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Chapitre 1 : Réalisme, didactisme, minimalisme, burlesque et ironie : le canevas des romans

3 Minimalisme

La robe-chemise portée par les Merveilleuses « ressemble à un négligé d’intérieur »46 et on peut facilement associer les tenues de Marianne avec celles des Merveilleuses, compte tenu des détails fournis par l’auteur. De toute évidence, pour Austen, un conservateur ne peut se conduire de la sorte. Elle réprouve l’attitude de Marianne et condamne donc par la même occasion celle des Merveilleuses. Par extension, l’auteur rejette les nouvelles idées françaises, ainsi que l’esprit libertin trouvé dans les tenues vestimentaires. En désapprouvant la conduite de Marianne, Austen enjoint son lecteur à ne pas adhérer aux idées révolutionnaires importées de France et lui montre ainsi quelles valeurs doivent être préservées. Cette idée sera développée dans le chapitre dédié à l’étude de Sense and Sensibility.

3 Minimalisme

Dénué de fioritures et de détails, le style épuré d’Austen a été qualifié de minimaliste47. L’écrivain va à l’essentiel et laisse le lecteur libre d’imaginer une partie du décor et un certain nombre de détails concernant les personnages créés. Elle est cependant intervenue dans ses romans pour justifier ce manque de détails, comme si elle se sentait redevable d’explications, et montrant par la même occasion qu’elle est consciente d’utiliser le réalisme différemment des autres auteurs de son époque : ainsi, dans Pride and Prejudice, le narrateur précise que la description des différentes étapes du trajet emprunté par Mr Gardiner, Mrs Gardiner et Elizabeth lorsqu’ils se rendent dans le Derbyshire, de même que celle du comté lui-même, est superflue.

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Philippe Séguy, « Costume in the Age of Napoleon », in Le Bourhis, The Age of Napoleon,

Costume from Revolution to Empire: 1789-1818, 59 ; 75.

45 Philippe Séguy, Histoire des modes sous l’Empire (Paris : Tallandier, 1988), 41.

46 Laver, 152.

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Austen écrit : « It is not the object of this work to give a description of Derbyshire, nor any of the remarkable places through which their route thither lay; Oxford, Blenheim, Warwick, Kenilworth, Birmingham, etc. are sufficiently known » (PP 186). En fait, Austen ne juge pas utile de décrire ces villes puisque l’action ne s’y déroule pas. Il n’y a donc pas lieu de détailler le trajet, ni le reste du Derbyshire. En effet, seuls le village de Lambton et la propriété de Darcy seront mentionnés par la suite. Concernant les personnages, Austen s’attarde sur leur psychologie, laissant le soin et le plaisir au lecteur d’imaginer une large part de leur physionomie. Celle-ci est souvent réduite à « c’était un jeune homme/une jeune fille élégant(e) ».

Dans Northanger Abbey, par exemple, Austen donne une brève description de Miss Tilney : « Miss Tilney had a good figure, a pretty face, and a very agreeable countenance; and her air, though it had not all the decided pretension, the resolute stilishness, of Miss Thorpe’s, had more real elegance » (NA 43). Bien que les traits, l’apparence et le caractère de Miss Tilney ne soient pas décrits de façon précise, le lecteur apprend qu’elle est réservée, discrète, distinguée et élégante. En outre, Austen la compare à Miss Thorpe et laisse entendre que cette dernière s’habille délibérément à la mode pour attirer les regards, alors que Miss Tilney s’impose par un style et un charme beaucoup plus sobres. Par ce procédé, le narrateur rend Miss Tilney plus sympathique que Miss Thorpe aux yeux du lecteur. L’attitude volontiers provocante de Miss Thorpe se confirmera d’ailleurs plus loin dans le roman.

Un autre exemple de minimalisme avec une implication différente pour les personnages se trouve dans The Watsons, roman inachevé. Austen décrit Lord et Lady Osborne de façon succincte : « Of the females, Ly Osborne had by much the finest person […]; Ld Osborne was a very fine young man ».48

Ici, l’élégance des personnages traduit davantage leur statut social et leur fortune que leur caractère. Austen ne livre donc pas beaucoup de descriptions précises à son lecteur.

En conséquence, il ne faut pas s’attendre à trouver dans ses travaux de longs exposés sur les tenues portées par ses personnages. Les références que l’auteur fait à la mode sont en effet disséminées dans toutes ses œuvres, et souvent, chaque pièce

48 Jane Austen, The Watsons, in Minor Works (Oxford : Oxford UP, 1988), 329. Les références à cet ouvrage seront désormais abrégées MW.

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n’est accompagnée que d’un qualificatif, couleur, matière ou état du vêtement. Ainsi, on apprend dans Northanger Abbey que Miss Tilney porte toujours du blanc (NA 78), que les guêtres de Mr Knightley dans Emma sont en cuir49 et que le capitaine Wentworth compare un navire à une vieille pelisse dans Persuasion (P 64). Et c’est bien là que se trouve tout l’art d’Austen ; ces qualificatifs livrent l’essentiel : chaque adjectif, chaque couleur, chaque coupe et chaque état d’un vêtement a été choisi avec attention et traduit un certain nombre de caractéristiques sociales, politiques, idéologiques et/ou psychologiques des personnages qu’ils concernent. Notons également qu’à cette époque, la mode et les vêtements étaient un sujet trivial qu’il n’était pas convenable d’évoquer en société. C’est aussi pour cette raison qu’on ne trouve pas de longues descriptions de vêtements chez Austen. A ce sujet, Byrde écrit : « most of [Austen’s] heroines do not mention or discuss their clothes in detail, not because they are uninterested in fashion but because it was not considered a suitable or interesting topic for general conversation »50.

Dans son article « More Stories about Clothing and Furniture », Bayuk Rosenam aborde une stratégie littéraire qu’elle nomme « sous-détailler » (« under-detailing »)51. Ce concept, qui signifie que l’écrivain donne peu, voire pas de détails quant aux vêtements qu’il cite, a deux implications :

[The] purpose [of this strategy] is to disavow the fetishistic interest of the fashion expert. To specify the fabric, or cut, or trim would be to align the narrator with [a] milliner. While he must know the material culture of his world, including the degraded category of women’s dress, the narrator cannot know too much without betraying an embarrassing overinvestment, as if he is taking women’s clothing as seriously as women take it themselves. […] Underdetailing is also part of another technique: the promotion of an aesthetic of simplicity. To furnish one’s home or to dress simply, no matter how conscious the effort or how becoming the effect, is to display one’s lack of vanity, one’s indifference to making an impression, and therefore one’s moral superiority to fashionable people. Thus, the aesthetic of simplicity is presented as if it were categorically outside the realm of fashion rather than a stylistic preference within it.52

On le comprend, Austen est tiraillée entre son intérêt pour les vêtements et la volonté de ne pas être rabaissée au rang de mercière par les critiques littéraires. Par ailleurs, le minimalisme qui la caractérise équivaut à cette recherche de la simplicité dont

49 Jane Austen, Emma (Londres : Penguin Books, 1994), 216. Les références à cet ouvrage seront désormais abrégées E.

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Penelope Byrde, Jane Austen Fashion: Fashion and Needlework in the Works of Jane Austen (Ludlow : Moonrise Press, 2008), 13.

51 Ellen Bayuk Rosenman, « More Stories about Clothing and Furniture », in Krueger, Functions of

Victorian Culture at the Present Time, 47-62.

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parle Bayuk Rosenam : le style d’Austen est précis et limpide et l’auteur évite les détails inutiles à l’intrigue du roman.

En ce qui concerne la mode, Austen respecte les conventions de son époque puisqu’elle en parle peu dans ses écrits de jeunesse ou ses œuvres destinées à la publication, en comparaison de ses lettres où pratiquement chacune d’entre elles contient au moins une référence à un vêtement. D’ailleurs, chez Austen, ce sont souvent les personnages ayant peu d’éducation ou étant stupides qui parlent le plus fréquemment de mode, ce qui peut sembler paradoxal puisque la romancière elle-même montrait un intérêt indéniable pour ce sujet. Citons ici parmi les personnages qui évoquent fréquemment la mode respectivement Lydia Bennet dans Pride and

Prejudice et Mr Rushworth dans Mansfield Park. Lydia est la cadette des filles

Bennet et l’enfant préférée de Mrs Bennet. Cette dernière partage par ailleurs le même intérêt pour la mode que sa fille. Lydia se distingue par ses réflexions déplacées, son manque de discrétion et son inconscience de nuire à la réputation de toute sa famille. Mr Rushworth est le personnage austenien le plus riche. Mais la richesse et le rang social, Austen nous le rappelle, ne sont pas toujours un gage de bonne éducation. Mr Rushworth est ridicule, notamment dans la scène où les jeunes gens du roman préparent une pièce de théâtre. Rushworth ne s’intéresse qu’à son costume, et insiste de nombreuses fois sur la couleur et le tissu de la cape qu’il devra porter tant et si bien qu’il apparaît stupide, égocentrique et efféminé.

On voit ici que la position d’Austen par rapport à la mode est ambiguë. Il existe en effet un paradoxe entre l’intérêt qu’elle lui porte et le fait qu’elle décrie les personnages qui s’y intéressent trop vivement. D’une part, elle semble rappeler à ses lecteurs qu’il convient de réserver ce sujet pour le cercle familial ; d’autre part, elle considère que le bon goût vestimentaire et l’élégance sont une qualité. Elle propose donc à ses lecteurs de s’intéresser à la mode, sans qu’elle ne devienne leur centre d’intérêt principal. Ceci n’est pas sans rappeler les conseils prodigués aux jeunes filles par les livres de conduite. Armstrong cite Broadhurst53 dans l’extrait suivant. Elle y explique qu’aimer les bals et s’y montrer, tout comme jouer aux cartes ou s’intéresser à la mode ne constituent pas un exemple à suivre pour des jeunes filles respectables :

53 Thomas Broadhurst, Advice to Young Ladies on the Improvement of the Mind and Conduct of Life (Londres : Longman, 1810), 18.

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The conduct books always use women who pursue amusement as examples to demonstrate why women lacking the conduct-book virtues do not make desirable wives. Such women are “regularly seen in the ballroom or at the card-table, at the opera or in the theatre, among numberless devotees of dissipation and fashion.” That, in a word, is their crime: these women either want to be on display or simply allow themselves to be “seen.” It is not that the conduct books disapprove of dancing, enjoying music, playing cards, or even attending theatrical performances when they are enjoyed in the sanctuary of one’s parlor. This is a difference that both Austen and Burney scrupulously observe along with conduct-book authors. It is a woman’s participation in public spectacle that injures her, for an object of display, she always loses value as a subject. More than that, these books lump the woman of fashion together with “numberless” others who—in the conduct book’s terms—similarly lack the quality of subjectivity that makes a woman desirable; she cannot be “seen” and still be vigilant. As it constitutes the female subject, then, such writing strips the body of the signs of identity that are essential to displaying female value according to aristocratic rules of kinship.54

Le message est clair : la mode, comme les jeux de cartes et la danse, sont des occupations futiles et les femmes qui accordent trop d’intérêt à la mode sont celles qui veulent voir et être vues. Elles sont considérées comme superficielles et leur esprit, occupé par ces futilités, n’est plus en mesure de donner la primauté à ce qui a de l’importance, à tel point qu’elles ne constituent pas des épouses de choix. Ces femmes dont il est question manquent d’éducation et de discernement.

Austen rejoint ici le point de vue qu’Hannah More a détaillé dans Essays on

Various Subjects, Principally Designed for Young Ladies. Dans son chapitre intitulé

« On Dissipation », elle écrit :

Study, as it rescues the mind from an inordinate fondness for gaming, dress, and public amusements, is an œconomical propensity; for a lady may read at much less expence [sic] than she can play at cards; as it requires some application, it gives the mind an habit of industry.55

Pour Hannah More, l’éducation des jeunes filles est primordiale. More parle ici de « sauver » l’esprit des femmes, qui risque d’être diverti par toutes sortes d’occupations futiles, en le cultivant. More va même plus loin en faisant remarquer que l’étude engendre moins de dépenses que jouer aux cartes. Ce qu’elle écrit est aussi valable pour la mode. Aller à un bal sous-entend se mettre en frais. Plus loin, More ajoute :

A lady may speak a little French and Italian, repeat a few passages in a theatrical tone, play and sing, have her dressing-room hung with her own drawings, and her person covered with her own tambour work, and may, notwithstanding, have been very badly educated. Yet I am

54 Armstrong, 77.

55 Hannah More, « On Dissipation », Essays on Various Subjects, Principally Designed for Young

Ladies, www.gutenberg.org (octobre 2006). Disponible sur <http://www.gutenberg.org/cache/epub/19595/pg19595.txt> (13 oct. 2011) : par. 12.