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Chapitre 7 : Métalangage de la mode

1 La Mode, marqueur d’époque et des mentalités

1.2 Sociologie et politique

Nous l’avons déjà évoqué, le rousseauisme et son retour à la nature libère le corps des femmes des contraintes vestimentaires (corsets, par exemple). L’attrait de la Grèce antique et de ses robes longilignes et transparentes traduit un certain nombre de valeurs que la société anglaise veut adopter.

Monneyron pense qu’emprunter les vêtements d’une civilisation « fonctionne pour le moins comme le signe, superficiel peut-être mais néanmoins parfaitement explicite, d’une quête »18

. A cet égard, Katell le Bourhis écrit dans la préface de son recueil The Age of Napoleon, Costume from Revolution to Empire: 1789-1815 :

The new leaders of the Directoire and the Consulat had risen to power and wealth by revolutionary theories, and they believed in the virtue and power of classical antiquity, drawing both political and artistic inspiration from ancient Athens and Rome. Never before had politics and the arts so closely interacted to define the image of a new world. The members of the two legislative assemblies of the Directoire wore red Roman togas, while elegant women, who had rejected the idealized, contrived silhouette of the Ancien Régime, embraced the high-waisted, columnar tunic dress, celebrating the natural line of a body now freed from corsetry.19

Napoléon, et par extension, son peuple, s’approprie certaines tenues anciennes. Il les redéfinit et les intègre à son époque. Les tenues viennent alors jouer un rôle dans la société. Pour les dignitaires, par exemple, la couleur du manteau correspondait à la fonction de son porteur20. Et, comme Séguy le fait remarquer lorsqu’il évoque les années 1790 « jamais idéologie politique n’aura été portée à ce point à fleur de peau »21. Coupes, couleurs, matières, détails sur les costumes portés

Arnaud, Avertissement, L’Abbaye de Northanger. In Œuvres romanesques complètes, trad. Pierre Goubert, Pierre Arnaud et Jean-Paul Pichardie, éd. La Pléiade, Vol. I, (Paris : Gallimard, 2000), 3.

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Frédéric Monneyron, La Mode et ses enjeux (Paris : Klincksieck, 2010), 91.

19 Katell le Bourhis, préface, The Age of Napoleon, Costume from Revolution to Empire: 1789-1815, par le Bourhis (New York : The Metropolitan Museum of Art, Harry N. Abrams, Inc., 1989), xi.

20 Philippe Séguy, « Costume in the Age of Napoleon », in le Bourhis, 93.

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(broderies, dessins sur les boutons des vestes, etc), rien n’était laissé au hasard dans le choix de ses vêtements si l’on s’investissait quelque peu dans la vie politique de son pays et de son temps. Autre exemple, la façon dont les femmes portaient le châle permettait de connaître leur rang22. Cette idée d’ « accaparement » et de « redéfinition » des vêtements empruntés à une autre civilisation a été documentée par Monneyron. Sans cela, dit-il, l’introduction des habits et des valeurs d’une autre civilisation ne saurait être un succès23.

En remettant au goût du jour la mode à l’antique, les valeurs de ces civilisations passées refont surface et sont mises en avant. On s’en inspire, on y revient et on s’en imprègne à travers les vêtements portés. Séguy répertorie ces valeurs : « Wearing clothes inspired by antiquity was a way of subscribing to certain ancient ideas: Athenian democracy, a sense of virtue, the cult of the heroic warrior, or exaltation of the civic sense »24. Selon Monneyron, le fait de se tourner vers les valeurs du passé masque un « malaise »25. On se tourne vers le passé pour oublier le quotidien, et notamment lorsqu’on traverse une période de troubles.

König, plus radical, affirme que « toute notre conduite nous est dictée par la société »26. Partant de là, il assure que nous suivons les différentes règles mises en place par la société, et que nous faisons de même pour les vêtements que nous portons. Il écrit :

[…] quand il s’agit de mode, […] la société attache une grande importance à ce que l’individu fait ou ne fait pas dans ce domaine. C’est dire que la mode n’est en aucune façon un accessoire extérieur de l’existence, dans le sens d’un embellissement ou d’un enlaidissement, mais qu’elle constitue au contraire un moyen essentiel d’expression de la hiérarchie sociale.27

Monneyron, lui, ne partage pas ce point de vue, dès lors qu’on évoque une société individualiste :

La mode est très intimement liée à l’avènement, exclusivement occidental, lui aussi, de sociétés où l’individu devient la valeur suprême, qui se substituent progressivement aux sociétés traditionnelles où la valeur se trouvait placée dans la société comme un tout. Et si, depuis le Moyen Age, il a certes existé des modes de cours, la mode ne s’impose vraiment comme phénomène social, avec ses rituels et ses institutions, qu’au XIXe siècle – c’est-à-dire lorsqu’une société fondée sur l’individu […] se développe pleinement. On pourrait objecter

22 Séguy, « Costume in the Age of Napoleon », in le Bourhis, 81.

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Monneyron, La Mode et ses enjeux, 91.

24 Séguy, « Costume in the Age of Napoleon », in le Bourhis, 73.

25 Monneyron, La Mode et ses enjeux, 97.

26 René König, Sociologie de la mode (Paris : Payot, 1969), 11.

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que la mode, qui implique un groupe, voire l’ensemble d’une société, relève justement de ce geste holiste propre aux sociétés traditionnelles et qu’on devrait dès lors être amené à la considérer comme un résidu des parures, des coutumes et des rites de celles-ci. Mais, parce qu’elle repose sur une liberté individuelle, celle d’être ou de ne pas être suivie, la mode est, à l’évidence encore plus significative de la modernité occidentale, articulée autour de l’individu […]. On peut dire que le terrain est prêt pour que s’impose la mode en tant qu’authentique phénomène social, dès l’instant où le vêtement n’a plus pour fonction de permettre une distinction des positions sociales mais obéit à une liberté individuelle.28

Et c’est justement au tournant du XIXe

siècle, en Angleterre et en France, que l’individualisme fait son apparition. Toutefois, chez Austen, on trouve encore des classes sociales nettement définies, et notamment à travers les tenues de leurs représentants. On pense ici par exemple aux différences marquées que l’on rencontre dans Emma, entre les robes de l’héroïne, qui sont toujours à la mode, celles d’Harriet Smith, qui sont toutes simples, de Miss Bates, qui sont démodées car elle est désargentée et de Mrs Elton, qui comportent beaucoup de dentelle qui témoigne de sa superficialité, ou entre les habits de Mr Knightley (on pense ici aux guêtres de cuir, par exemple) et ceux de Mr Martin, qui est paysan et sur qui Emma ne veut même pas poser son regard tant leurs tenues sont dissemblables (E 19, 25).

Finalement, ce sont les observations de Perrot qui écrit « c’est donc chaque fois les regards d’une société sur elle-même, sur ses clivages sociaux, sur ses spécifications anthropologiques, sur ses différentiations sexuelles que dévoile chaque fois le vêtement »29, qui correspondent le mieux à la façon dont Austen utilise la mode, puisque chez elle, chaque couche de la société est définie par sa fortune, son pouvoir d’achat et ses biens (rentes, domaines, résidences, voitures, nombre de chevaux attelés, vêtements, etc).

Enfin, on peut se demander, si l’on considère l’approche des Gender Studies, si le vêtement enferme la femme dans sa fonction sociale chez Austen. En fait, dans ses livres, Austen décrit un microcosme qu’elle connaît bien, celui de la « landed gentry ». Elle y dépeint la condition des femmes dans la société anglaise. La femme, bien sûr, est enfermée dans son rôle subalterne, en ce sens qu’elle n’a pas d’autre choix que de subir la loi de l’« entail », ou de savoir jouer du pianoforte, de dessiner, de danser, et d’être jolie pour trouver un bon mari. Chez Austen, les vêtements illustrent parfois le carcan qui assujettit les femmes, comme pour Fanny Price

28 Frédéric Monneyron, La Sociologie de la mode (Paris : PU de France, 2006), 8.

29 Philippe Perrot, Les Dessus et les Dessous de la bourgeoisie : une histoire du vêtement au XIXe

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(Mansfield Park) et sa robe de bal qui signifie qu’elle est maintenant bonne à marier. Cependant, les vêtements n’enferment pas toujours les femmes dans ce rôle. C’est le cas d’Elizabeth Bennet (Pride and Prejudice), par exemple, qui court à travers champs et n’hésite pas à se salir pour retrouver sa sœur. Elle n’hésite pas à enfreindre les codes de la bienséance et montre ainsi sa liberté d’esprit. Ajoutons tout de même que Fanny jouit aussi de cette liberté intellectuelle, richesse que les héroïnes austeniennes ont le privilège d’avoir, dans le sens où elles suivent leurs idéaux.

Avec les coupes longilignes et les robes très froncées qui donnent de l’aisance, il est plus facile pour les femmes de se déplacer que dans les années 1750-1785, années au cours desquelles elles portaient des robes à crinoline, puis des robes à panier ou « robes à la française » dont on peut voir l’ampleur sur la Figure 13. Les robes dites Empire leur permettent davantage de mouvements et de déplacements, ce qui représente un pas, aussi petit soit-il, vers leur indépendance (voir Figure 14). Le XIXe siècle connaîtra cependant un retour en arrière avec les robes en S très encombrantes qui limitent tout mouvement, comme le montre la Figure 15.

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Figure 13 : Robe à la française, vers 1775, Angleterre.

D’après Fukai, ed, La mode du XVIIIe au XXe siècle, Kyoto Costume Institute 22.

Figure 14 : Robe de l’impératrice Joséphine : mousseline blanche, broderies longitudinales de fleurs et

de feuilles stylisées, vers 1805, France.

D’après Joannis, Joséphine impératrice de la mode : l’élégance sous l’Empire 31.

Figure 15 : Robe de promenade, panne de velours, bordée de frange en soie, arceaux en os de baleine, Grande Bretagne, 1855-57.

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Les femmes, dans les romans d’Austen, ne sont pas uniquement le reflet de la fortune de celui qui leur assure une protection, père ou époux. Elles ont un rôle à jouer. Elles ont un avis, comme Fanny qui est en faveur de l’abolition de l’esclavage, elles ont du tempérament, comme Elizabeth ; elles peuvent aussi être réfléchies, comme Elinor, ou dévouées, comme Anne. A travers ses héroïnes, l’auteur dénonce la condition des femmes, encore totalement dépendante des hommes, mais elle leur confère tout de même un peu de pouvoir, qui prend la forme d’une force de caractère, d’une indépendance intellectuelle. Seuls les personnages féminins de moindre importance, comme Mrs Elton, une contre-héroïne d’Emma, ou les sœurs Bingley, par exemple, revêtent des tenues dont la valeur est à rapprocher de la fortune de leur père ou de leur mari. En ce qui concerne les héros et les héroïnes, les vêtements permettent plutôt de dégager un trait psychologique du personnage ou de communiquer un message au lecteur.