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Chapitre 8 : Juvenilia et Lady Susan

4 Jeu de contrastes

On trouve dans les Juvenilia un grand nombre d’oppositions et de contrastes qui relèvent de la rhétorique, mais qui sont traités à part tant leur usage est fréquent. Ils amènent le lecteur à s’interroger sur leur signification. Le jeu des contrastes se retrouve aussi dans les romans de l’auteur. On peut citer par exemple cet extrait de

Pride and Prejudice où Darcy rencontre Wickham : « Both changed colour, one

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deux protagonistes sont opposées, comme leurs actions et leur tempérament le sont. L’un est sans doute furieux de voir celui qui a failli ruiner la réputation de sa sœur et de sa famille, ainsi qu’empocher la dot de sa sœur, et l’autre, craint que le premier ne divulgue sa véritable personnalité aux habitants de Longbourn et Meriton. Le rythme de la phrase laisse supposer que le regard d’Elizabeth va de l’un à l’autre, puis retourne au premier. De même, on trouve dans les premiers écrits de l’auteur beaucoup de contrastes. Ici aussi, Austen part dans l’excès, du moins au niveau quantitatif.

Dans l’extrait suivant de « Frederic and Elfrida », Austen mêle opposition et comique : « Your sentiments so nobly expressed on the different excellencies of Indian & English Muslins, & the judicious preference you give to the former, have excited in me an admiration of which I can alone give an adequate idea, by assuring you it is nearly equal to what I feel for myself » (MW 6). La tournure de phrase ainsi que le champ lexical employé (« sentiments, nobly, admiration ») laissent à penser que Rebecca fait part à ses nouveaux amis de ses sentiments pour quelqu’un, alors qu’elle a simplement mentionné des étoffes. Alors que Rebecca est extrêmement laide (MW 6), Frederic, Elfrida et Charlotte lui disent qu’elle est charmante et gracieuse. Puis, alors que Rebecca dit des banalités, les trois amis lui laissent entendre le contraire. Des termes comme « nobly, judicious, admiration » viennent renforcer le décalage entre le sujet abordé, la personne qui l’aborde, et les éloges qui s’ensuivent. Toutefois, Frederic, Elfrida et Charlotte paraissent aussi stupides que Rebecca, au vu de la dernière partie de la phrase. Ils sont orgueilleux, et Austen n’est tendre avec aucun de ces personnages. On peut se demander jusqu’où sont prêts à aller les personnages par amitié pour Rebecca. L’hypocrisie fait partie intégrante de l’amitié dans ce « roman », dans lequel Charlotte complimente à plusieurs reprises Rebecca alors qu’elle n’en pense rien.

Si l’on en vient maintenant au contenu à proprement parler, on voit que les mousselines indiennes ont la préférence des Anglaises. Austen y fait aussi allusion dans Northanger Abbey. Elle mentionne aussi les châles venant d’Orient dans

Mansfield Park. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces passages dans les

chapitres consacrés à ces romans. Séguy écrit que c’est sous le Consulat (1799-1804) que « [l]a mousseline des Indes triomphe à Paris. Josphéine la préfère à toute autre,

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mais elle est très chère : elle coûte jusqu’à 150 livres l’aune7. Il est vrai que l’on réalise avec elle des modèle somptueux dont la couleur à dominante nacrée fait merveille »8. L’engouement pour les mousselines venues d’Orient s’étend aussi à la France et on comprend mieux pourquoi. Les étoffes venues d’Inde se reconnaissent au premier coup d’œil du fait de leur reflet nacré. Les copies anglaises sont de moins bonne qualité dans la mesure où l’Angleterre commence seulement à développer le travail du coton après 1760, avec l’apparition des « spinning jennies »9. Austen utilise une lapalissade lorsqu’elle fait dire à son personnage que le choix des mousselines d’Inde est judicieux et crée un effet comique.

Toujours dans « Frederic and Elfrida », on trouve deux extraits qui se font écho. Dans le premier, les parents des jeunes gens s’entendent pour marier leurs enfants. La demande est acceptée avec beaucoup de plaisir par les parents d’Elfrida. Les tenues de noce sont achetées et Austen précise qu’il ne reste plus qu’à déterminer une date pour l’heureux évènement (MW 7). C’est à Elfrida qu’il incombe de fixer la date. Cependant, Elfrida ne semble pas vouloir se décider et ses parents n’osent pas la presser. Les mois passent sans qu’aucune date ne soit arrêtée. Et les vêtements pour la noce finissent se démoder (MW 11). Les parents n’ont, en outre, pas le sentiment d’avoir précipité les choses. Austen montre ici qu’il vaut mieux laisser les jeunes gens se marier par envie et par choix plutôt que leur imposer un partenaire. C’est un thème qu’elle reprendra dans tous ses romans.

Les tenues de noce, lorsqu’elles sont achetées, font la fierté des parents d’Elfrida et de Frederic. Mais cette fierté fait place à la gêne, voire même de la honte, puisque les parents d’Elfrida se sont engagés vis-à-vis de ceux de Frederic : Elfrida laisse passer trop de temps. La gêne se ressent dans le deuxième extrait. Elfrida se verrait porter des robes démodées et Frederic des vestes n’ayant peut-être plus la bonne coupe ni la bonne couleur. On peut imaginer que les parents qui étaient si fiers seront gênés pendant et après le mariage, s’il a lieu un jour, sachant que les habits de

7 Unité de mesure valant environ 118 centimètres.

8 Philippe Séguy, Histoire des modes sous l’Empire (Paris : Tallandier, 1988), 78.

Séguy définit l’aune : « il s’agit d’une « ancienne mesure de longueur française qui valait à Paris trois pieds, sept pouces, dix lignes 5/6, soit 1 m 11. Elle n’avait pas la même dimension dans les autres villes de France ».

9 Gavin Weightman, The Industrial Revolutionaries: The Creators of the Modern World, 1776-1914 (London : Atlantic Book, 2007), 13.

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mariage pouvaient comprendre la dot, et pas uniquement les habits pour la journée du mariage, comme on l’entend de nos jours.

En outre, les vêtements démodés peuvent symboliser l’entente qui s’étiole entre Frederic et Elfrida. Plus loin, Austen écrit à propos de Frederic qu’il tombe amoureux d’une autre jeune fille. Elfrida décide alors d’épouser Frederic le lendemain, mais celui-ci refuse. Comme Elfrida se trouve mal, Frederic cède et accepte de sa marier. Austen ajoute alors que le cœur de Frederic est comme du coton (MW 11), ce tissu très en vogue. En quelques sortes, Frederic, qui avait été mis de côté par Elfrida, redevient « à la mode ». On peut dresser un parallèle entre les vêtements et les tissus et Frederic. Au début du roman, il est très présent dans la vie d’Elfrida, et les habits de noce sont achetés. Puis les mois passent sans qu’Elfrida ne se décide à épouser Frederic. Et les habits se démodent. Enfin, Frederic redevient digne d’attention quand Elfrida détecte une passion naissante pour une autre jeune fille qu’elle. Quand Frederic apprend que la santé d’Elfrida est en jeu, il accepte d’épouser Elfrida. Et son cœur est représenté par le coton, étoffe de prédilection pour la confection des robes à la mode.

Il faut peut-être comprendre ici qu’Elfrida aime Frederic autant qu’elle s’intéresse à ses robes, ce qui réduit Frederic au rang d’objet. Certes, Austen ne choisit pas n’importe quel objet puisque le coton se porte sur le corps, mais cette comparaison n’est pas des plus flatteuses, ni pour Frederic, ni pour Elfrida. Les jeunes gens ne semblent pas parfaitement assortis. Elfrida se moque des sentiments éprouvés par Frederic, et Frederic se plie au bon vouloir de la demoiselle, sans doute parce qu’il est lié par la promesse de mariage faite entre leurs parents. On se trouve donc face à un décalage entre l’évènement heureux, le mariage d’Elfrida et Frederic, et les sentiments qui unissent ces deux personnes.

Le dernier extrait de cette étude du jeu des contrastes est tiré de « Love and Freindship » [sic], roman épistolaire. Laura écrit avoir vu un phaéton renversé et deux messieurs qui gisent dans la poussière. Elle écrit ensuite : « Two Gentlemen most elegantly attired but weltering in their blood was what first struck our Eyes » (MW 99). En s’approchant de la scène, les jeunes femmes se rendent compte qu’il s’agit de leurs époux. L’un est déjà mort, et l’autre rend son dernier souffle quelques minutes après que les deux jeunes femmes ont identifié les deux hommes.

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Austen montre une fois de plus que les femmes sont souvent préoccupées par des futilités, et comme on le voit, Laura évoque d’abord les tenues élégantes avant de parler du sang qui se répand. Edward meurt en promettant de raconter à Laura tout ce qu’il avait vécu depuis leur séparation. Le ton est léger, malgré la scène tragique qui se déroule. Sophia perd connaissance, revient à elle, avant de retomber en pâmoison. Laura, elle, est saisie de crises de folie et profère des phrases qui n’ont aucun lien entre elles comme : « Give me a violin. […] I see a Leg of a Mutton—They told me Edward was not Dead; but they deceived me—they took him for a Cucumber » (MW 100), apportant une touche burlesque à cette scène. Les deux jeunes femmes se réfèrent souvent aux tenues portées par leur entourage ; l’apparence est primordiale pour elles. A plusieurs reprises dans le roman, elles évoquent la notion d’élégance et soulignent qu’elles n’adressent la parole qu’à des personnes dont l’apparence répond à leurs critères d’élégance. Laura et Sophia comparent les personnes qu’elles côtoient à leur propre image.

Lorsque Laura parle du paysage à son amie pour amener un sujet de conversation neutre et agréable, Sophie ne cesse de penser à Augustus : les arbres lui rappellent sa grande taille, et le ciel son gilet de satin bleu rayé de blanc (MW 98). Austen se moque des romans sentimentaux. En outre, elle oppose d’une part la gravité de la situation au ton et aux sujets employés par le narrateur et d’autre part, la gravité de la situation aux références aux vêtements qui ponctuent régulièrement le roman. Dans Jane Austen and the War of Ideas, Butler explique : « Although [Laura and Sophia] appear ruthlessly self-interested, it is no part of [Austen’s] intention to suggest that they are insincere. In her view, the contradiction is inherent in the creed: she wants to show that the realization of self, an apparently idealistic goal, is in fact destructive and delusory »10. La morale de ce roman est simple : l’admiration que Laura et Sophie se vouent ainsi que leurs préoccupations ne sont pas un exemple à suivre. Les contrastes viennent donc mettre en lumière les excès commis par les protagonistes du roman, interpellent le lecteur et le font réagir.

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