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Chapitre 7 : Métalangage de la mode

2 Métalangage de la mode

2.2 Le Système de la mode austenien

Descamps poursuit l’analogie entre la mode et la linguistique et écrit que la mode doit se

concevoir, […] comme chargée de sens, qu’il nous appartient de déchiffrer. Elle pourrait donc être étudiée comme un simple langage, selon les découvertes de la linguistique. La

53 Barthes, « Histoire et sociologie du vêtement », 901.

54 Brian Southam, Jane Austen and the Navy (Bath : National Maritime Museum Publishing, 2005), 206.

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difficulté est dans sa complexité de détail : que veulent dire le textile, le tenu, la forme, la couleur, les dessins, […] plus tous les accessoires du vêtement ? Le système paraît infini. Tant qu’on n’aura pas déterminé le code de chaque pièce ou modalité de l’habillement, on ne pourra pas déterminer comment la mode s’articule dessus. Il faut d’abord découvrir les vestèmes correspondant aux phonèmes, avec leurs traits pertinents possibles, leur articulation (double) en monèmes que sont les habits, leur jonction prédicative qui fait qu’un costume a un sens comme une phrase, enfin la garde-robe par laquelle quelqu’un se révèle lentement à son entourage, devient le discours articulé et nuancé tenu à autrui. […] Aussi peut-on conclure que la mode est un absurde signifiant par lequel chacun tient un langage silencieux et parfaitement parlant, dont le code reste à déchiffrer, car c’est un discours névrotique.55

Le pari de Descamps paraît ambitieux puisque, comme il le fait remarquer, les combinaisons sont infinies. Les costumes (au sens où l’entend Barthes), codifiés, pourraient être analysés de cette façon. Nous ne procéderons toutefois pas de la sorte pour notre analyse, puisque l’auteur ne décrit jamais les tenues de ses personnages de façon assez précise pour ce genre d’analyse.

Barthes conclut dans « Langage et vêtement » que « la sémiologie du vêtement n’est pas d’ordre lexical mais syntaxique ». En outre, il explique que l’unité significative se trouve dans les « fonctions, oppositions, distinctions ou congruences » qui peuvent exister dans une tenue56. Là encore, les descriptions de l’auteur ne nous permettent pas d’utiliser ces rapports entre les différentes composantes d’une tenue. Cependant, un point important souligné par Barthes peut être appliqué aux écrits austeniens. Barthes conseille au lecteur de garder à l’esprit que « la signification n’est pas localisée dans un objet fini, [mais qu’] elle peut être confiée à un détail infime ou à un ensemble complexe »57. De cette façon, une tenue entière ou un détail, un accessoire, peut représenter ce que l’auteur veut exprimer. On rejoint ici Alison Lurie qui part du principe que la mode est un langage des signes, un système de communication non verbal58.

Mais attention, comme Lurie le fait aussi remarquer, le vêtement peut parfois devenir une mascarade :

Perhaps the most difficult aspect of sartorial communication is the fact that any language that is able to convey information can also be used to convey misinformation. You can lie in the language of dress as you can lie in English, French or Latin, and this sort of deception has the advantage that one cannot usually be accused of doing it deliberately.59

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Descamps, 53-54.

56 Barthes, « Langage et vêtement », 957.

57 Barthes, « Langage et vêtement », 957.

58 Alison Lurie, The Language of Clothes (Londres : Bloomsbury,1992), 3.

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Austen utilise souvent ce procédé qui consiste à déguiser un mauvais garçon en parfait gentleman dans le but de créer un rebondissement dans ses intrigues. Elle prend en effet régulièrement plaisir à vêtir un personnage à la dernière mode alors que l’état de ses finances ne lui permet pas de telles dépenses. Il s’agit bien sûr de tous ces personnages masculins qui dupent leur entourage jusqu’à ce que le subterfuge soit découvert. Nommons ici par exemple Mr Wickham dans Pride and

Prejudice et Mr Elliot dans Persuasion. Le fait que ces personnages s’habillent avec

des vêtements à la mode leur permet de créer une illusion quant à leur train de vie et à leur fortune, leur but étant d’épouser une jeune fille ayant du bien ou pouvant leur transmettre un domaine par le biais de l’« entail ». Ce procédé de travestissement est au cœur-même de l’intrigue des travaux de l’auteur : un jeune homme élégant attire le regard et éventuellement les sentiments de jeunes filles alors qu’il est en réalité « déguisé » pour arriver à ses fins.

Mr Wickham se pose en victime auprès des habitants de Longbourn et Meriton, faisant passer Mr Darcy pour un homme ne tenant pas parole, bafouant les dernières volontés de son père, et pénalisant son ami d’enfance. L’uniforme militaire, qui plait tant aux jeunes filles, joue un rôle clé dans le déroulement de Pride and

Prejudice. Pour la population de ces deux villages, l’uniforme est un gage de

sécurité, de sûreté, et d’honnêteté. Austen va nous montrer qu’il n’en est rien. Wickham trompe les habitants de Longbourn et Meriton, contracte des dettes de jeux, séduit les jeunes filles sans avoir aucun état d’âme, et tente de rabaisser Darcy.

Mr Elliot, quant à lui, porte des vêtements à la mode et onéreux alors qu’il est ruiné. Il tient à épouser une jeune fille fortunée afin de s’assurer une vie aisée, de préférence sa cousine, ce qui lui permettrait d’hériter du titre de baronnet de son oncle par la même occasion. Pour ce faire, il n’hésite pas à emprunter de l’argent à ses connaissances afin de pouvoir s’offrir les dernières vestes à la mode.

Dans Système de la mode, Barthes définit trois types de vêtement que l’on peut trouver dans les magazines de mode : le vêtement réel, le vêtement écrit (ou décrit) et le vêtement-image60. M’Barga ne partage pas totalement cette vision des choses et ajoute à ces trois catégories le vêtement-idée : « […] la mode naît précisément du fourmillement d’idées en termes de modèles dans la tête du styliste.

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En conséquence, le vêtement-image, le vêtement écrit et le vêtement réel ne sont, respectivement, que des manifestations iconique, langagière et matérielle du

vêtement-idée »61. Il est à noter que son traité étudie principalement le vêtement réel. Dans le cas des écrits de Jane Austen, il n’y a évidemment pas de vêtement-image. Et le vêtement réel existe uniquement dans ses lettres, par le biais du vêtement écrit. Nous disposons donc dans ses fictions du vêtement écrit, bien évidemment, et dans une certaine mesure du vêtement-idée. Il convient cependant d’y apporter une nuance. Austen ne crée pas véritablement une tenue lorsqu’elle mentionne la garde-robe de ses personnages ; elle se représente tout au plus pour elle-même ses personnages de façon plus détaillée. Dans une lettre datant du 24 mai 1813, elle écrit à sa sœur :

[…] to my great amusement, Henry & I went to the Exhibition in Spring Gardens. It is not thought a good collection, but I was very pleased—particularly […] with a small portrait of Mrs Bingley, excessively like her. I went in hopes of seeing one of her Sister [sic], but there was no Mrs Darcy […]. Mrs Bingley is exactly herself, size, shaped face, features & sweetness; there never was a greater likeness. She is dressed in a white gown, with green ornaments, which convinces me of what I had always supposed, that green was a favorite colour with her. I dare say Mrs D. will be in Yellow.62

Ces indications n’apparaissent pas dans le roman. Dans ses fictions, Austen ne livre à son lecteur qu’une partie de la tenue, ou un accessoire, quand elle l’estime nécessaire, et ce, pour deux raisons.

Tout d’abord, nous l’avons déjà évoqué précédemment, Austen écrit à une période où il est mal vu de décrire des tenues vestimentaires. Ce sujet doit rester confiné au cercle familial. En outre, il était mal venu pour une femme d’écrire des romans. On peut donc penser qu’Austen, même si elle s’intéresse de près à la mode, a préféré se conformer aux canons de son époque, afin de ne pas choquer davantage la morale.

Ensuite, Austen se doit de limiter les références à la mode pour ses deux héroïnes puisqu’elle veut montrer à son lecteur que les personnes qui s’intéressent exclusivement à ce sujet sont vaines et stupides (c’est le cas de la plus jeune sœur Bennet et de la mère). De cette façon, l’auteur a réservé certains détails concernant l’apparence de ses personnages à sa famille proche. Notons que le fait de choisir une robe jaune pour Elizabeth n’est pas anodin. Le jaune est en effet une couleur très à la

61 Jean-Claude M’Barga, Traité de sémiotique vestimentaire (Paris : L’Harmattan, 2010), 27.

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mode entre 1810 et 182063, ce qui fait d’Elizabeth une femme accomplie, à la fois intelligente, espiègle, et élégante. Le fait pour Austen d’avoir imaginé la couleur de la robe dans laquelle Elizabeth aurait posé le temps que l’on peigne son portrait montre combien ses personnages ont été réfléchis. La représentation qu’elle en a est très claire.

Si on en revient aux romans, on peut voir que, chez Austen, c’est l’acte individuel d’habillement qui devient significatif. Il est empreint d’une idée qui repose sur le choix du qualificatif ou de la précision que l’auteur lui adjoint. Par exemple, le terme « veste » seul ne donne pas d’indication significative au lecteur, mis à part une précision esthétique. En revanche, une veste bleue ou une veste pour faire du cheval, ou encore une veste à la mode est connotée d’informations concernant le personnage, ses idéaux, sa catégorie socioprofessionnelle, ou encore sa fortune. Au vu de ces constatations, il devient possible de dégager quatre formes de vêtements chez Austen qui relèvent toutes du vêtement écrit :

 le vêtement esthétique,

 le vêtement-psychologie,

 le vêtement-sociologie,

 le vêtement-idéologie.

Le vêtement esthétique est celui qui apporte des indications sur la mode de l’époque Regency. Il apporte un renseignement ayant trait à l’histoire de la mode. On peut citer ici le spencer de Miss Bates d’Emma (E 130), cette petite veste très courte, aux manches longues (voir Figure 16) qui est apparue à cette époque et qui a connu un véritable engouement. Il procurait un peu de chaleur aux femmes, leurs robes étant très légères, rappelons-le. Cette veste est caractéristique de l’époque Regency, tout comme la pelisse, ce long manteau porté en hiver (voir Figure 17), auquel le capitaine Wentworth fait référence dans Persuasion (P 64).

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16 17

Figure 16 : Un Spencer Figure 17 : Une Pelisse

Pour les Figures 16 et 17 : d’après Niklaus von Heidelhoff, The Gallery of Fashion, (London, April 1798 and March 1799), Penelope Byrde, Jane Austen Fashion: Fashion and Needlework in the Works

of Jane Austen (25-26).

Le vêtement-psychologie permet de dégager un ou plusieurs traits de caractère d’un personnage. Ainsi, les guêtres de Mr Knightley d’Emma sont en cuir (E 216). Elles traduisent le goût de Mr Knightley pour la chasse, mais aussi le fait qu’il soit attaché à ses terres. Il se distingue de Franck Churchill, qui est dépeint comme un jeune homme superficiel, ne s’intéressant qu’à sa coupe de cheveux (E 160) et ses nouveaux gants (E 151).

Le vêtement-sociologie clarifie la situation socioprofessionnelle du personnage ou décrit la société anglaise à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Un exemple frappant est celui des châles qui sont mentionnés dans Mansfield Park. Lady Bertram aimerait que son neveu lui rapporte non pas un, mais deux châles des Indes. Ceux-ci coûtent une « véritable fortune », rappelle Séguy64. Il clarifie :

le châle revêt aussi une dimension sociale : c’est par là que l’on s’aperçoit de la qualité de la femme qui le porte ; il ne s’agit pas tant du rang qu’elle peut tenir dans la hiérarchie du moment ou d’une condition assurée par un titre, que d’une « manière d’être », une façon de se gouverner avec classe, une élégance plus morale que vestimentaire.65

L’apparence et la parure font partie de l’essence-même du personnage de Lady Bertram et correspondent à son système de valeurs.

64 Philippe Séguy, Histoire des modes 83.

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Enfin, le vêtement-idéologie va venir éclairer le lecteur sur les idéaux politiques, religieux ou économiques du personnage concerné. Austen insiste de façon inhabituelle sur la nouvelle coupe de cheveux de Franck Churchill, puisqu’il en est question sur sept pages. Evidemment, avoir les cheveux coupés fait de Franck Churchill un jeune homme à la mode. Mais en écrivant : « he had no reason to wish his hair longer » (E 160), Austen montre aux lecteurs que Churchill a adopté le style, mais aussi les idées des Jacobins. Ces derniers portaient en effet leurs cheveux courts, à la Brutus ou à la Titus66. Churchill incarne donc les idées révolutionnaires françaises.

Ces quatre sous-classes de vêtements écrits, mis à part le vêtement esthétique qui reflètent la période et parfois même l’année d’écriture d’Austen, sont chargés de sous-entendus qu’il va nous falloir élucider, tout en tenant compte des convictions de l’auteur et de son système propre de valeurs.

3 Conclusion

Après avoir redéfini les motivations qui poussent une société entière à se tourner vers un style ayant déjà existé dans la Rome et la Grèce antiques, et après avoir cité les tenants et les aboutissants de la mode, cette dernière est apparue comme un langage des signes qu’il nous faut décrypter.

Si l’on reprend maintenant les représentations de Barthes dans Système de la

mode afin de définir un système de la mode chez Austen et d’aller au-delà du sens

vestimentaire du vêtement, il apparaît que nous travaillons sur deux niveaux chez cet auteur : le « code vestimentaire écrit » et le code vestimentaire « rhétorique »67. Barthes explique :

[d]ans la Rhétorique de Mode, il y a, si l’on veut, trois petits systèmes rhétoriques, distincts par leurs objets : une rhétorique du signifiant vestimentaire, qu’on appellera « poétique du vêtement », une rhétorique du signifié mondain, qui est la représentation que la Mode donne

66 Philippe Séguy, « Costume in the Age of Napoleon », in Le Bourhis, 65.

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du « monde », et une rhétorique du signe de Mode, qu’on appellera la « raison » de Mode. Cependant, ces trois petits systèmes rhétoriques ont en commun un même type de signifiant et un même type de signifié ; on appellera l’un l’écriture de Mode et l’autre l’idéologie de

Mode […].68

La rhétorique du signifié mondain, bien que n’apportant pas d’élément parlant de mode à proprement parler, permet de définir la psychologie de la personne concernée69.

Les troisième et quatrième parties de ce travail vont s’efforcer de dégager la portée des vêtements employés par Austen dans ses écrits, et de voir, si en plus des quatre formes de vêtements que sont le vêtement esthétique, le vêtement-psychologie, le vêtement-sociologie et le vêtement-idéologie, elle utilise, comme les magazines de mode sur lesquels Barthes a travaillé, la rhétorique de la mode pour donner du style et du sens aux passages évocateurs de la mode.

68 Barthes, Système de la mode, 253-254.

69 Barthes, Système de la mode, 255. Barthes donne comme exemple : « Elle aime les études et les surprises-parties, Pascal, Mozart et le cool-jazz. Elle porte des talons plats, collectionne les petits foulards, adore les chandails nets du grand frère et les jupons bouffants et froufroutants », où tout le segment « Elle aime les études et les surprises-parties, Pascal, Mozart et le cool-jazz » est un « signifiant rhétorique (succession rapide, en apparence désordonnée, d’unités hétérogènes), et un signifié rhétorique qui est la vision que le journal […] veut donner du type psychologique de la porteuse de vêtements ».

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TROISIEME PARTIE

ŒUVRES DE JEUNESSE ET PREMIERS

ROMANS

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Les parties 3 et 4 traiteront de l’analyse littéraire à proprement parler. Les œuvres d’Austen seront réparties en fonction de leur période d’écriture. De cette façon, la troisième partie comprendra les œuvres de jeunesse, les Juvenilia et Lady

Susan, Northanger Abbey, Sense and Sensibility, The Watsons (1804) et Pride and Prejudice. La quatrième partie abordera Mansfield Park, Emma, Persuasion, et enfin Sanditon (roman inachevé).

Toutes les références à la mode ne pourront être traitées dans ce travail. On se propose donc de travailler sur les plus riches et les plus chargées de sens, et de dégager, à partir de toute la partie théorique vue précédemment, les significations qu’Austen a pu donner aux vêtements qui apparaissent dans ses fictions.