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PREMIERE PARTIE LA SAINT-BARTHELEMY

3 LA SAINT-BARTHELEMY AU XVIII E SIECLE

3.1.1 Voltaire et le fanatisme

Voltaire a grandi et s’est formé dans les dernières années du règne de Louis XIV. Il y a pris la haine du pouvoir absolu qui s'arroge non pas seulement une autorité sans limites sur les fortunes et les personnes des sujets, mais un droit d’inquisition sur les pensées et les consciences. Il y a pris bien plus encore la haine de ces orthodoxies religieuses qui sans cesse condamnent les pensées du progrès. Il a entendu raconter les dragonnades ; il était enfant quand ont eu lieu les massacres des Cévennes. Il a entendu durant toute son adolescence retentir autour de lui les querelles religieuses qui attisent tant de haines, que suivent tant d'anathèmes et de persécutions. La religion ne lui appa-raît plus que comme une horrible invention qui pousse à s’entr’égorger des hommes nés pour s’aimer. Il met au même rang tous les dogmes et toutes les formules : jansénistes, jésuites, quiétistes. Tolérance, telle sera la devise de toute sa vie ; il ne verra de salut pour l'humanité que dans la philosophie, dans le progrès de la raison qui doit terrasser enfin la superstition.

3.1.1.1 La Saint-Barthélemy dans les œuvres de Voltaire

Si Voltaire revient sur le passé, ce n’est que pour mieux appréhender le présent et l’avenir. L’Histoire, pour lui, n’est pas une fin, mais un moyen, un instrument d’éducation et d’instruction de l’esprit humain. Les questions religieuses occupent, dans l’œuvre de Voltaire, une place importante.

L'horreur des guerres de religion est le vrai sujet de La Henriade. Le but de cette épopée est de faire de la superstition une chose odieuse, c'est d'inspirer à tous ceux qui la liront la sainte passion de la tolérance opposée au fanatisme. Au fond, La Henriade n'est qu'une thèse morale contre le fanatisme et en faveur de la tolérance. «Écrasez l'infâme» est la devise de Voltaire dans la lutte qu'il mène contre celui qu'il désigne comme son principal ennemi : le fanatisme. Il considère la nuit de la Saint-Barthélemy comme la pire illustration de ce mal :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris, Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris, Le fils assassiné sur le corps de son père, Le frère avec la sœur, la fille avec la mère, Les époux expirant sous leurs toits embrasés, Les enfants au berceau sur la pierre écrasés :

Des fureurs des humains c'est ce qu'on doit attendre. Mais ce que l'avenir aura peine à comprendre, Ce que vous-même encore à peine vous croirez, Ces monstres furieux, de carnages altérés, Excités par la voix des prêtres sanguinaires, Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères ; Et, le bras tout souillé du sang des innocents, Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens....42

Dans le premier vers, la prétérition met l’accent sur le caractère indicible, indes-criptible du massacre. Autrement dit, toutes les ressources du langage sont impuissantes à transcrire l’horreur de cette journée. Mais ce n’est qu’une astuce rhétorique puisque le locuteur ne renonce pas à décrire ; c’est ce qu’il fait dès le second vers : « Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris.» Voltaire recourt ici à l'hyperbole : figure d’exagération caractéristique de la tragédie qui n’est pas sans rappeler ces vers de Racine :

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants Entrant à la lueur de nos palais brûlants, Sur tous mes frères morts se faisant un passage Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants Dans la flamme étouf-fés, sous le fer expirants43.

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D'un autre côté, Paris est présentée comme une nouvelle Troie. Voltaire reprend des motifs littéraires très anciens : le carnage, le massacre des innocents, le sac d’une ville par une armée triomphante. Ainsi Paris accède à un statut mythique au même titre que Troie et la Saint-Barthélemy, nouvelle Iliade, entre dans la légende. La confusion entre légende et histoire se fait ici par l’intermédiaire d’une référence implicite (il n’est question à aucun moment de la guerre de Troie) à un épisode connu. L’expression « Les enfants au berceau sur la pierre écrasés » rattache la scène non pas, cette fois-ci, à un épisode de la mythologie grecque mais à un passage des évangiles, le massacre des in-nocents :

Alors Hérode, voyant qu'il avait été joué par les mages, se mit dans une grande co-lère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Be-thlehem et dans tout son territoire, selon la date dont il s'était soigneusement enquis auprès des mages. Alors s'accomplit ce qui avait été annoncé par Jérémie, le pro-phète : On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations : Ra-chel pleure ses enfants, Et n'a pas voulu être consolée, Parce qu'ils ne sont plus44.

Cette référence fait le lien avec la suite de la tirade qui oriente le propos vers l’aberration religieuse que constitue la Saint-Barthélemy :

Mais ce que l'avenir aura peine à comprendre, Ce que vous-même encore à peine vous croirez, Ces monstres furieux, de carnages altérés, Excités par la voix des prêtres sanguinaires, Invoquaient le Seigneur en égorgeant leurs frères ; Et, le bras tout souillé du sang des innocents Osaient offrir à Dieu cet exécrable encens.

La tirade est construite en deux temps : une première énumération rattache la Saint-Barthélemy à la violence à l’œuvre depuis toujours dans l’Histoire humaine (voir la guerre de Troie). Mais cette violence qui peut être expliquée par la nature mauvaise des hommes devient incompréhensible lorsqu’elle se fait au nom du Christ qui n’a ja-mais prêché autre chose que l’amour du prochain (la même aberration se retrouve du reste dans les croisades menées en terre sainte). La périphrase « exécrable encens », qui

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Racine, Andromaque, III,8, Ivison & Phinney, 1856, p.8.

désigne le sang des protestants injustement massacrés, transforme les catholiques en païens sanguinaires, en hérétiques absolus. En ce sens, le massacre de la Saint Barthé-lemy est encore plus terrible que celui de la guerre de Troie puisqu’il est postérieur à la Révélation, à la venue du Messie. Les catholiques, au contraire des Grecs, ne pouvaient ignorer à quel point leurs actes étaient contraires à l’esprit des Évangiles. Ainsi, l’histoire surpasse la légende dans l’horreur et le crime.

Ici, Voltaire s'inspire des Tragiques dans l'analogie qu'il fait entre la France et une famille déchirée. Il semble rendre hommage à Agrippa d'Aubigné, l'auteur qui a le mieux décrit les horreurs des guerres de religion pour les avoir vécues. Le plus grand exemple de fanatisme est celui des prêtres de Paris qui courent assassiner, égorger des femmes, jeter par les fenêtres des enfants, mettre en pièces des familles entières, la nuit de la Saint-Barthélemy. Les prêtres sont des fanatiques de sang-froid qui condamnent à la mort ceux qui n’ont commis d’autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces prêtres-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, qu’ils sont censés prêcher l’amour et la tolérance. La Saint-Barthélemy nourrit les réflexions de Voltaire sur les guerres civiles auxquelles il a consacré un essai politi-co-philosophique. Voltaire y analyse les raisons et les enjeux d’un massacre perverse-ment orchestré par Catherine de Médicis et Charles IX qui se sont délectés d’un spec-tacle odieux et sanguinaire :

Le Roi les aperçut de ƒa fenêtre, qui avoit vûe ƒur la rivierre ; & ce qui eƒt preƒque incroyable, quoique cela ne ƒoit que trop vrai ; il tira ƒur eux avec une carabine. Catherine de Médicis, ƒans trouble & avec un air ƒerein & tranquille, au milieu de cette boucherie, regardoit du haut d’un balcon qui avoit vûe ƒur la ville, en en har-diƒƒoit les aƒƒaƒƒins, & et rioit d’entendre les soupirs des mourans, et les cris de ceux qui étoient maƒƒacrez45 .

Pour Voltaire, les causes des massacres sont en partie politiques, mais les consi-dérations politiques n’entrent en jeu qu’au niveau des chefs. Il laisse dans l’ombre les visées politiques des huguenots pour mettre tous les torts du côté de la famille royale et des Guise.

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Voltaire a évoqué une nouvelle fois le massacre de la Saint-Barthélemy dans L’Essai sur les mœurs. Cet essai peut se lire comme une immense compilation des ca-tastrophes qui se sont abattues sur l’humanité : invasions, croisades, guerres de religion. Voltaire y insiste surtout sur la préméditation de la Saint-Barthélemy. Il affirme que, secondée par son fils, Catherine prépare longuement le piège dans lequel elle espère un jour faire tomber les chefs protestants. Lorsqu’elle y voit son avantage, elle ordonne froidement, avec une cruauté inouïe, un massacre général des huguenots :

Cette affreuse journée fut méditée et préparée pendant deux années. On a peine à concevoir comment une femme telle Catherine de Médicis, et élevée dans le plaisir, et à qui le parti huguenot était celui qui faisait le moins d’ombrage, put prendre une résolution si barbare. Cette horreur étonne encore davantage dans un roi de vingt ans. C’est le premier roi qui ait conspiré contre ses sujets46 .

Pour Voltaire, Charles IX est un roi corrompu, féroce et profondément dissimu-lateur. Voltaire a largement contribué à répandre dans le public l’image d’un « Charles IX chasseur » déloyal. La formule est spectaculaire et permet de concrétiser les excès du despotisme et de l’arbitraire :

S’il avait toujours passé son temps ainsi, et surtout s’il avait fait de bons vers, nous n’aurions pas eu la Saint-Barthélemy ; il n’aurait pas tiré de sa fenêtre avec sa ca-rabine sur ses propres sujets comme sur des perdreaux. Ne croyez-vous pas qu’il est impossible qu’un bon poète soit un barbare ? Pour moi, j’en suis persuadé47.

En effet, Voltaire se met du côté des victimes, prend leur défense et s’emploie à les blanchir de toute ignominie. Il a surtout beaucoup d’estime pour Coligny qu’il con-sidère comme étant le plus grand des Français : c’est un homme qui aime son pays, se consacre au service de ses compatriotes, quelles que soient leurs convictions reli-gieuses : « pour justifier ce massacre, ils imputeront calomnieusement à l’Amiral une conspiration qui fut crue de personne 48». La Saint-Barthélemy devient, grâce à Vol-taire, le symbole extrême de toutes les intolérances.

46

Ibid, p. 509.

47

Voltaire, Dictionnaire Philosophique, Œuvres complètes, t VII, Garnier, 1877, p.267.

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