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MERIMEE, BALZAC, DUMAS

3 LA MISE EN ACCUSATION DES RESPONSABLES

3.2.2 Une esthétique de l’échafaud

L’échafaud dressé au centre de la place publique pour l’exécution d’un mauvais sujet est mis en scène pour que le mort serve d’exemple aux autres. Dumas et Mérimée semblent vouloir souligner le caractère théâtral de toute mort dans le massacre de la Saint-Barthélemy. Ainsi, ils vont user de divers moyens propres au théâtre pour décrire les moments où les massacreurs entrent en scène. Nous verrons qu’il existe deux écha-fauds utilisés par nos romanciers, l’un pour montrer les exécutions publiques et l’autre qui est une théâtralisation des scènes, par les dialogues et les mouvements.

Dans La Reine Margot, l’exécution de la Mole et de Coconnas est mise en valeur au moyen d'un dispositif théâtral : « C’est qu’en effet il y avait ce jour-là un spectacle déchirant, offert par la reine mère à tout le peuple de Paris » (RM, p.721). Tout se passe comme si on était au théâtre. On a d’abord une scène séparée des spectateurs à savoir

l’échafaud. Les spectateurs sont les habitants de Paris et les invités d’honneur sont la reine Margot et la duchesse de Nevers : « La scène sublime implique la présence d’un spectateur à l’intérieur du récit qui met en abyme les effrois et fascinations du lecteur. La beauté romantique est subjective, non seulement parce qu’elle est plurielle et con-trastée, mais parce qu’elle doit passer par le prisme d’un regard pour exister. Elle est avant tout un spectacle182 », écrit Christine Marcandier-Colard. Le système de la mise en abyme fonctionne ici parfaitement, le lecteur, « peuple », est aux premières loges. Les condamnés se comportent comme des acteurs : « Il déposa La Mole, au mi-lieu des cris frénétiques et des applaudissements de la foule […] Coconnas leva son chapeau de dessus sa tête, et salua. » (RM, p.724).

Le crime est alors vécu comme une fête : « la place était pavée de têtes, les marches de l’Hôtel de Ville semblent un amphithéâtre peuplé de spectateurs. Chaque fenêtre donnait passage à des visages animés dont le regard semblait flamboyer. » (RM, p. 724). Le jeu sublime se fait déjà ici avec l’expression « pavée de têtes », comme si toutes les têtes avaient été tranchées et jetées sur la place. L’Hôtel de Ville se métamor-phose en simple théâtre et les spectateurs placés en loge ont soif de sang (« le regard semblait flamboyer »). Il faut tuer sous le regard d’un autre personnage et il faut tuer aussi avec élégance. L’exécution de ces deux jeunes gens est un spectacle, elle attire le regard, et touche, comme tout ce qui est grand. Le spectacle de la mort doit être frap-pant, bouleversant et pathétique :

D’un revers de son glaive rapide et flamboyant comme un éclair, Caboche fit tom-ber d’un seul coup la tête, qui alla rouler aux pieds de Coconnas. Le corps s’étendit doucement comme s’il se couchait. Un cri immense retentit formé de mille cris, et dans toutes ces voix de femmes il sembla à Coconnas qu’il avait entendu un accent plus douloureux que toutes les autres. (R, M p. 726)

La théâtralité se traduit par l’économie efficace des actions, il n’y a qu’un coup, vif « comme un éclair », la tête roule, bien sûr, aux pieds de Coconnas. Le cri peut-être entendu comme celui du chœur de la tragédie, d’où s’élève tout de même une voix plus

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élevée, « un accent plus douloureux que tous les autres ». Le chœur tragique est souvent partagé et ici c’est, en plus, par la reine.

Pour Dumas, la mort des personnages est le lieu privilégié pour la dramatisation, et par conséquent l’expression du symbolique. Ce spectacle se poursuit lorsque la reine et la duchesse se rendent dans la Tour du pilori pour chercher les têtes décapitées de leurs amants :

Marguerite s’agenouilla près de son amant, et de ses mains éblouissantes de pierre-ries leva doucement la tête qu’elle avait tant aimée […]Elle enferma dans un sac brodé de perles et parfumé des plus fines essences la tête de la Mole, plus belle en-core depuis qu’elle se rapprochait du velours et de l’or, et à laquelle une prépara-tion particulière, employée à cette époque dans les embaumements royaux devait conserver sa beauté. (RM, p. 737)

La théâtralité fonctionne ici par le rapprochement de l’espace, le lieu est confiné et l’objet de l’action est la tête du mort. Le rapprochement entre la richesse et la mort, le contact entre la reine et la tête décapitée, créent un sursaut sublime. Christine Marcan-dier-Colard analyse le caractère sublime de ce spectacle :

Dumas provoque l’adhésion du lecteur à une forme de beauté nouvelle, magnifiée par le supplice et la violence de la mort. La description joue de la beauté flam-boyante et lumineuse des deux femmes jouxtant les sombres voûtes de la salle, les deux têtes coupées, « l’odeur nauséabonde de la moisissure et du sang ». La poésie de ce « spectacle horrible et touchant à la fois » est paradoxale, proprement su-blime, car née d’un sentiment premier d’horreur et de dégoût, voire du scandale de la vision d’une reine coudoyant un bourreau183.

Le sublime surgit de la présence de sphères inconciliables, la mort barbare don-née par le bourreau face à l’action salvatrice de la reine : « conserver sa beauté ». Toute l’action vise à conserver la beauté du mort, cet embaumement qui rappelle ceux des pharaons permet à la Mole d’atteindre, dans la mort, une certaine royauté sublime.

Dumas crée une atmosphère inquiétante, il retient des moments par eux-mêmes dramatiques qu’il théâtralise. Il s’agit pour lui de créer un moment sublime et fascinant

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qui met un terme brutal à l’action et montre l’accomplissement d’un destin individuel. Dumas se sert du dispositif théâtral pour mettre en valeur l’une des scènes les plus ef-frayantes du roman en l’occurrence l’exécution de la Mole et de Coconnas.

Mais la théâtralisation fonctionne également dans des scènes purement orales, les auteurs savent donner beaucoup de vie et de présence à leurs dialogues. Dans les scènes du massacre, les échanges entre les personnages nous rappellent ceux du théâtre. L’enchaînement des répliques est rapide. Les personnages répondent parfois briève-ment :

Et où vont-ils? — Oh! mon Dieu ! rue Montorgueil; il y a là un ministre huguenot de ma connaissance; il a une femme et six enfants. Ces hérétiques engendrent énormément. Ce sera curieux. — Et vous, où allez-vous? — Oh! moi, je vais à une affaire particulière. —Dites donc, n'y allez pas sans moi, dit une voix qui fit tres-saillir Maurevel ; vous connaissez les bons endroits et je veux en être. — Ah! c'est notre Piémontais! dit Maurevel. — C'est M. de Coconnas, dit La Hurière. Je croyais que vous me suiviez. — Peste! vous détalez trop vite pour cela; et puis, je me suis un peu détourné de la ligne droite pour aller jeter à la rivière un affreux en-fant qui criait : — À bas les papistes, vive l'amiral. (RM, p. 25)

Les personnages s’expriment au moyen de phrases courtes. Cela donne à leurs discours un rythme saccadé, qui illustre l’agressivité et la colère. Cette violence verbale est très présente dans le récit du massacre chez Dumas car les dialogues transmettent les pulsions de meurtre des personnages. Ces paroles sont remplies de rancœur et de haine envers les protestants. Le lecteur perçoit aussi le mépris des personnages.

La théâtralisation s'effectue également grâce à la fascination que le discours exerce sur l’auditoire. Le pouvoir du discours contribue à diriger la foule durant le mas-sacre. Le commentaire du narrateur sur la réaction de la foule prouve l’efficacité de ce discours. On peut même dire que le discours a un pouvoir d’envoûtement sur l’auditoire :

Braves gens ! s’écria Maurevel en élevant la voix […], les huguenots veulent as-sassiner le roi et les catholiques ; il faut les prévenir : cette nuit nous allons les tuer tous pendant qu’ils sont endormis… et le roi vous accorde le pillage de leur mai-son ! un cri de joie féroce partit de tous les rangs : vive le roi ! mort aux huguenots. (Ch, p. 25).

Ces acclamations constituent un élément de théâtralisation, la caractérisation du cri par « la joie féroce » fait entendre au lecteur l’intonation particulière de l’ambiance générale de la foule. Les discours se caractérisent par l'utilisation de phrases à caractère guerrier. Ces phrases servent à enthousiasmer la foule, il faut que le discours touche, émeuve l’auditoire pour le convaincre.

Les descriptions des mouvements constituent un élément de théâtralisation. En effet, la mobilité de la foule confère un dynamisme exceptionnel au massacre, le narra-teur décrit les déplacements de la multitude. La foule est un formidable élément d'ani-mation :

Tous tenaient à la main droite ou des épées, ou des piques, ou des arquebuses, et quelques-uns, à la main gauche, des flambeaux qui répandaient sur cette scène un jour funèbre et vacillant, lequel, suivant le mouvement imprimé, s’épandait sur le pavé, montait le long des murailles ou flamboyait sur cette sur cette mer vivante où chaque arme jetait son éclair. (RM, p. 151)

Cette agitation permet à la foule de s'approprier l'espace, de le dominer. Les dé-placements de la multitude sont un élément de théâtralisation. Le narrateur fait une des-cription hyperbolique de l'avancée de la foule. Rien ne peut arrêter la marche des mas-sacreurs, la foule en colère est comme une « mer » qui enfle, la tempête semble se former au-dessus d’elle et jette « son éclair ». Le mouvement de la foule est si puissant qu'il emporte tout sur passage.

3.2.3 Tension entre la mise à distance et l’attraction du massacre