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Chapitre 6 : Protection

2 Protection psychologique

2.2 Protection contre la tentation

La croix n’est pas le seul attribut religieux qui aide une personne à suivre la ligne de conduite qu’elle s’est fixée. La coupe et la couleur des vêtements portés par les hommes d’église traduisent quant à eux leur fermeté d’esprit et leur sérieux. Flügel écrit à ce sujet que « [l]e moine lutte contre les pièges et les tentations du monde des pécheurs à l’aide de son habit simple mais entièrement enveloppant »12

. Ce type de vêtement doit être « ample, épais, sans ouverture, rigide ou de couleur neutre »13.

De même qu’il protège, ce type de vêtement, en révélant la situation professionnelle de celui qui le porte, assure du sérieux et de l’intégrité de ce dernier. Il devient le symbole d’une force morale. La chasuble des « clergymen », ainsi que l’habit noir porté par certains d’entre eux en dehors de leurs heures de sermon, comme Mr Elton dans Emma (E 88), traduisent « l’austérité, le renoncement, […], l’humilité, la modestie, la tempérance, [et] la foi »14

. Ce sont d’ailleurs les qualités que le lecteur s’attend à trouver chez les hommes d’église créés par Austen, ce qui n’est pas toujours le cas. De nouveau, l’habit, chez Austen, peut être trompeur : il

12 Flügel, 73.

13 Flügel, 73.

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confère une apparence et un statut aux personnages, mais ne respecte pas systématiquement les associations qui existent entre les caractéristiques d’un vêtement (coupe, couleur) et les traits de caractère que l’on attribue généralement à la personne qui le porte. Ainsi, bien que portant la chasuble et étant vêtu de noir, Elton n’est en aucun cas modeste.

Mr Collins de Pride and Prejudice n’est pas épargné, lui non plus. Austen en dresse un portrait assez peu flatteur comme le montre l’extrait suivant :

Mr. Collins was not a sensible man, and the deficiency of Nature had been but little assisted by education or society; the greatest part of his life having been spent under the guidance of an illiterate and miserly father; and though he belonged to one of the universities, he had merely kept the necessary terms, without forming at it any useful acquaintance. The subjection in which his father had brought him up had given him originally great humility of manner; but it was now a good deal counteracted by the self-conceit of a weak head, living in retirement, and the consequential feelings of early and unexpected prosperity. A fortunate chance had recommended him to Lady Catherine de Bourgh when the living of Hunsford was vacant; and the respect which he felt for her high rank, and his veneration for her as his patroness, mingling with a very good opinion of himself, of his authority as a clergyman, and his right as a rector, made him altogether a mixture of pride and obsequiousness, self-importance and humility. (PP 57)

La notion d’humilité, qualité associée aux personnes qui portent du noir, est récurrente dans ce passage. Elle est toutefois entachée et combinée à des défauts qui font de Mr Collins un personnage peu avenant. Austen ne laisse pas le soin à ses lecteurs de juger les paroles et les attitudes de Mr Collins par eux-mêmes, elle les prévient dès le début du roman : Mr Collins n’en est pas le héros. Elle les met également en garde en montrant que l’habit ne fait pas toujours le moine. Au passage, précisons qu’Austen utilise aussi cet adage pour Wickham, mais cette fois, elle ne prévient pas le lecteur, qui, comme Elizabeth, peut se laisser piéger par son uniforme et ses belles paroles.

Outre la forme enveloppante de la chasuble, sa couleur noire symbolise également la protection. Cette couleur peut aussi prendre d’autres significations, telles que la nuit, le repli sur soi et l’introspection, comme le montre Battistini15, ou encore le respectable16 et l’élégance17 dans ses valeurs positives. Coupe et couleur assurent donc aux hommes d’église la respectabilité. Il est à noter que s’ils ne portent pas la chasuble en dehors des jours de sermon, les « clergymen » sont tout de même

15 Matilde Battistini, Symboles et allégories, trad. Dominique Férault (Paris : Hazan, 2004), 68, 73.

16 Flügel, 74.

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vêtus de noir, et jouissent toujours de la symbolique de la protection. De cette façon, leur force morale et leur droiture sont toujours soulignées.

Le noir est réservé aux hommes d’église. Toutefois, il peut aussi être porté pendant une période de deuil, comme Austen le fait remarquer dans une lettre adressée à sa sœur les 24-25 octobre 180818

. En dehors de cela, les hommes ne portent pas de vestes noires19 ; les vestes à la mode sont bleues, marron, vert foncé et rouges pour celles portées par les soldats de la milice20. Dans les fictions d’Austen, on retrouve surtout le rouge, cité 4 fois (SS 99, PP 25, 52, MP 97), puis vient le bleu, cité 2 fois dans Pride and Prejudice (10, 244). Les vestes noires connaîtront un véritable engouement à partir de 1830, et cette couleur deviendra alors progressivement synonyme d’élégance21.

Malgré les neuf années de recherche22 qu’il aura fallu pour réaliser la version

Pride and Prejudice dirigée par Langton (1995), et malgré le souci du détail et la

qualité de la production, on trouve parfois des anachronismes dans l’un ou l’autre des épisodes de cette série. Dans le cas présent, on peut voir Darcy porter une veste noire lors de sa première déclaration à Elizabeth, à Hunsford. Gerry Scott, la décoratrice, justifie ses choix quant aux petites inadéquations que l’on pourrait trouver entre la vie quotidienne dans l’Angleterre rurale de 1813 et cette production :

Every author is portraying a specific world, and it’s our job to recreate that world and make it accessible to an audience. Though I like to be as historically accurate as possible, I’m not prepared to be a slave to it. It’s important to understand the way people lived in 1813, but we are not making an academic study of the period, it’s much more important to grasp the spirit of the time. In any case, even if we had all the time and money in the world, we could never be completely accurate because an awful lot of the things we’d need no longer exist, except perhaps in museums. So we get as much as we can and the rest we make up; we take something that has the flavor of the period—a pattern that is close, a colour that feels right— and we use it in a judicious way so it doesn’t look out of place.23

En fait, l’harmonie d’une adaptation, qui englobe aussi bien les décors, que les dialogues, la musique et les costumes, prévaut parfois sur l’authenticité de celle-ci, sans cependant la dénaturer. Selon Lydia Martin, « une adaptation est réussie lorsqu’elle parvient à transmettre un sentiment d’harmonie par rapport à

18 Austen, 150.

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On entend par « veste » le « morning coat », le « riding coat » et le « evening coat ».

20 Cunnington et Cunnington, Handbook of English Costume in the 19th Century, 58.

21 Cunnington et Cunnington, Handbook of English Costume in the 19th Century, 125.

22 Birtwistle et Conklin, v.

23

150 l’original »24

. En fait, cette incorrection au niveau de la couleur de l’habit de Darcy passe inaperçue aux yeux du grand public.

Dans ce passage, le costume de Darcy est un mélange subtil de la mode des XIXe et XXe siècles. Il porte donc sa veste noire, coupée selon la mode du XIXe, une chemise en lin, et un gilet écru. Son pantalon, noir également, ajoute une touche de modernité à sa tenue. Celle-ci lui confère l’élégance et le sérieux requis pour ce moment solennel et rappelle un habit de cérémonie, et pourquoi pas une tenue de marié (j’entends un marié du XXe siècle). Si on va plus loin, on peut dire que son costume rappelle même la soutane d’un clergyman, mettant en avant les qualités morales de Darcy. En outre, Darcy, selon ses dires, fait fi de ses proches pour épouser une jeune fille dont la condition sociale est inférieure à la sienne. Il délaisse donc son sérieux, sa respectabilité et sa rigueur morale et agit, toujours selon ses dires, à l’encontre de son rang. Il sort ainsi de son carcan, met en avant son sérieux, et vient porter une touche de blanc, qui symbolise « la bonté, […] le bonheur [et] la joie »25. Noir et blanc se mettent mutuellement en valeur : chaque couleur nuance l’autre, faisant ressortir les valeurs positives de la deuxième. Le manichéisme que l’on connaît habituellement entre le blanc et le noir laisse place ici à une synergie entre ces deux couleurs, aux yeux du spectateur. Toutefois, les propos maladroits de Darcy et les préjugés d’Elizabeth à son encontre vont engendrer un refus de la part de la jeune fille. Notons que la tenue de Darcy, lors de sa deuxième demande en mariage, est nettement moins solennelle et son discours moins protocolaire. Cette dernière correspond mieux aux attentes d’Elizabeth qui préfère la simplicité aux convenances.

Les associations qui existent entre le port de la chasuble, la couleur noire et les qualités qu’elles véhiculent sont ancrées dans les mentalités. Ainsi, ce vêtement enveloppant et foncé va de pair avec une force morale. Celle-ci préserverait ceux qui la portent de la tentation. Et en portant du noir en dehors des sermons, les clergymen continuent à véhiculer cette idée. Les civils, eux, portent des couleurs foncées, mais y ajoutent toujours une note de couleur vive26 (il s’agit souvent du veston), vestige des couleurs chatoyantes portées sous l’ancien régime. De cette façon, les clergymen, en

24 Lydia Martin, Les Adaptations à l’écran des romans de Jane Austen, esthétique et idéologie (Paris : L’Harmattan, 2007), 101.

25 Annie Mollard-Desfour, Le Blanc (Paris, CNRS Editions, 2008), xviii.

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se distinguant des autres hommes par leur tenue, affichent non seulement leur fonction, mais aussi les valeurs qui lui sont associées.