• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6 : Protection

2 Protection psychologique

2.1 Protection magique

La protection dite magique est certainement, avec la protection physique, l’une des plus anciennes fonctions du vêtement. Les constats de Flügel sont les suivants :

Pour le primitif, la cause de tous les maux qui ne sont pas immédiatement explicables doit être trouvée non dans les propriétés ou les interactions physiques des choses mais plutôt dans l’action de facteurs magiques ou spirituels. A ses yeux, l’univers est constamment pénétré de ces influences, et les calamités qui s’abattent sur le genre humain […] sont censées être le fait de forces magiques hostiles mises en branle par d’autres hommes, des fantômes ou quelques esprits désincarnés. La seule protection contre cette myriade d’influences maléfiques réside

145

dans le recours à la contre-magie, et, comme il est impossible d’exercer sans discontinuer cette contre-magie […], il est donc extrêmement pratique de porter sur soi une amulette qui détourne à coup sûr les forces maléfiques sans faire appel à une intervention active. Ce fut ainsi que l’on porta ou que l’on attacha sur soi divers objets, prétendûment [sic] dotés de vertus magiques […].9

Ces amulettes dont Flügel parle, qui repoussent les mauvais esprits, possèdent également une dimension ornementale. Elles évoluent avec le temps, et sont rencontrées plus récemment dans le port de colliers, par exemple. Cette combinaison entre spiritualité, magie et protection est utilisée par Austen dans Mansfield Park. L’écrivain insiste longuement sur la croix d’ambre que le frère de Fanny, William, lui a rapportée de Sicile, et qu’elle porte assortie d’une chaîne offerte par Edmund à l’occasion d’un bal (MP 199, 202-206, 212, 215). Fanny met autour de son cou deux bijoux offerts par les personnes qu’elle chérit le plus au monde (MP 212). Sans la chaîne, la croix ne serait pas mise en valeur (William n’avait pas les moyens d’offrir en plus de la croix une chaîne à sa sœur, il avait donc utilisé un morceau de ruban en guise de tour de cou [MP 199]). Et la chaîne d’Edmund, toute simple (MP 205), passerait inaperçue sans la croix d’ambre. En outre, les deux bijoux s’accordent parfaitement, puisque c’est la seule chaîne qui passe dans l’anneau de la croix (MP 212).

Fanny, écrit l’auteur, est ravie de porter ces deux bijoux à la fois (MP 212). Et même si elle ne les porte que lors du bal, on suppose qu’elle les garde précieusement dans ses affaires personnelles. De cette façon, Fanny aura l’illusion que William est près d’elle lorsqu’il repartira en mer, et qu’Edmund reste à ses côtés lorsqu’elle sera renvoyée à Portsmouth chez ses parents. Elle saura donc puiser la force dont elle a besoin dans l’adversité et dans ses moments de doute, et trouver consolation et réconfort à travers son collier. La chaîne et la croix portées ensemble permettent à Fanny de se sentir protégée et plus forte :

[…] and having, with delightful feelings, joined the chain and the cross--those memorials of the two most beloved of her heart, those dearest tokens so formed for each other by everything real and imaginary--and put them round her neck, and seen and felt how full of William and Edmund they were, she was able, without an effort, to resolve on wearing Miss Crawford's necklace too. She acknowledged it to be right. Miss Crawford had a claim; and when it was no longer to encroach on, to interfere with the stronger claims, the truer kindness of another, she could do her justice even with pleasure to herself. The necklace really looked very well; and Fanny left her room at last, comfortably satisfied with herself and all about her. (MP 212)

9

146

Fanny semble personnifier les deux bijoux. Une fois la croix et la chaîne réunies, la jeune fille se sent confiante, comme si William et Edmund étaient à ses côtés. Elle est transportée, et arrive à éprouver du plaisir là où il n’y avait que mortification et malaise quelques instants auparavant : elle est prête à porter la chaîne offerte par Miss Crawford avec moins de déplaisir qu’elle aurait pu l’imaginer. Il est évident que, pour le personnage de Fanny, la magie du bijou, qui a été offert à la fois par son frère et son cousin, comporte aussi une dimension religieuse et spirituelle. La croix, offerte par son frère, est le symbole religieux par excellence. Quant à son cousin, l’amalgame magie - religion réside dans le fait que Fanny aime un homme destiné à être pasteur.

Enfin, la magie du collier ne se produit que lorsque la chaîne et la croix sont réunies. Cet ensemble est sacré pour Fanny, d’une part parce qu’il lui a été offert par deux personnes qu’elle aime, mais aussi parce que la croix est le symbole du christianisme. Fanny est une héroïne austenienne à part et Butler s’applique à pointer les différences fondamentales qui existent entre Fanny et les sœurs Bertram :

Fanny Price is a Christian. The clue [of the novel] lies in those characteristics in which the Bertram girls are deficient—‘It is not very wonderful that, with all their promising talents and early information, they should be entirely deficient in the less common acquirements of self-knowledge, generosity and humility’ [MP 16]. Immediately afterwards, Fanny, in conversation with Edmund, is shown to have the qualities her cousins lack. Humility is obviously an appropriate virtue for the Christian heroine; but equally important in Jane Austen’s canon is, as always, the impulse towards self-knowledge. Fanny’s sense as a Christian of her own frailty, her liability to error, and her need of guidance outside herself, is the opposite of the Bertram girls’ complacent self-sufficiency.10

La rigueur morale de Fanny et sa foi en font l’archétype de la pratiquante évangélique. Austen a en effet été influencée par la lecture des travaux d’Hannah More, a tel point qu’elle a donné à Fanny Price les vertus défendues par ce mouvement.

Austen évoque d’ailleurs tour à tour l’évangélisme et les écrivains qui prônent ce mouvement à plusieurs reprises dans sa correspondance personnelle dont voici un extrait datant du 24 janvier 1809 : « You have by no means raised my curiosity after Caleb11. My disinclination for it before was affected, but now it is real. I do not like the evangelicals. Of course I shall be delighted when I read it, like other people, but till I do I dislike it ». Le fait que sa sœur lui recommande la lecture de ce

10 Marilyn Butler, Jane Austen and the War of Ideas (Oxford : Oxford UP, 2002), 221-222.

11

147

livre, et ce qu’elle en sait par d’autres sources, lui est suffisant pour reconnaître, avec beaucoup d’humour, qu’elle sera séduite par les idées de cette branche du protestantisme. On comprend donc l’importance du symbole de la croix pour l’héroïne de Mansfield Park : elle matérialise la foi de Fanny. La jeune fille trouve sans doute dans cette croix un soutien psychologique qui se révèle utile puisque même Edmund semble l’abandonner par moments, notamment lors de l’épisode de la demande en mariage de Crawford (MP 262-263).

L’ensemble croix—collier matérialise la foi de Fanny et l’aide à rester fidèle à ses idées, face aux Crawford et aux injonctions de son oncle.