plus tôt qu’Austen donnait une importance particulière aux manteaux, vestes, pelisses et autres pardessus. A ceux-ci, viennent s’ajouter les spencers, les

1 John Carl Flügel, Le rêveur nu. De la parure vestimentaire (Paris : Aubier, 1982), 74.

2 Roland Barthes, « Le Bleu est à la mode cette année », in Roland Barthes Œuvres Complètes, Vol. I, 1023.

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gilets, les châles et autres manchons. Dans Emma, Mr Woodhouse se fait un excellent représentant de cette fonction de protection du vêtement. Il a souvent peur de prendre froid, et craint toujours que ses hôtes souffrent d’un refroidissement. Cette facette de sa personnalité se retrouve tout au long du livre. L’entourage de Mr Woodhouse est conscient de ses craintes et Mr Knightley, notamment, est très prévenant à son égard. Au chapitre 8, par exemple, Mr Woodhouse a l’intention de sortir marcher. Knightley lui dit : « I will fetch your great coat and open the garden door for you » (E 45).

Plus loin, Austen précise que Mr Woodhouse est tellement emmitouflé qu’il ne ressent pas le froid (E 87). Il s’inquiète aussi pour la santé de Miss Smith qui est sortie avec un simple châle sur les épaules ; sa fille Emma lui fait remarquer que c’est l’été et qu’il faut beau (E 38). De même, Mr Woodhouse s’enquiert de Miss Fairfax pour savoir si elle a pu changer ses bas puisqu’elle est sortie se promener sous la pluie (E 222). Cette attitude protectrice traduit une trop grande prudence. Mr Woodhouse est sur ses gardes, n’aime le changement (E 7) ni dans sa vie, ni dans son pays. Quand Austen écrit : « he was a much older man in ways than in years » (E 6), elle laisse entendre qu’il adhère aux idées de l’Ancien Régime.

Mr Woodhouse est un père faible : il laisse sa fille manipuler son entourage et jouer à arranger des mariages, et l’auteur condamne son laxisme. Bien qu’Austen semble adhérer davantage aux idées du parti Tory, comme l’a notifié Caroline Austen, nièce de Jane et romancière, dans une courte biographie consacrée à sa tante3, elle défendait aussi certaines idées progressistes et réfutait certains choix faits par les partisans du Torysme. Dans cet exemple où Mr Woodhouse apparaît frileux, inquiet pour la santé de son entourage, et manquant de fermeté, Austen montre qu’elle désapprouve le manque de cohésion de cette classe sociale qu’est la « landed gentry », celle des les propriétaires terriens.

C’est une idée burkéenne qu’Austen reprend en créant son personnage de Mr Woodhouse. Dans Reflections on the Revolution in France, Burke écrit en effet : « Let those large proprietors be what they will—and they have their chance of being among the best—they are, at the very worst, the ballast in the vessel of the

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commonwealth »4. Au moyen d’une métaphore, Burke établit le lien qui existe, selon lui, entre la classe des propriétaires terriens et la base de la société en Angleterre. Et Austen reproche à la génération précédant la sienne son manque de rigueur et de réaction face à la montée des idées révolutionnaires qui ont provoqué un ébranlement et un bouleversement de la société en Angleterre. On voit donc ici que l’auteur dissimule derrière les vêtements et les actes de ses personnages ses propres opinions politiques et sociales : trop se couvrir est, pour Austen, synonyme de vivre en autarcie et se contenter des affaires de son voisinage au mépris de la politique intérieure de son propre pays. Mr Woodhouse ne se remet jamais en question et préfère garder ses habitudes plutôt que les bousculer pour maintenir l’ordre établi en pensant aux générations futures. Austen stigmatise le manque de discernement de la génération à laquelle appartient Mr Woodhouse : à aucun moment il ne s’interroge sur les conséquences d’un tel laxisme.

Se protéger de la chaleur n’est pas un acte répandu dans les fictions d’Austen, l’Angleterre n’étant pas un pays où le climat impose de se préserver de la chaleur fréquemment. Le lecteur dispose toutefois de quelques exemples illustrés par des accessoires, les ombrelles, les chapeaux de paille et les éventails. Les salles de bal sont en effet tellement bondées qu’il y fait très chaud. Avoir un éventail devient alors indispensable. Cet article permet à la fois à celle qui l’utilise d’obtenir un peu de fraîcheur et de montrer qu’elle suit la mode. L’usage d’un éventail n’apparaît qu’une fois dans la correspondance d’Austen, les 8 et 9 janvier 1799, où elle précise à sa sœur avoir pris avec elle son éventail blanc à une soirée5

, une fois dans Mansfield

Park, à l’occasion d’un bal (MP 219), et deux fois dans Northanger Abbey (NA 63,

65), la première pendant une scène de bal, et la deuxième caricaturant un bal.

Andrea Galer, costumière, n’utilise pas d’éventail dans les adaptations pour lesquelles elle a travaillé. Elle ne peut en effet se résoudre à présenter des éventails dont la fabrication et la décoration n’arrivent pas à égaler celles du XVIIIe siècle. Les éventails étaient bien évidemment peints à la main6, et les faire fabriquer aujourd’hui en disposant seulement d’un laps de temps réduit (les costumiers disposent en général de 6 semaines, parfois seulement 4, pour créer et rassembler toute la

4 Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France (Stilwell : Digireads.com Publishing, 2005), 30.

5 Jane Austen, Jane Austen’s Letters, ed. Deirde Le Faye (Oxford : Oxford UP, 1997), 34.

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robe nécessaire au tournage7) avec un budget restreint relève du défi. Elle préfère donc tout simplement les enlever des scènes de bal8. Dans la version 2007 de

Northanger Abbey par Jon Jones, Mrs Allen emporte un éventail rebrodé de paillettes

dorées pour aller au bal. L’éventail devient un accessoire anachronique. Dans cette scène de bal, Mrs Allen et Catherine, qui viennent d’arriver à Bath, sont très gênées de ne connaître personne. Les deux dames vont d’une pièce à l’autre, s’assoient au salon de thé, et se relèvent quelques instants après, avec un sourire embarrassé. Mrs Allen utilise son éventail au moment où elle quitte la pièce, à la fois pour se donner une contenance, et pour montrer qu’elle est une femme à la mode. S’il fait chaud dans la salle de bal du fait de la foule, le salon de thé, lui, n’est pas bondé : il n’y a que peu de places assises, et Mrs Allen sort son éventail dans cette pièce. L’éventail ne semble pas être utilisé pour sa fonction première, comme protection contre la chaleur ; il sert principalement de faire-valoir à Mrs Allen, et aussi de barrière physique, pour mettre une distance entre la foule et elle, ou encore de protection psychologique pour se cacher le bas du visage, puisqu’elle est mal à l’aise, selon l’interprétation que le spectateur veut en faire.

Pride and Prejudice et Sanditon sont les seules fictions qui mentionnent les

ombrelles. Dans Pride and Prejudice, elles sont retrouvées dans des constructions de phrases très différentes, pour des personnages que tout oppose. Le premier extrait concerne Lydia, et le second, Elizabeth :

When Lydia went away she promised to write very often and very minutely to her mother and Kitty; but her letters were always long expected, and always very short. Those to her mother contained little else than that they were just returned from the library, where such and such officers had attended them, and where she had seen such beautiful ornaments as made her quite wild; that she had a new gown, or a new parasol, which she would have described more fully, but was obliged to leave off in a violent hurry, as Mrs. Forster called her, and they were going off to the camp; and from her correspondence with her sister, there was still less to be learnt--for her letters to Kitty, though rather longer, were much too full of lines under the words to be made public. (PP 184)

"Miss Bennet, there seemed to be a prettyish kind of a little wilderness on one side of your lawn. I should be glad to take a turn in it, if you will favour me with your company."

"Go, my dear," cried her mother, "and show her ladyship about the different walks. I think she will be pleased with the hermitage."

Elizabeth obeyed, and running into her own room for her parasol, attended her noble guest downstairs. (PP 271)

7 Andrea Galer, costumière, email personnel, 4 novembre 2009.

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Le premier passage se situe au moment où Lydia est avec les Forster à Brighton, peu avant sa fugue avec Wickham. Encore une fois, Lydia est caractérisée par le champ lexical de l’excès. « [S]uch beautiful », « quite wild » ou encore « violent » sont des termes qui témoignent de la folie et de l’insouciance de Lydia. L’ombrelle est ici un accessoire de mode, au même titre qu’une robe ou que des ornements. Lydia achète tout et n’importe quel article, dans le seul but de se faire plaisir. Il s’agit ici de la notion de consommation, et même de gaspillage, ostentatoire. La protection n’intervient pas.

Elizabeth, elle, se dépêche d’aller chercher son ombrelle dans sa chambre pour accompagner, ou plus exactement pour affronter Lady Catherine à l’extérieur. Elle l’utilise bien comme protection contre le soleil, jusqu’à ce qu’elle atteigne le bosquet, puis comme protection contre les affronts de Lady Catherine. Son esprit vif lui permet de trouver la parade à chaque vexation de Lady Catherine. L’ombrelle devient une protection, ou plus justement un soutien psychologique.

Dans Sanditon, les parents de la petite Mary ont l’intention d’offrir une ombrelle à leur fille. Ici aussi, l’ombrelle a deux fonctions, mais elles diffèrent des cas précédents : l’ombrelle a pour but de protéger l’enfant et d’en faire une jeune fille à la mode. Après que Mr Parker a proposé à son épouse d’acheter une ombrelle ou un chapeau à Mary, la mère de la petite s’enthousiasme : « I will get Mary a little Parasol, which will make her as proud as can be. How Grave she will walk about with it, and fancy herself quite a little Woman » (MW 381). Mrs Parker ne mentionne même pas le chapeau, qui est trop commun, et ne retient que l’ombrelle. La petite Mary se trouve alors tiraillée entre le monde de l’enfance, avec une ombrelle pour se protéger du soleil, et le monde des adultes, avec une ombrelle pour être à la mode. Le père de l’enfant, pragmatique, pense à la peau blanche et fragile de sa fille. La mère, elle, ne voit que l’esthétique, la parure et l’impression que la fillette va produire en se promenant avec cet accessoire, et de ce fait, à l’impression qu’elle va elle-même produire en se promenant avec sa fille. Austen souligne la futilité de certaines mères et leur propension à éveiller chez leur(s) fille(s) un intérêt pour ce qui ne devrait pas être prioritaire dans leur éducation. Encore une fois, Austen met en garde le lecteur contre une instruction qui néglige les valeurs fondamentales au profit de légèretés.

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La protection physique, chez cet auteur, va au-delà d’une simple barrière contre un climat trop chaud ou trop froid : elle apparaît en effet souvent liée à une protection d’ordre psychologique qui demande à la fois une analyse du contexte historique et social et des personnages.