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Chapitre 8 : Juvenilia et Lady Susan

2 Le Style austenien originel

Le style des Juvenilia est en quelque sorte celui des romans, mais en beaucoup plus exagéré. Tout y est plus prononcé : l’humour, l’ironie, la rhétorique, les leçons que le lecteur doit tirer de ses lectures. Même les intrigues sont rocambolesques. Les références à la mode foisonnent et contiennent elles-mêmes les caractéristiques du style austenien : elles peuvent être humoristiques ou ironiques, par exemple.

Ainsi, dans « Lesley Castle », on trouve ce passage dans lequel Austen ridiculise son héroïne : « In general I can spend half the Day at my toilett [sic] with a great deal of pleasure, but why should I dress here, since there is not a creature in the House whom I have any wish to please » (MW 124). Dans cette lettre, Lady Lesley ne parle que d’elle, de ses goûts, ses ressentis et montre à la personne destinataire de la lettre le bien fondé de ses convictions. Lady Lesley, supposée avoir reçu une bonne éducation et de bonnes manières, dénigre des jeunes filles écossaises rencontrées récemment. Leur origine, leurs goûts musicaux, et même leurs noms déplaisent à Lady Lesley, qui en conclut qu’il n’est pas nécessaire de s’apprêter lorsqu’elles lui rendent visite. En fait, contrairement à ce qu’elle annonce, Lady Lesley ne cherche pas à être agréable avec ses hôtes ; elle veut soit plaire aux hommes, soit éblouir les femmes par sa beauté et ses tenues. Austen montre combien Lady Lesley est prétentieuse et vaniteuse : son manque d’humilité et de respect envers autrui est évident. L’auteur se moque de l’attitude trop assurée et condescendante de Lady Lesley et provoque son lecteur par des réflexions déplacées. Si l’on considère maintenant les extraits de la troisième lettre issue de « A Collection of Letters », on verra qu’ils contiennent tous les rouages des grands romans de l’auteur. Evidemment, sur un fragment de quatre pages, le rythme paraît très cadencé et les informations données par l’auteur très condensées par rapport à ses six grands romans. Maria est une jeune fille simple, mais avec du bon sens et de l’éducation. Lady Greville, une aristocrate, propose de la chaperonner à un bal. La jeune fille n’a pas le même statut social que Lady Greville, et cette dernière lui reproche constamment d’être « pauvre » :

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From a young Lady in distress’d Circumstances to her freind [sic]. “Have you got a new Gown on?”

“Yes Ma’am,” replied I with as much indifference as I could assume.

“Aye, and a fine one too I think—(feeling it, as by her permission I seated myself by her) I dare say it is all very smart—But I must own, for you know I always speak my mind, that I think it was quite a needless peice [sic] of expence [sic]—Why could you not have worn your old striped one? It is not my way to find fault with people because they are poor, for I always think that they are more to be despised & pitied than blamed for it, especially if they cannot help it, but at the same time I must say that in my opinion your old striped Gown would have been quite fine enough for its wearer—for to tell you the truth (I always speak my mind) I am very much afraid that one half of the people in the room will not know whether you have a Gown on or not—But I suppose you intend to make your fortune tonight.” (MW 156)

Un peu plus loin, alors que la jeune Maria est engagée pour la prochaine danse avec Mr Bernard, le plus bel homme de l’assistance, mais aussi l’héritier d’un vaste domaine (MW 158), Lady Greville lui fait encore un affront. Le cavalier de la jeune fille s’aperçoit qu’il a laissé ses gants blancs à son domestique (MW 157) et laisse la jeune fille livrée à elle-même le temps de récupérer ces derniers. Lady Greville, qui passe à la hauteur de la jeune fille et le voit seule, lance : « What cannot get you a partner? Poor Young Lady! I am afraid your new Gown was put on for nothing » (MW 157), sans donner le temps à Maria de s’expliquer. Le lendemain, Lady Greville se rend chez Maria pour l’inviter à souper, mais elle ne daigne même pas descendre de sa voiture tant le vent souffle. Maria, sur les conseils de sa mère, s’approche de l’équipage. Et Lady Greville, qui cherche visiblement mortifier la jeune fille, lui dit :

“Why I think Miss Maria you are not quite so smart as you were last night—But I did not come to examine your dress, but to tell you that you may dine with us the day after tomorrow—Not tomorrow, remember, do not come tomorrow, for we expect Lord and Lady Clermont & Sir Thomas Stanley’s family—There will be no occasion for your being very fine for I shant send the Carriage—If it rains you may take an umbrella—” I could hardly help laughing at hearing her give me leave to keep myself dry— […] You young Ladies who cannot often ride in a Carriage never mind what weather you trudge in, or how the wind shews your legs. (MW 159)

Commençant son discours (premier extrait) à l’attention de Maria avec des compliments, Lady Greville enchaîne rapidement avec des reproches, en insistant sur sa « pauvreté ». Maria n’est certainement pas pauvre, puisqu’elle peut s’acheter une nouvelle robe pour aller à une soirée, mais elle est d’un rang inférieur à Lady Greville. Lady Greville en vient à dire que si Maria est pauvre, elle est forcément intéressée, dans le sens où elle revêt une robe neuve et à la mode pour gravir les échelons de la société et paraître plus que son rang, dans le but de se trouver un bon mari lors de cette soirée. Lady Greville en vient donc à dire que la dépense a été

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inutile, ce qui revient à dire à la jeune fille de ne pas tromper son monde avec des habits qu’elle ne porte pas d’ordinaire.

Lorsque Lady Greville vient en voiture chez Maria, elle ne prend même plus la peine de commencer par des compliments. Elle la rabaisse sans attendre. Il n’est pas question que les invités prestigieux de Lady Greville sachent qu’elle fréquente une jeune fille « pauvre ». On peut alors se demander pourquoi Lady Greville emmène la jeune fille danser. L’auteur n’a toutefois pas donné de précision à ce sujet.

Austen montre à quel point les personnes fortunées peuvent être déplaisantes et méprisantes à l’égard d’autrui. Et elle garde le meilleur pour la fin, quand Lady Greville explique que les jeunes filles sans le sou ne prêtent guère attention au vent qui soulève leur robe ! La vulgarité de Lady Greville atteint ici son paroxysme dans la mesure où, nous l’avons dit précédemment, il n’était pas convenable, à cette époque, d’évoquer la partie du corps que sont les jambes. Lady Greville tente de faire passer les jeunes filles de famille simple pour des personnes vulgaires, dévoilant leurs jambes sans que cela les gênent. Il faut bien évidemment y voir ici une critique acerbe de la part de l’auteur, montrant que les personnes les plus grossières ne sont pas toujours celles que l’on croit. En d’autres termes, ça n’est pas parce qu’une personne est fortunée qu’elle possède la meilleure des éducations.

Le fait qu’Austen mentionne la robe rayée de Maria n’est pas anodin. On trouve donc dans les premiers écrits d’Austen non seulement le ton austenien qui se met déjà en place, mais aussi les sous-entendus qu’elle aime donner à certains vêtements. Austen donne déjà aux vêtements un rôle de communication. Ils lui servent à faire passer un message à ses lecteurs. Les rayures sont chargées de sens. Michel Pastoureau nous éclaire quant à leur signification. Il explique tout d’abord que la signification de la rayure change vers 1775, avec la révolution américaine2. C’est la « vogue romantique » de la rayure3

. Il détaille alors :

A l’origine de cette vogue se place l’américanophilie de la France et des pays hostiles à l’Angleterre à la fin des années 1770. La révolution américaine est elle aussi fille des Lumières, et le drapeau aux treize rayures rouges et blanches des treize colonies d’Amérique, insurgées contre la couronne britannique, apparaît comme l’image de la Liberté et le symbole

2 Michel Pastoureau, L’Etoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés (Paris : Editions du Seuil, 1991), 75.

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des idées nouvelles. Par là même, la rayure acquiert rapidement un statut idéologique et politique. […] Même l’Angleterre, pourtant à l’origine directement visée, se met aux stripes au milieu des années 1780. […] La rayure aristocratique et la rayure paysanne se rencontrent et parfois se confondent. […] En France, […] l’idéologie […] en a […] fait depuis quelques années une image emblématique de la Révolution en marche. […] Se vêtir de rayures, c’est non seulement faire preuve de civisme, mais aussi afficher son adhésion à certaines valeurs fortes de l’idéologie à la mode. Depuis la fin du XVIIIe siècle, le rayé peut être soit valorisant soit dévalorisant, soit tout ensemble valorisant et dévalorisant. En revanche, il n’est jamais neutre.4

Il devient alors évident, au vu de la période d’écriture de ce fragment, qu’Austen fait référence à la Révolution française à travers les rayures de la robe de Maria. La jeune fille représente la nouvelle génération, celle-là même qui vient mettre en péril les privilèges de l’aristocratie. En s’adressant à Maria de façon incorrecte, mais tout en l’emmenant au bal et en l’invitant à diner, l’aristocratie montre qu’elle réprouve les nouvelles idées radicales, mais qu’elle est bel et bien obligée de faire avec.

Lady Greville aurait préféré que Maria porte sa robe rayée. La jeune fille incarne la nouvelle génération et sans ses rayures, portant une robe neuve, il devient difficile de savoir qui est Maria, d’autant qu’elle est escortée par Lady Greville. Aux yeux de Lady Greville, une robe rayée permet de montrer à leur entourage son statut et ses idéaux.

Austen souligne plusieurs fois, avec beaucoup d’humour et d’ironie, le manque de savoir-vivre de l’aristocratie et de considération qu’elle peut avoir pour autrui. En voulant faire passer Maria pour vulgaire, notamment avec le passage des jambes révélées par le vent qui soulève la robe des jeunes filles, Austen insiste surtout sur les propos vulgaires proférés par Lady Greville.