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Chapitre 5 : Parure

2 Les rôles et les significations de la parure

2.1 Mise en valeur du corps

Comme vu précédemment, Miss Thorpe, dans Northanger Abbey, aime plaire aux hommes (NA 43). Se parer est une arme de séduction et Austen le fait aussi remarquer dans Mansfield Park, lors d’une conversation à propos de Fanny Price entre Mr Crawford et sa sœur :

“But I cannot be satisfied without Fanny Price, without making a small hole in Fanny Price's heart. You do not seem properly aware of her claims to notice. When we talked of her last night, you none of you seemed sensible of the wonderful improvement that has taken place in her looks within the last six weeks. You see her every day, and therefore do not notice it; but I assure you she is quite a different creature from what she was in the autumn. She was then merely a quiet, modest, not plain-looking girl, but she is now absolutely pretty. I used to think she had neither complexion nor countenance; but in that soft skin of hers, so frequently tinged with a blush as it was yesterday, there is decided beauty; and from what I observed of her eyes and mouth, I do not despair of their being capable of expression enough when she has anything to express. And then, her air, her manner, her tout ensemble, is so indescribably improved! She must be grown two inches, at least, since October.”

“Phoo! phoo! This is only because there were no tall women to compare her with, and because she has got a new gown, and you never saw her so well dressed before. She is just what she was in October, believe me. The truth is, that she was the only girl in company for you to notice, and you must have a somebody. I have always thought her pretty—not strikingly pretty—but 'pretty enough,' as people say; a sort of beauty that grows on one. Her eyes should be darker, but she has a sweet smile; but as for this wonderful degree of

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improvement, I am sure it may all be resolved into a better style of dress, and your having nobody else to look at; and therefore, if you do set about a flirtation with her, you never will persuade me that it is in compliment to her beauty, or that it proceeds from anything but your own idleness and folly.” (MP 179-180)

Mr Crawford s’ennuie. Il a compris qu’il était facile de séduire les sœurs Bertram et s’en désintéresse. Il cherche donc une autre jeune fille à laquelle il pourrait faire la cour et se tourne vers Fanny Price. Il fait remarquer à sa sœur, afin de justifier son choix, que Fanny est devenue tout à fait digne d’être courtisée puisqu’elle est maintenant jolie. Miss Crawford, en revanche, ne partage pas l’avis de son frère, peut-être par peur de voir Fanny supplanter sa beauté ou par jalousie de voir Edmund en regarder une autre. Elle pense que c’est un artifice qui rend Fanny jolie, et notamment le port d’une robe plus élégante qu’à l’accoutumée. Puis, Mary Crawford avance qu’il ne courtise pas Fanny parce qu’elle est belle, mais parce que cette nouvelle robe trouble Henry à tel point qu’il n’est plus lucide.

Pour Mary, son frère n’est plus maître de lui-même : les termes élogieux qu’il utilise à l’égard de Fanny ne lui ressemblent pas. Mary pense que son frère est sous l’emprise d’une folie passagère, folie qui s’apparente à une faiblesse, en l’occurrence celle de trouver une jeune fille jolie parce que sa robe est admirable. On peut remarquer la mauvaise foi de Mary Crawford qui tente de persuader son frère que la beauté de Fanny n’est due qu’à sa robe. Le plus remarquable est que Fanny Price n’a jamais la prétention de porter une robe trop distinguée ni trop onéreuse. Elle donne dans la simplicité et la sobriété. En effet, le tempérament de Fanny est tel qu’elle n’essaie à aucun moment de tromper son entourage sur son origine ou son rang. Ainsi, pour le bal donné en son honneur, Fanny portera la robe que son oncle lui a offerte et qu’elle a déjà portée à l’occasion du mariage de sa cousine.

Au cours d’une conversation, Edmund demande justement à Fanny quelle robe elle revêtira pour ce bal, et, comme souvent, Fanny a besoin de l’assentiment de son cousin : « The new dress that my uncle was so good as to give me on my cousin's marriage. I hope it is not too fine; but I thought I ought to wear it as soon as I could, and that I might not have such another opportunity all the winter. I hope you do not think me too fine » (MP 174). Edmund répond : « […] No, I see no finery about you; nothing but what is perfectly proper […] » (MP 174). Alors que le regard des autres dérange Fanny, celui d’Edmund est le bienvenu. L’avis de ce dernier vaut pour celui de toute l’assistance. Fanny se sent mal à l’aise dans cette robe et Edmund la rassure

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quant à la convenance de sa tenue sans toutefois la flatter. Il sait qu’un compliment risque de gêner sa cousine. Cependant, Edmund, qui se voit marié à Miss Crawford, ne réalise pas que pour une fois, Fanny aurait peut-être aimé recevoir des éloges, non pas de la part de son cousin, mais de la part d’Edmund, le jeune homme.

Il faut toutefois noter l’opposition entre les termes « finery » et « proper » prononcés par Edmund. Selon Marie-Laure Massei-Chamayou, Austen dénonce dans ce passage le peu de marge de manœuvre des femmes sur le marché matrimonial :

Cette robe synonyme de pureté, selon les conventions de l’époque, remplit une double fonction paradoxale : la blancheur proclame et projette de manière aveuglante à la vue de tous l’accès possible de Fanny à la sexualité, qui surgit alors au cœur du roman comme par exhibitionnisme, tout en la recouvrant d’un voile pudique et pur, conforme à la bienséance. Jane Austen révèle […] les dessous indécents et obscènes du marché matrimonial, où la naissance de la sexualité féminine se trouve, par la force, soumise au regard masculin et scrutée de manière impudique, donc entièrement contrôlée, comme le sous-entend la remarque ambiguë d’Edmund. La position de Fanny dans cette nouvelle économie est d’autant plus délicate qu’elle est écrasée par la dette, dont la mention ne cesse d’affleurer dans le discours de Mrs Norris. Or, en acceptant de se donner à Mr Crawford, Fanny pourrait s’acquitter de cette dette, selon les pratiques en vigueur dans l’économie patriarcale.27

Edmund cherche donc à rassurer Fanny. Par la tournure de sa phrase et par le vocabulaire employé, il affirme à Fanny que la bienséance de la robe est telle qu’on oublie que Fanny est mise, par l’intermédiaire de son oncle qui lui a offert la robe, sur le marché matrimonial. Dans son discours, Edmund sous-entend que la robe souligne les qualités morales de Fanny plutôt qu’elle n’attire le regard des hommes.

Fanny porte donc une robe de cérémonie lorsque les Crawford la voient. Cette parure a deux fonctions dans l’intrigue du roman. La première, nous l’avons vu, est de sublimer Fanny. Le fait d’être élégante et à la mode permet à la jeune fille de gravir les échelons de l’échelle sociale, ne fût-ce que pour le temps d’une soirée. Crawford peut se désintéresser de Maria et Julia Bertram : il a trouvé une jeune fille digne d’attirer son attention. En portant cette robe, Fanny accède au même rang que ses cousines, celui de pouvoir plaire à Crawford.

La deuxième fonction de cette robe est d’alimenter et renforcer la déraison de Mr Crawford. Ce dernier se tourne vers Fanny pour tester son pouvoir de séduction. Ses cousines ayant montré très peu de résistance envers lui, il veut maintenant faire céder Fanny. La robe vient embellir Fanny à travers le prisme des yeux de Mr

27 Marie-Laure Massei-Chamayou, La Représentation de l’argent dans les romans de Jane Austen :

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Crawford et concourt à changer le regard qu’il porte sur elle. Il la trouve jolie et digne d’être courtisée alors qu’elle n’avait pas retenu son attention jusque là. Fanny devient le centre d’intérêt de Crawford parce qu’elle est différente des autres jours.

Deux possibilités s’offrent au lecteur quant à la suite du roman : soit Henry Crawford est véritablement tombé sous le charme de Fanny Price, soit, comme le laisse entendre sa sœur, tel un prédateur, il veut faire succomber celle qui lui oppose une certaine forme de résistance puisqu’elle ne s’intéresse pas à lui. Il n’est pas aisé, à la première lecture du roman, de faire la part des choses entre la mauvaise foi de Mary Crawford et la véritable identité de son frère Henry.

Le dernier exemple où un personnage se pare pour plaire concerne Lesley

Castle, roman épistolaire inachevé datant de 179228. Dans la lettre 6, Lady Lesley déclare : « In general, I can spend half the Day at my toilet with a great deal of pleasure, but why should I dress here, since there is not a creature in the House whom I have any wish to please »29. Dans ce passage, il est stipulé que Lady Lesley perd toute envie d’apporter le plus grand soin à son apparence puisqu’il n’y a personne à qui plaire. Il s’agit donc bien ici du vêtement-séduction, et du pouvoir que ce dernier peut avoir sur l’entourage de la personne qui le porte. Il y a bien sûr aussi une notion de plaisir : plaisir de se préparer pendant des heures, plaisir de se préparer pour une personne en particulier, plaisir de plaire, plaisir d’être regardée et admirée, plaisir d’être désirable. Et si Lady Lesley ne fait plaisir à personne, se parer ne lui procure plus aucun plaisir. Le vêtement agit donc dans ce cas précis comme un catalyseur tant auprès de celui qui le porte que celui qui le voit : il participe nettement au jeu de la séduction. Et là encore, comme dans le cas de Fanny Price, la société de Lady Lesley lui sert de miroir : elle regarde son reflet dans les yeux de son entourage.

Pour que ses connaissances lui renvoient une image flatteuse, elle met tous les atouts de son côté et se pare pendant toute la matinée, mais s’il n’y a plus de miroir, c'est-à-dire si sa société est restreinte, se préparer minutieusement n’en vaut plus la peine. C’est à croire que Lady Lesley n’est pas apte à juger elle-même son apparence. Elle a besoin d’être reconnue par les autres, à travers sa toilette. C’est ce

28 Claire Tomalin, Jane Austen: a Life (Londres : Penguin Books, 2000), 67.

29 Jane Austen, Lesley Castle, in Juvenilia, in Minor Works (Oxford : Oxford UP, 1988), 124. Les références à cet ouvrage seront désormais abrégées WM.

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que König nomme la « fonction de reconnaissance »30. La toilette de Lady Lesley lui permet d’être reconnue et admirée. Il va même plus loin et explique qu’il existe une « rivalité »31 entre les différents groupes de la classe sociale la plus influente. C’est en effet la classe sociale la plus élevée qui donne le ton, et les classes inférieures qui l’imitent32

. Lady Lesley appartient à cette classe puisqu’elle porte un titre nobiliaire. Pour König, cette rivalité s’exprime surtout lors de grandes occasions (fête, bal, …) qui « permettent à chacun de confirmer, à ses propres yeux comme aux yeux d’autrui, qu’il appartient bien à l’élite »33

. C’est effectivement ce que cherche à confirmer Lady Lesley lorsqu’elle passe des heures à se préparer. Veblen parle, quant à lui, de consommation démonstrative ou « ostentatoire »34. Le fait d’être à la mode et d’exposer la cherté de ses vêtements est, selon lui, une « excellente preuve de réussite pécuniaire, et […] donc, à première vue, une preuve de dignité sociale »35. Et s’il n’y a aucun public pour admirer l’étendue de sa fortune, Lady Lesley ne trouve plus aucun intérêt dans l’art de la parure. Il semble donc que ce personnage utilise la parure pour plusieurs raisons : pour plaire, pour montrer qu’elle appartient à une élite, et parce qu’elle occupe un rang important dans l’échelle sociale.