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Chapitre 4 : Pudeur

3 La pudeur sous toutes ses formes

3.5 Pudeur et fétichisme

Flügel note dans son analyse que la réaction de pudeur peut concerner une partie du corps plus qu’une autre et que cette partie peut être amenée à varier. Il note très justement qu’au début du XIXe siècle, en Angleterre, il est déplacé de montrer ses jambes et même d’en parler. Car même si les tenues des dames sont particulièrement légères, il n’est pas question de montrer cette partie du corps. Pour l’évoquer, les anglais utilisent par exemple le mot français « jambe »35

. En quelques sortes, cette partie du corps est taboue. Ainsi, le vêtement qui dissimule la jambe, c’est-à-dire, le bas, est assimilé à la jambe elle-même en ce sens qu’il ne doit pas être

33 Flügel, 77.

34 Hollander, 85.

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vu, lui non plus. Les bas montent un peu au-dessus du genou et tiennent grâce à une jarretière placée en dessous ou au dessus de celui-ci avant 1800. A partir de 1800 la jarretière se noue en dessous du genou36. Ils ne sont bien sûr pas visibles (sauf au niveau des chevilles si la femme porte des ballerines), ceux-ci étant camouflés sous de longues robes. Les bas sont donc considérés comme des dessous. Ils sont un interdit pour les hommes et sont objet de fantasmes car comme le rappelle Steele, « tout ce qui est défendu est érotisé »37.

C’est Byrde la première qui a remarqué qu’Austen avait un faible pour les bas38. En effet, si l’on considère la correspondance d’Austen avec sa sœur Cassandra, on trouvera cette pièce de lingerie citée dix-huit fois, ce qui est considérable lorsque l’on sait qu’Austen cite seulement cinq fois le mot « bas » dans la totalité de ses œuvres. On retrouve dans l’intérêt qu’Austen porte à ces dessous le lien mode-sexualité que Steele décrit dans son ouvrage Fétiche. Sexe, mode et pouvoir. Austen s’intéresse au bas et elle l’évoque librement dans sa correspondance avec sa sœur. Quatre extraits ont été sélectionnés pour ce travail parmi les dix-huit, pour leur richesse et l’interprétation que l’on peut en faire.

Le premier date des 25 et 27 octobre 1800 ; Austen écrit : « I am glad I had no means of sending this yesterday, as I am now able to thank you for executing my Commissions so well. —I like the Gown very much & my Mother thinks it very ugly. —I like the Stockings also very much & greatly prefer having two pair only of that quality to three of an inferior sort »39. Comme on le voit, Austen attache de l’importance à la qualité d’un vêtement, peut-être pour sa tenue, son rendu et/ou pour sa longévité. Elle laisse cette préférence transparaitre dans Northanger Abbey, chez Mr Tilney, dont le choix se porte sur une mousseline fabriquée en Inde, et pas une imitation de cette dernière (NA 15). Il est également à noter qu’Austen ose dire ce qu’elle pense, même si les autres sont d’avis contraire. Son caractère affirmé se retrouve par exemple chez Elizabeth Bennet, lorsque Lady Catherine fait remarquer à

36 Cunnington et Cunnington, Handbook of English Costume in the 19th Century, 368.

Byrde, 28.

37

Valerie Steele, Fétiche. Mode, sexe et pouvoir, trad. Marie-Ange Guillaume (Paris : Abbeville Press), 186.

38 Penelope Byrde, Jane Austen Fashion: Fashion and Needlework in the Works of Jane Austen (Ludlow : Moonrise Press, 2008), 28.

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voix haute : « Upon my word, you give your opinion very decidedly for so young a person » (PP 130).

Le second passage sélectionné date des 18 et 20 avril 1811. Austen fait remarquer : « […] when we entered the Shop the whole Counter was thronged, and we waited full half an hour before we cd be attended to. When we were served, however, I was very well satisfied with my purchases—my Bugle Trimming at 2/4d8 & 3 pr silk Stockgs for a little less than 12./S a pr »40. Onze ans après l’extrait précédent, Austen dresse à nouveau un parallèle entre l’argent qu’elle dépense et la qualité des bas. Afin d’avoir une notion d’équivalence, et à titre d’information, une paire de bas en soie coûte 12 shillings à cette époque. Cela reviendrait aujourd’hui à environ 45 euros41, ce qui est considérable. Soulignons qu’il existait aussi, mis à part les bas en coton, des bas en angola42. Et malgré le prix et la situation financière délicate de sa famille, Austen préfère la soie. Cela peut s’expliquer par les nombreux avantages de ce tissu. Kiener reconnaît à la soie « la finesse et l’éclat »43. Il ajoute également que ce tissu « tombe bien, donne une allure mince, est chaud[…] en hiver, fra[is] en été, [qu’il] est un tissu noble, luxueux et cher »44. De ces avantages, on peut déduire qu’Austen aime le beau. D’ailleurs, elle ne mentionne à aucun moment les bas de coton ou d’angola dans ses lettres.

Descamps s’arrête sur une autre particularité de ce tissu. Il souligne que la soie « produit un léger bruissement érotique »45. Il évoque également « le plaisir sensoriel cutané » de cette étoffe et pense que son contact est assimilable à de « l’autoérotisme »46 du fait de l’agréable sensation que l’on ressent lorsqu’on le porte. Sachant que le bas est une pièce de lingerie, un vêtement érotisé et défendu, que le vêtement est « l’expression du corps »47, et qu’Austen aime la soie, un tissu

40

Austen, 180.

41 Pamela Whalan, « Understanding the Society in which Jane Austen Sets Pride and Prejudice », élocution donnée à Reddam House, juin 2002. Disponible sur <http://www.jasa.net.au/study/indivsoc.htm> (15 janvier 2012) : par. 11. Les prix indiqués ont été convertis en euros pour plus de clarté.

42 Cunnington et Cunnington, Handbook of English Costume in the 19th Century, 582 ; 368. L’angola

est composé de 80% de laine de lama et de 20% de coton.

43 Franz Kiener, Kleidung, Mode und Mensch, in Descamps, 74.

44

Kiener in Descamps, 74.

45 Marc-Alain Descamps, Psychosociologie de la mode (Paris : PU de France, 1984), 74.

46 Descamps, 75.

47 Franz Kiener, Kleidung, Mode und Mensch, in Barthes, « Pour une Sociologie du vêtement »,

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particulièrement sensuel, on peut voir dans sa préférence pour les bas de soie l’expression d’une pulsion sexuelle refoulée puisqu’elle est restée célibataire.

Une autre remarque d’Austen à propos de cette pièce de lingerie que sont les bas date du 26 octobre 1813, où elle s’interroge à propos de sa sœur : « I long to know whether you are buying Stockings or what you are doing »48. Austen se représente très bien sa sœur en train d’acheter des bas. En revanche, elle n’imagine pas ce que Cassandra pourrait faire d’autre ; elle n’évoque ni le dessin, ni la lecture, ni les visites qu’elle aurait pu rendre à ses connaissances, ni qui elle aurait pu rencontrer. Encore une fois, il s’agit d’acheter des bas, c’est-à-dire de les choisir en fonction de leur qualité et de leur prix puis de les payer. Austen lie à nouveau mode et économie de la mode. Les chiffres sont toujours très présents chez cet écrivain, aussi bien dans ses romans que dans ses lettres. Pour reprendre un exemple déjà cité, Austen expose clairement les revenus de chacun de ses personnages dans ses livres. De même, elle parle du prix des vêtements, à travers Mr Tilney par exemple, dans

Northanger Abbey, qui donne le prix au mètre de la mousseline achetée par sa sœur

(NA 15). Elle donne aussi fréquemment à sa sœur le prix des vêtements qu’elle achète. S’ils sont un peu onéreux, elle pense que la qualité n’en sera que meilleure, et s’ils sont bon marché, elle affirme qu’elle a fait une affaire. Elle donne souvent son opinion sur le « rapport qualité/prix » d’un habit. Ainsi, elle écrit les 18 et 20 avril 1811 : « Our Pelisses are 17/S. each—she charges only 8/ for the making, but the Buttons seem expensive; —are expensive, I might have said »49. Ou encore, elle relate toutes ses dépenses, comme elle le fait dans une lettre du 30 avril 1811 : « I do

not mean to provide another trimming for my Pelisse, for I am determined to spend

no more money, so I shall wear it as it is, longer than I ought, & then—I do not know »50.

Dans les romans comme dans la vie quotidienne, Austen aborde le sujet du coût de nombreux objets apportant ainsi des indications précieuses sur les relations entre les strates sociales ou tout simplement sur la vie quotidienne au tournant du XIXe siècle. Austen était très attentive au rapport « qualité/prix » de ses achats et surveillait ses dépenses. De toute évidence, l’argent était un sujet ayant une

48 Austen, 246.

49 Austen, 180.

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importance capitale pour Austen. Cela se conçoit aisément lorsque l’on sait, d’une part, que les Austen, bien qu’appartenant à la « gentry », n’étaient pas tellement fortunés (le père de Jane, le révérend Austen, gagnait seulement deux cent dix livres par an et devait de l’argent à de nombreuses connaissances51) et que, d’autre part, naître dans une famille peu aisée, pour une jeune fille, ne facilitait ni l’accès à une sphère sociale supérieure par le biais du mariage, ni ne permettait de rester célibataire. On le voit dans les travaux d’Austen, trouver un bon parti en étant peu fortunée relevait d’un véritable défi, et dans ce cas, les jeunes filles ne pouvaient guère compter que sur leur beauté pour se recommander. Austen, avec l’écriture de ses romans, avait gagné sept cents livres52. Cet argent lui a permis de vivre relativement confortablement sur la fin de sa vie, tout en étant célibataire.

La dernière remarque concernant les bas date du 26 novembre 1815, date à laquelle Austen explique à sa sœur : « I send four pr of Silk Stockgs— but I do not want them washed at present »53. Austen compte faire parvenir un colis à sa sœur aux bons soins de leur frère ainé contenant entre autres des bas de soie. La raison de la requête de Jane Austen à sa sœur n’est pas précisée, mais on peut penser qu’Austen veut soit les laver elle-même, ce qui n’a pas l’air d’être le cas puisqu’elle utilise ici un passif qui laisse entendre que ce n’est pas elle qui fera l’action, soit être présente lorsqu’ils seront lavés, soit les faire laver chez elle, mais pas chez ses hôtes. Peut-être préfère-t-elle faire la lessive de ses dessous dans l’intimité de sa maison. Cette remarque nous amène à dresser le parallèle qui existe entre le blanc, qui évoque l’hygiène et la pureté54

, et les bas.

A travers le personnage d’Elizabeth Bennet, Austen affirme sa forte personnalité dans le célèbre passage du jupon crotté. L’héroïne de Pride and

Prejudice vient rendre visite à sa sœur qui est souffrante et qui se voit contrainte de

passer plusieurs jours chez les Bingley. Elizabeth fait le trajet Longbourn-Netherfield seule et à pied, ce qui est tout à fait inconvenant. Lorsqu’elle arrive à destination, ses bas et son jupon sont sales (PP 28 ; 30). Si l’auteur met en avant l’affection qui unit Elizabeth à Jane, elle souligne également, à travers les moqueries des sœurs Bingley, la conduite provocante d’Elizabeth, qui n’a pas honte de se présenter dans un tel état

51 Tomalin, 5.

52 Victor Lucas, Jane Austen (Norwich : Jarrold Publishing, 2002), 19.

53 Austen, 300.

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à Netherfield. Elizabeth montre qu’elle fait fi des convenances, même lorsqu’elle se rend chez des personnes qu’elle connaît à peine et qui sont de surcroît riches et élégantes. Elle sait que les habitants de Netherfield seront offusqués si elle se présente la robe et les bottines souillées, mais elle n’en a que faire.

Ce côté provocant d’Elizabeth se retrouve chez Mary Crawford et chez l’auteur elle-même. Miss Crawford est hardie, pour l’époque, lorsqu’elle demande, l’air de rien, lors de la répartition des rôles pour la pièce de théâtre que le petit groupe d’amis doit monter : « Who is to be Anhalt ? What gentleman among you am I to have the pleasure to make love to? » (MP 113). Les jeunes gens restent interdits quelques instants avant de reprendre leur conversation. De même, Austen écrit à Cassandra les 9 et 10 janvier 1796 :

Miss Heathcote is pretty, but not near so handsome as I expected. Mr. H. began with Elizabeth, and afterwards danced with her again; but they do not know how to be particular. I flatter myself, however, that they will profit by the three successive lessons which I have given them. You scold me so much in the nice long letter which I have this moment received from you, that I am almost afraid to tell you how my Irish friend and I behaved. Imagine to yourself everything most profligate and shocking in the way of dancing and sitting down together. I can expose myself however, only once more, because he leaves the country soon after next Friday, on which day we are to have a dance at Ashe after all.55

Dans cet extrait, Austen laisse entendre à travers l’expression « to be particular » qu’elle a dansé plus de deux fois avec son ami Tom Lefroy, ce qui était inconvenant pour des jeunes gens non fiancés. De plus, il n’était pas correct de discuter trop longtemps en tête-à-tête avec un jeune homme. Toutefois, Austen ne se préoccupe pas de ce qu’on raconte à son sujet. Elle montre un certain mépris des convenances. De plus, l’ambiance est assez badine avec son partenaire. Tomalin décrit l’attitude désinvolte d’Austen lorsqu’elle s’entretient avec Tom Lefroy au sujet de Tom Jones : « Jane is making clear that she doesn’t mind talking about a novel which deals candidly and comically with sexual attraction […]. By telling Cassandra she and Tom Lefroy have talked about the book together, she lets her know just how free and even bold their conversation has been »56. Comme l’auteur, certains personnages féminins se montrent audacieux, soit dans leur attitude, soit dans leurs paroles.

Revenons à la scène du jupon dans Pride and Prejudice. Les bas et le jupon, qui sont en contact avec le corps, doivent être immaculés. La boue qui vient souiller

55 Austen, 1.

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la couleur blanche des dessous d’Elizabeth salit également la réputation de la jeune fille, aux yeux de Caroline et Louisa. Comme l’a noté Margalit, les sœurs Bingley, en insistant sur l’apparence d’Elizabeth, attaquent son honneur : « The choice of the petticoat is a barely veiled attack on Elizabeth’s feminine honor and thus extends the criticism levelled at her into the realms of both sexuality and morality »57. Caroline et Louisa mettent Darcy en garde contre cette jeune fille : elles la critiquent ouvertement et lui montrent que sa réputation est entachée, comme le sont ses sous-vêtements. Les bas et le jupon sont donc liés à l’intimité et la moralité de la jeune fille. De même, elles préviennent leur frère que Jane Bennet, qu’elles associent à Elizabeth puisqu’elles sont sœurs, n’est pas fréquentable.

Mais les taches de boue n’ont pas l’effet escompté par les sœurs Bingley : au contraire, elles attirent les regards sur les chevilles, voire les mollets d’Elizabeth, Miss Bingley parlant de boue au-dessus des chevilles (PP 30). Elizabeth éveille la jalousie chez Louisa et surtout chez Caroline, qui ne monopolise plus l’attention de Darcy et qui décide de se répandre en moqueries au sujet de la tenue d’Elizabeth. Contre toute attente, Bingley et Darcy prennent la défense d’Elizabeth, le premier feignant ne pas avoir vu les taches de boue, et le deuxième louant le regard brillant de la jeune fille dû à la marche qu’elle vient de faire pour parvenir jusqu’à Netherfield.

A la fin du roman, Austen donne les raisons de l’attachement de Darcy à Elizabeth :

Elizabeth's spirits soon rising to playfulness again, she wanted Mr. Darcy to account for his having ever fallen in love with her. “How could you begin?” said she. “I can comprehend your going on charmingly, when you had once made a beginning; but what could set you off in the first place?”

“I cannot fix on the hour, or the spot, or the look, or the words, which laid the foundation. It is too long ago. I was in the middle before I knew that I had begun.”

“My beauty you had early withstood, and as for my manners—my behaviour to you was at least always bordering on the uncivil, and I never spoke to you without rather wishing to give you pain than not. Now be sincere; did you admire me for my impertinence?”

“For the liveliness of your mind, I did.”

“You may as well call it impertinence at once. It was very little less. The fact is, that you were sick of civility, of deference, of officious attention. You were disgusted with the women who were always speaking, and looking, and thinking for your approbation alone. I roused, and interested you, because I was so unlike them.” (PP 293)

57

Efrat Margalit, « On Pettiness and Petticoats: The Significance of the Petticoat in Pride and

Prejudice », Persuasions on Line 23.1 (hiver 2002). Disponible sur <http://www.jasna.org/persuasions/on-line/vol23no1/margalit.html> (10 octobre 2009) : par. 5.

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Darcy a été séduit par la désinvolture d’Elizabeth, son caractère affirmé et parce que qu’elle ne se dépense pas en minauderies à son égard. Il a sans doute été interpelé par le fait que la jeune fille ose se présenter chez son ami Charles Bingley avec un jupon et des bas souillés. Il se peut que Darcy soit déjà sous le charme d’Elizabeth lorsqu’il prend sa défense devant un nouvel essai de Miss Bingley pour la discréditer à ses yeux :

“I am afraid, Mr Darcy,” observed Miss Bingley, in a half whisper, “that this adventure has rather affected your admiration of her fine eyes.” “Not at all,” he replied; “they were brightened by the exercise.” (PP 30)

Il est donc possible que le fait d’avoir vu les bas, malgré leur saleté, ait éveillé chez lui le désir.

3.6 Conclusion

La pudeur n’étant pas de mise avec le style Empire, Austen semble ne pas s’y attarder. Toutefois, la pudeur n’est pas totalement absente des ses ouvrages : elle se retrouve en effet sous des formes déguisées, comme lorsque l’auteur fait d’Isabella Thorpe une anti-héroïne, suggérant ainsi que la provocation n’est pas une façon de se mettre en valeur. La bienséance demande aussi d’éviter tout sujet qui choquerait la morale. Il est donc possible d’effleurer le thème de la pudeur, mais rien de plus. Enfin, il va forcément découler de cet effacement de la pudeur une prépondérance des deux autres fonctions du vêtement que sont la parure et la protection dans les fictions de l’auteur.

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