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MERIMEE, BALZAC, DUMAS

1 LA REPRESENTATION DU POUVOIR

1.3.2 Les représentants des sciences occultes

La vogue de l'astrologie au XVIe siècle est bien connue. Elle est répandue dans tous les milieux sociaux, depuis le peuple qui consomme une quantité extraordinaire d'almanachs, jusqu'aux grands qui s'attachent un astronome personnel pour les éclairer sur l'avenir. À cette époque, les astrologues sont présents dans toutes les cours d'Europe, grandes ou petites. En effet, leur fonction n’est pas toujours, et même rarement, limitée à l'établissement d'horoscopes et de prédictions. Incontestablement, ils jouent auprès de leurs maîtres d'autres rôles. Leur fonction prend toute son ampleur dans le domaine po-litique.

Nos romanciers vont justement user chacun différemment des compétences prê-tées à ces personnages. Chez Balzac, le roi va devoir enquêter pour découvrir que le pouvoir n’est pas exercé par lui ; Dumas va quant à lui donner un réel pouvoir à René, son omniscience va faire de lui un représentant du lecteur dans le roman.

1.3.2.1 Deux frères dans l’ombre

Les frères Ruggieri expriment un aspect de cette époque avec leurs prophéties, leur connaissance des poisons et leur maîtrise de l’alchimie.

Dans la troisième partie du roman de Balzac, le roi Charles IX s'emploie à s’emparer du pouvoir en neutralisant l’influence de sa mère et de ses conseillers-espions. Si le roi dans sa promenade, cède à une « inspiration soudaine » en gravissant les toits pour espionner la maison de René le parfumeur, cette idée ne correspond pas à une curiosité passagère, mais à une vieille inquiétude :

Depuis deux mois le roi cherchait un stratagème pour pouvoir épier les secrets du laboratoire de René chez qui Cosme Ruggieri allait souvent. Le roi voulait, s'il y trouvait quelque chose de suspect, procéder par lui-même sans aucun intermédiaire de la police ou de la justice, sur lesquelles sa mère ferait agir la crainte ou la cor-ruption.» (CM p. 312)

Après avoir identifié l’emplacement du laboratoire des frères Ruggieri, Cosme et Laurent, le roi questionne ceux-ci sur leurs recherches. Il espère apprendre beaucoup de

cet interrogatoire dans le conflit qui l'oppose à sa mère et qui est un obstacle à l'exercice de son pouvoir légitime : « Mon Dieu ! reprit-il en sortant et regardant le ciel, vous, pour la sainte religion de qui je combats, donnez-moi la clarté de votre regard pour pé-nétrer le cœur de ma mère en interrogeant les Ruggieri. » (CM p. 328). Pour le roi, cet interrogatoire est une première étape dans la reconquête d'un pouvoir confisqué par sa mère. En effet, la reine mère applique à la lettre les conseils et les méthodes des deux frères pour s'emparer du pouvoir et écarter le roi. Ces deux frères sont les agents obs-curs qui gouvernent le royaume. En brisant cette alliance, le roi prive sa mère d'un sou-tien considérable et réduit son influence dans les affaires du royaume.

Le narrateur présente d'abord Cosme, l'astrologue, comme étant le plus fidèle conseiller de Catherine de Médicis : « Cosme Ruggieri, le conseiller de ma mère, le puits sans fond où s’engloutissent tous les secrets de la cour » (CM, p. 345). Cosme sert avec ferveur les intérêts de la reine mère : son rôle dans le procès de la Mole et Cocon-nas « suffirait », prétend le narrateur, « pour faire penser qu'elle dirigea secrètement leur entreprise.» (CM, p. 300). En effet, dans ce procès, les aveux de Cosme incriminent La Mole et sont utiles à la reine mère en prouvant l'existence d’un complot.

Lors de leur entrevue avec le roi, c'est Laurent qui est propulsé sur le devant de la scène alors que Cosme reste en retrait. Le narrateur nous brosse un portrait de Lau-rent : « Cet austère vieillard dont la barbe d’argent était rehaussée par une pelisse en velours noir avait un front semblable à un dôme de marbre. Sa figure sévère, où deux yeux noirs jetaient une flamme aiguë, communiquait le frémissement d’un génie sorti de sa profonde solitude, et d’autant plus agissant que sa puissance ne s’émoussait pas au contact des hommes. Vous eussiez dit du fer de la lame qui n’a pas encore servi. (CM, p. 351)

Le noir porté par l'astrologue et la reine invite à approcher ces deux personnages qui tirent toutes les ficelles dans l'ombre. La rencontre est une démonstration subtile de force, Laurent entend traiter d'égal à égal avec le roi :

L'imposant vieillard prit une chaise et s’assit, Cosme étonné de cette hardiesse n’osa l’imiter. Charles IX dit avec une profonde ironie : Le roi n’y est pas, mon-sieur ; mais vous êtes chez une dame de qui vous deviez attendre le congé. ― Celui que vous voyez devant vous, madame, dit alors le grand vieillard, est autant au-dessus des rois que les rois sont au-au-dessus de leurs sujets, et vous me trouverez courtois, alors que vous connaîtrez ma puissance. (CM, p. 352)

Laurent en s’asseyant sans la permission du roi revendique son insoumission et s’affirme comme supérieur au roi. En rappelant la nature et les exigences de ses re-cherches, Laurent veut détourner l’esprit du roi du véritable objet de l’interrogatoire et il fait une description de l’alchimie peu commune, éloignée des préjugés populaires. Le discours de Laurent atteint son objectif : il parvient à duper le roi et à endormir sa mé-fiance. Laurent représente le savant devant lequel le roi perd sa prestance et son autorité. Cet expert de l’occulte est doté d'un pouvoir d'autant plus inquiétant qu'il n'est pas défi-ni. Laurent prétend modifier les rapports entre l'homme et la nature :

Quoi ! les arbres vivent des siècles, et les hommes ne vivraient que des années, tandis que les uns sont passifs et que les autres sont actifs ; quand les uns sont im-mobiles et sans paroles, et que les autres parlent et marchent ! Nulle création ne doit être ici-bas supérieure à la nôtre, ni en pouvoir ni en durée. Déjà nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie. À quoi sert le pouvoir, si la vie nous échappe ? (CM, p. 357).

Laurent nie la possibilité d’une action divine sur les événements et sur la nature, ce qui autorise l’alchimiste à agir sur la matière et la vie. Il ne croit pas à l'enfer, ni au jugement de Dieu sur les hommes, ni à l'immortalité de l'âme :

Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les forces, toutes les substances [...] Je suis pour les trans-formations de la matière que je vois, contre l’impossible éternité d’une âme que je ne vois pas. Je ne reconnais pas le monde de l’âme. (CM, p. 356)

L'alchimiste, s’indignant de sa brièveté, revendique la possibilité d’allonger la vie humaine sans s'opposer aux lois du ciel. En effet, le pouvoir des adeptes des sciences occultes semble bien se renforcer alors que celui du roi tend à s'affaiblir.

Alors que Balzac fait des deux frères des manipulateurs, Dumas, lui, peint un vé-ritable mage.

1.3.2.2 René, un personnage omniscient, reflet du lecteur

Sous le règne de Charles IX, nous retrouvons René, qui n'était que peu présent sous François II et qui va voir son influence s'accroître. Dans La Reine Margot, le per-sonnage a un réel pouvoir et Dumas en fait un double du lecteur.

Dumas commence par nous donner une description complète du laboratoire de René. Le lieu est marqué par l'activité de son propriétaire : télescope, instruments scien-tifiques, livres d'astrologie, des accessoires qui plongent d'emblée le lecteur dans l'uni-vers de la magie et du mystère. Ce lieu contraste avec l'autorité qui émane du palais du Louvre. Paradoxalement on investit plus facilement l'espace du roi que l'espace de l'astrologue : « Il y avait plus, les voisins de droite et de gauche, craignant sans doute d'être compromis par le voisinage, avaient, depuis l'installation de maître René sur le Pont-Saint-Michel, déguerpi l'un et l'autre de leur logis, de sorte que les deux maisons attenantes à la maison de René étaient demeurées désertes et fermées. » (RM, p. 295). C’est un personnage à l’écart du monde, du mouvement de l’Histoire, il est craint car il est investi d’un savoir qui transcende son époque. René est un double du lecteur. Il est notre regard sur l'Histoire. Dumas lui attribue des pouvoirs réels : celui de voir le destin des autres personnages. Ce magicien-prophète dévoile aux êtres concernés la destinée qui est la leur. À Catherine de Médicis, qui l'interroge, René prédit la mort de ses trois enfants et l'avènement de Henri de Navarre : « Madame, répondit René en secouant la tête, Votre Majesté sait bien que les choses ne modifient pas la destinée; c'est la destinée au contraire qui gouverne les choses [...] Il régnera, répéta René enseveli dans une rêve-rie profonde.» (RM, p. 251). Il annonce à nouveau la mort de Charles IX à son frère Henri d'Anjou, ce qui se produit à la fin du roman. Second Tirésias, René confère au roman de Dumas et aux faits historiques que celui-ci dépeint une dimension tragique, l'émotion du lecteur naissant du caractère inéluctable des événements.

Mais René ne se contente pas toujours de ce statut d'observateur éclairé. En con-naissant la destinée d’Henri de Navarre, René désavoue Catherine de Médicis et passe du côté du roi de Navarre. René accepte la prophétie et essaie de se racheter auprès de Henri de Navarre en lui divulguant deux secrets : il admet que c’est lui qui a préparé le poison avec lequel la mère de Henri de Navarre a été empoisonnée ; il annonce à Henri

aussi qu’il régnera un jour. Il réussit alors à se faire pardonner : « Si j’étais à leur place et que je fusse sûr d’être roi, c’est-à-dire de représenter Dieu sur la terre, je ferais comme Dieu, je pardonnerais.» (RM, p. 333). La fin de la dynastie des Valois est con-nue par le lecteur, ce qui lui confère une sorte d'omniscience par rapport aux person-nages qui évoluent devant lui. Mais il n'est pas le seul dans ce cas dans la mesure où René connaît l'issue de l'Histoire. En effet, René fait le lien entre les personnages, le lecteur et l'Histoire. René a une double fonction : il est celui qui prévoit l'avenir d'un côté, mais aussi celui qui le provoque. Cet homme enfermé dans son laboratoire devient le moteur de l’intrigue. Ses produits et ses inventions sont des outils qu'utilise Catherine de Médicis pour éliminer ses adversaires. Au début du roman le narrateur nous apprend que René a confectionné des gants empoisonnés, à la demande de la reine mère, pour tuer la reine de Navarre, Jeanne d'Albret. C'est par l'intermédiaire d'un livre appartenant à René que Catherine empoisonne accidentellement le roi Charles IX. C'est au moyen d'une pommade, faite par René, qu'elle essaye de tuer Henri de Navarre et madame de Sauve. Une tentative qui aurait pu aboutir sans l'intervention de René lui-même au der-nier moment. De plus, René fournit à La Mole une statue pour séduire la reine Margot. Comme nous le savons cette statue conduit La Mole et Coconnas à l'échafaud. Dumas s'éloigne de toute rigueur historique en livrant l'intrigue aux décisions d'un personnage qui sous sa plume appartient presque au registre fantastique malgré son origine histo-rique.

Nos auteurs font donc différents choix pour faire entrer les astrologues dans les intrigues de leurs romans. Chez Balzac, ils ont un rôle totalement attaché à la diégèse, ils sont ceux qui manipulent et qui entrent en conflit avec le roi pour récupérer le pou-voir. Chez Dumas, le rôle de René est tourné vers l’extérieur de l’œuvre : l’astrologue est le seul personnage à en savoir autant que le lecteur. René, qui tient les fils de l'intrigue, peut être aussi une figure du romancier.

1.4 L

ES ASPIRANTS AU POUVOIR

Dans le chaos qui règne dans le royaume, la passion du pouvoir se réveille et chacun tente de se propulser sur le devant de la scène pour s’accaparer la plus grande part du pouvoir. La passion du pouvoir n'est donc pas dirigée dans le sens de l'intérêt de l’État, elle n'est pas une passion héroïque mais une passion égoïste.

Nous allons voir comment les auteurs mettent en scène cette lutte pour le pou-voir et les conflits d’intérêts qu’elle suppose. Tout d’abord, nous nous intéresserons à la façon dont chaque auteur s’empare du mythe de Catherine de Médicis qui incarne au plus haut point la quête avide du pouvoir. Puis, nous verrons comment Dumas recentre-ra le conflit de pouvoir au sein de la famille royale. Enfin, nous examinerons l’avènement d’une bourgeoisie qui cherche le pouvoir.