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Chapitre 5 : Parure

2 Les rôles et les significations de la parure

2.2 Appartenance à une élite

Dans les trois exemples fournis précédemment, ce sont les femmes qui se parent : un dans lequel la jeune fille est consciente de son pouvoir sur les hommes grâce à ses vêtements, un dans lequel la jeune fille est élégante malgré elle, et un dernier où la femme ne trouve plus aucun intérêt dans l’art de se parer s’il n’y a personne pour l’admirer. Il ne faut cependant pas occulter le fait que porter un vêtement-parure n’est pas uniquement l’apanage des femmes. On pourrait croire, à

30 René König, Sociologie de la mode (Paris : Payot, 1969), 70.

31 König, 82.

32

Georg Simmel, « La Mode », La Tragédie de la culture, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel (Paris : Rivages, 1998), 92.

33 König, 82-83.

34 Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, trad. Louis Evrard (Paris : Gallimard, 1970), 47.

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tort, que la parure ne concerne que la femme, mais, rappelons-le, dans les civilisations anciennes, l’homme avait déjà le « souci de la parure »36.

Le fait que les hommes se parent est une caractéristique qui se retrouve aussi chez Austen, sans doute parce que l’entre-deux siècles est une période de prise de conscience collective quant à l’importance de s’occuper de soi et l’envie d’avoir une hygiène correcte. En effet, les conditions d’hygiène, plus que douteuses jusqu’aux années 177037 (on pense ici notamment aux perruques aussi bien pour les femmes que pour les hommes, et aux cheveux pommadés dans lesquels les poux ne manquaient pas de nicher), laissent place à un désir de se sentir propre dès la fin du XVIIIe siècle. En conséquence, les hommes comme les femmes apportent un soin tout particulier à leur toilette. L’apparence prend d’ailleurs une importance considérable pour les hommes, à tel point que se préparer peut requérir plusieurs heures. Les hommes peuvent ainsi passer la matinée à se préparer avant de sortir38. Ce mouvement, déjà mentionné précédemment, s’appelle le dandysme.

Pour ne citer que lui, Brummell, le plus célèbre des dandys, ne consentait à sortir que lorsqu’il considérait que sa tenue était sans un faux pli, et avec un tomber parfait. Laver relate une anecdote tout à fait exquise le concernant : « On connaît l’histoire du visiteur qui, venant rendre ses hommages à Brummell au milieu de la matinée, le trouve occupé à nouer sa cravate à l’aide de son valet de pied. Il demande pourquoi le sol se trouve jonché de foulards. "Monsieur, ce sont là nos échecs", répond le valet »39. Il ne s’agit donc plus de se vêtir, mais de se parer. Et ce cérémonial n’est pas réservé aux grandes occasions : il se déroule chaque matin. Le résultat est cependant à la hauteur du travail accompli, Brummell ayant été considéré comme le Napoléon de la vie élégante40, compte tenu de l’envergure de son influence dans le domaine de la mode, et ce, jusqu’à sa déchéance, suite à une réflexion déplacée de sa part à propos du Prince Régent en 181641. Brummell était donc un meneur dans le domaine de la mode.

36 Frédéric Monneyron, La Mode et ses enjeux (Paris : Klincksieck, 2010), 17.

37 Deirdre Le Faye, Jane Austen: The World of Her Novels (Londres : Frances Lincoln Limited, 2003), 95.

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Monneyron, La Mode et ses enjeux, 26.

39 Laver, 160.

40 Edwin Beresford Chancellor, Life in Regency and Early Victorian Times (Londres : JM Classic Editions, 2007), 25.

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Simmel, dans son essai « La Mode », expose : « L’essence de la mode réside en ce que, à chaque fois, une fraction seulement du groupe la pratique, l’ensemble ne faisant que chercher à la rejoindre »42, et König de compléter : « l’évolution de la mode suppose toujours un groupe de pionniers, que le reste de la société suit, avec un certain retard, par suite d’une adaptation et d’une assimilation plus lentes »43

. On trouve chez Austen plusieurs personnages appartenant à cette élite, cette caste fermée qui lance la mode et qui est ensuite imitée par toute la population, et ce, dès ses premières fictions. Ainsi, dans « Catharine or the Bower », Stanley demande à Catharine pourquoi cette dernière n’est pas partie au bal en même temps que tout le monde, il suppose qu’elle est comme lui, longue à se préparer alors qu’elle a retardé son départ à cause d’une rage de dent (MW 217). Maintenant que la douleur a cessé, Catharine a l’intention de se rendre à la soirée et Stanley compte bien l’y escorter. Mais Catharine est désolée de constater la lenteur avec laquelle Stanley se prépare :

As Stanley’s preparations in dressing were confined to such very trifling articles, Kitty of course expected him in about ten minutes; but she found that it had not been merely a boast of vanity in saying that he was dilatory in that respect, as he kept her waiting for him above half an hour, so that the Clock had struck ten before he entered the room and the rest of the party had gone by eight. (MW 218)

Cet extrait met en avant la surprise de Catharine lorsqu’elle découvre le temps qu’il faut à Stanley pour se préparer. On sent même que Catharine est irritée par la lenteur du jeune homme tant elle est impatiente d’arriver au bal. Il faut donc comprendre que les autres hommes de son entourage ne mettent pas autant de temps à se rafraîchir, puisqu’elle évaluait le temps de préparation de Stanley à dix minutes.

Par ailleurs, il y a ici une inversion des tendances : c’est d’ordinaire la femme qui est longue à se préparer et l’homme qui l’attend impatiemment. Austen met ici en avant l’effritement du dimorphisme sexuel. Si Monneyron l’évoque à travers « l’accaparement […] du vestiaire masculin par les femmes »44, on peut également affirmer que sa dégradation est due à l’incursion d’un comportement féminin chez les hommes, à savoir, le rapport qu’ils entretiennent aux vêtements et ce besoin de se préparer pendant des heures jusqu’à l’obtention d’une silhouette parfaite. Ainsi, avec le mouvement appelé dandysme, la frontière entre l’homme et la femme en ce qui

42 Georg Simmel, « La Mode », La Tragédie de la culture, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel (Paris : Rivages, 1998), 100.

43 René König, 38.

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concerne leur relation au vêtement s’amenuise. Les identités se confondent. Les rôles sont reconsidérés. Dans « Catharine », le personnage de Stanley s’apparente aux dandys. Il est précieux, et quand Austen parle de lui, c’est pour souligner, la plupart du temps, son élégance et l’attention qu’il porte à son apparence. Stanley se qualifie d’ailleurs de jeune homme élégant (MW 218). Et il donne à son entourage l’envie de rivaliser avec lui, ou du moins il fait prendre conscience à chacun de l’importance de l’élégance.

Tout d’abord, la servante qui va lui ouvrir la porte s’excuse presque de porter un tablier : « I was almost ashamed of being seen in my Apron Ma’am, but however he is vastly handsome and did not seem to mind it all » (MW 213). Toutefois, n’étant qu’une simple domestique, la servante, même si elle est gênée, ne peut, de par sa condition, éprouver un tel sentiment. Plus loin, lorsque Catharine et Stanley entrent enfin dans la salle de bal, Austen précise à propos de Catharine : « [she was] most elegantly dressed » (MW 220). Stanley provoque ainsi une sorte d’émulation : il s’agit de l’imiter, tout en rivalisant avec lui. Catharine n’est pas simplement élégante, elle est vêtue de façon la plus élégante qui soit. Les jeunes gens font leur entrée dans la salle de bal, sous les yeux ébahis des convives. Stanley, entrainant Catharine dans son sillage, fait partie de cette élite qui lance la mode. Evidemment, son influence n’est pas celle d’un Brummell, mais il s’impose, à son échelle, dans l’Angleterre rurale du Devonshire.

Monneyron aborde un autre aspect du dandysme. Il avance que « la relation féminine que le dandy entretient avec le vêtement » est un « modèle » d’inversion entre le « masculin et le féminin »45. Le dandy apparaît efféminé46 puisque, comme une femme, il passe des heures devant son miroir. Monneyron ajoute que le dandy « aide à imposer […] les représentations de l’homosexualité qui se mettent en place dans la seconde partie du XIXe siècle »47. Cette caractéristique dépeinte par Monneyron est présente dans Mansfield Park, sous les traits de Mr Rushworth. Ce personnage est le plus riche des personnages principaux créés par Austen. On peut donc supposer qu’il s’habille avec une certaine élégance. Dans la scène où les jeunes gens sont déguisés pour les besoins de la pièce de théâtre qu’ils préparent,

45 Monneyron, La Sociologie de la mode, 73.

46 Monneyron, La Mode et ses enjeux, 27.

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Rushworth est mentionné quatre fois à propos de son déguisement. Le premier extrait est le plus long et le plus détaillé ; Austen y expose clairement la personnalité de ce personnage :

[...]–besides pointing out the necessity of his being very much dressed, and choosing his colours, Mr. Rushworth liked the idea of his finery very well, though affecting to despise it, and was too much engaged with what his own appearance would be, to think of others [...]. “I am to be Count Cassel, and am to come in first with a blue dress, and a pink satin cloak, and afterwards am to have another fine fancy suit by way of shooting dress. –I do not know how I shall like it.” (MP 109)

Plus loin, l’auteur écrit : « But I do not much like the idea of being so fine. —I shall hardly know myself in a blue dress, and a pink satin cloak » (MP 110) ; puis : « […] Mr Rushworth having only his own part, and his own dress in his head, had soon talked away all that could be said of either » (MP 112) ; enfin : « I do not much relish the finery I am to have » (MP 113).

Plusieurs constats sont à faire à la lecture de ces extraits. Tout d’abord, Rushworth n’a qu’une idée en tête : son costume. Il faut donc comprendre que ce personnage, s’il est riche, n’est pas des plus subtils. Il insiste tellement sur son déguisement qu’il s’en rend ridicule, tout comme peut le faire Mrs Bennet dans Pride

and Prejudice ; il est évident qu’Austen n’a pas beaucoup d’estime pour lui. Ensuite,

Rushworth choisit lui-même les couleurs de son déguisement : il sera bleu et rose. Ces couleurs rappellent évidemment respectivement l’univers masculin et l’univers féminin. Pastoureau explique :

Pour ma part, je serais tenté de voir dans le couple bleu/rose une déclinaison du couple bleu/rouge. […] Il y a […] une distribution qui reprend une distinction relativement ancienne dans la culture occidentale : le bleu est masculin et le rouge est féminin. Cette opposition des sexes par le bleu et par le rouge se met en effet en place à la fin du Moyen Age […], et se développe à l’époque moderne. Elle s’appuie sur des considérations symboliques à la fois diverses et floues, et ne fonctionne vraiment que par rapport au couple : le bleu n’est masculin qu’en tant qu’il s’oppose au rouge ; seul, ou opposé à une autre couleur, il est dépourvu de cette connotation.48

L’effet recherché par Rushworth, à savoir mettre en avant son côté masculin et dénigrer cette part de féminité qui est en lui, est réduit à néant par le fait qu’il insiste trop, et sans vraiment s’en rendre compte, sur l’importance de son déguisement. En outre, l’auteur n’hésite pas à accabler ce personnage par le biais du narrateur en écrivant que Rushworth feint de ne pas aimer ses atours (MP 112).

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Rushworth est mal à l’aise vis-à-vis de la facette féminine de sa personnalité. Peut-être ne l’avait-il pas explorée jusqu’alors ? Cela étant dit, l’habit sera bleu et la cape rose. On peut donc pousser le raisonnement plus loin et avancer que la cape, qui vient se placer au dessus de l’habit, fait en sorte que la couleur rose enveloppe, voire phagocyte le bleu. Austen montre ici à nouveau, mais de façon implicite cette fois, que Rushworth s’apparente aux femmes en ce qui concerne sa relation avec le vêtement. Le rose, évocateur de la sentimentalité49 et donc de la femme, domine sa personnalité. D’ailleurs, comme une femme, il parle « chiffons ». Et quand Rushworth parle de son costume à Edmund Bertram, ce dernier ne trouve rien à lui répondre (MP 110), tout simplement parce qu’Edmund a un esprit supérieur à celui de Rushworth ; ces futilités ne l’intéressent aucunement. Rushworth apparaît comme une caricature négative des dandys du début du XIXe siècle : il est tellement attentif à son apparence, du moins dans cette scène, qu’il en devient ridicule, fat et vaniteux.

Par ailleurs, en plus de porter du rose, couleur évocatrice de la femme, Rushworth porte du satin. Le vêtement qu’Austen décrit, appelé « cloak », et que l’on peut traduire par cape, houppelande ou grand manteau, a cessé d’être à la mode après 175050. Bien sûr, il s’agit d’un déguisement, et les jeunes gens s’amusent à monter une pièce de théâtre, mais il est troublant de voir que si la cape était une pièce indispensable de la garde-robe masculine vers la fin du XVIe siècle51, et même au-delà, il n’est jamais fait mention de cape en satin pour les hommes. En fait, le port de la cape en satin était très vraisemblablement réservé aux femmes52. Pour l’homme, ce vêtement était en laine, parfois mêlée de poils de chameau ou en toile grossière, relativement imperméable53.

Ainsi, dans ce passage du roman, l’écrivain souligne l’attitude efféminée de Rushworth à travers ses différentes remarques sur son costume et à travers le port d’une cape rose en satin. Austen assimile ce personnage aux dandys, qu’elle associe eux-mêmes aux femmes superficielles. Elle rejoint le point de vue de Balzac exprimé dans son Traité de la vie élégante :

Le Dandysme est une hérésie de la vie élégante.

49

Alison Lurie, The Language of Clothes (Londres : Bloomsbury, 1992), 214.

50 Cunnington et Cunnington, Handbook of English Costume in the 18th Century, 78.

51 Laver, 98.

52 Norah Waugh, The Cut of Women’s Clothes: 1600-1930 (Londres : Routledge, 1994), 110.

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En effet, le Dandysme est une affectation de la mode. En se faisant Dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mord ou tète habilement le bout d’une canne ; mais un être pensant ?... jamais. L’homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot.54

Comme Balzac, Austen se montre critique envers les dandys et leurs excès. En choisissant de rendre un personnage riche (Rushworth est le plus riche de tous les personnages austeniens, avec douze mille livres de rente) peu attachant, peu désirable, voire même idiot, Austen souligne que la fortune n’est ni un gage de bonne éducation ni d’intelligence. Là encore, on peut rapprocher son raisonnement de celui de Balzac qui affirme qu’« il ne suffit pas d’être devenu ou de naître riche pour mener une vie élégante »55. Par « vie élégante », Balzac entend « science des manières »56. On voit donc que l’élégance n’est pas seulement liée à la tenue que l’on porte, loin s’en faut. L’élégance est un art de vivre dont le bien-porter fait partie, mais pas seulement. Balzac expose que la vie élégante est la « perfection de la vie extérieure et matérielle », mais « mieux encore, le développement de la grâce et du goût dans tout ce qui nous est propre et nous entoure »57. Il est évident que le concept d’élégance requiert finesse, intelligence, « éducation » et « harmonie »58

.

Dans ce chapitre de Mansfield Park, Rushworth incarne un comte pour les besoins d’une pièce de théâtre. Il se veut élégant et son déguisement doit refléter son rang. Mais à trop attirer l’attention sur sa tenue, Rushworth en devient ridicule. Il est d’ailleurs loin d’être distingué : la couleur et la matière qu’il porte le discréditent. De cette façon, Austen montre qu’à attacher trop d’importance à son apparence, on risque d’aller à l’encontre de l’effet recherché et de tomber dans l’excès, comme les dandies qui passent des heures à se préparer. Et, pour Austen, tomber dans l’excès est un manque de discernement, ce qu’elle considère comme un défaut majeur.

Les personnes appartenant à l’élite qui fait la mode ont une emprise sur leur entourage, un charisme exceptionnel, et souvent une forte personnalité. Elles donnent dans l’originalité : ce sont en quelque sorte des avant-gardistes. Leur façon de porter les tenues sera ensuite reprise par la population générale, en fonction des revenus économiques de chacun. Si tout le monde imite ceux qui dictent la mode, la qualité

54

Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante (Paris : Editions Sillage, 2011), 57.

55 Balzac, 18.

56 Balzac, 17.

57 Balzac, 13.

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d’un tissu, d’une coupe, le soin apporté à une tenue, le bien-porter, sont autant de facteurs qui permettent de continuer à reconnaître le rang social de chacun.