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MERIMEE, BALZAC, DUMAS

2 LA REPRESENTATION DU CONFLIT

2.1.1 Frères ennemis

2.1.1.2 Bernard et George

Mérimée nous décrit une relation entre deux frères qui est bouleversée par le massacre de la Saint Barthélemy. Il place ce couple sous une mauvaise étoile.

Il se concentre sur le plus petit lien identitaire qui est celui de la famille pour montrer à quel point un conflit religieux peut tout détruire et dénaturer les sentiments

fraternels. Nous allons voir que chez Mérimée cette unité fraternelle deviendra finale-ment le symbole de toute la nation.

L’auteur de La Chronique du règne de Charles IX met au cœur de son intrigue deux frères que tout oppose. L’un, Bernard, est un fervent croyant alors que George, le second, ne croit en rien. Le jugement de l’auteur sur les événements de la Saint-Barthélemy va se développer dans la confrontation idéologique de ses deux person-nages.

Mérimée représente Bernard plein de courage et de crédulité, vertueux et ferme dans ses croyances, mais emporté, comme les jeunes gens de son âge, par l'ardeur tu-multueuse des sens. Le portrait du personnage principal est à la fois sobre et soigné : sa physionomie est ouverte et riante et il est assez élégamment vêtu. Le narrateur évite de nous faire son portrait en une fois, il en éparpille les traits en divers endroits de la narra-tion : « le portrait même ainsi rassemblé ne serait pas un portrait : on n’y verrait que quelques traits, ceux qui frappent à première vue, les caractères essentiels d’un vi-sage168 », explique Yu Houo Joei. En effet, le narrateur se contente d'attirer l'attention de son lecteur exclusivement sur quelques traits physiques et moraux. Le narrateur ap-prend à son lecteur que Bernard a « la moustache désespérément frisée, empommadée et peignée avec peigne de plomb, formant comme un croissant dont les pointes se re-lèv[ent] bien au-dessus du nez » (Ch, p. 231). Dès son entrée en scène, Bernard apparaît vivant et entreprenant. Il cède facilement à la tentation : il n'hésite pas à aller jusqu'au bout de l'aventure avec la bohémienne. Ce jeune provençal est attiré par la vie pari-sienne. Comme le confirme Yu Houo Joei, « il se montre, dès son arrivée, tenté par le luxe et l'élégance et prête quelques minutes d'attention aux bénéfices immédiats d’une abjuration ; mais sa bonté native prend aussitôt le dessus et une simple lecture dans la

Bible de sa mère lui fait prendre le serment de vivre et mourir dans la religion de ses

pères169 ». Le trait essentiel du caractère de Bernard, c’est la religion, il est protestant convaincu, il n'hésite pas à déclarer haut et fort ses convictions dès que l'occasion se

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Yu Houo Joei, Prosper Mérimée, Romancier et Nouvelliste, Bosc frères, 1935, p. 49.

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présente. Pour lui, être protestant n'est pas un vain mot, la religion crée entre les indivi-dus qui peuvent s'en prévaloir des liens fraternels indissolubles. Son père a valeureuse-ment combattu durant les guerres de religion. Ainsi, il se produit chez lui une sorte d'osmose entre son attachement à ses parents et son attachement au protestantisme ; d'ailleurs, la périphrase « la croyance de notre famille » (Ch, p. 100) qu'il utilise pour désigner sa foi, souligne bien ce lien.

En toute occasion, Bernard s'emploie à donner la meilleure image possible de sa religion. Pour soutenir la réputation de libéralité de son parti, il donnerait volontiers à l’aubergiste plus que la valeur des dégâts causés, s’il pouvait. Dans tous ses actes, il se conduit comme un prêcheur. Mais sa passion religieuse l'aveugle, elle le fait sombrer dans le manichéisme ; c'est ainsi qu'il assimile le catholicisme au mal absolu, alors qu'il voit dans les huguenots l'incarnation de la perfection de la pureté divine :

Parce que jamais un protestant n'aurait la bassesse d'amener un papiste dans un prêche. Cette réponse fut suivie de grands éclats de rire. - Ah ! ah ! dit le baron de Vaudreuil, vous croyez que, parce qu'un homme est huguenot, il ne peut être ni vo-leur, ni traître, ni commissionnaire de galanteries? - Il tombe de la lune, s'écria Rheincy. (Ch, p. 91)

Son jugement est celui d’un enfant naïf, il ne voit le mal que chez l’autre. Méri-mée décide de donner un pendant plus raisonné à ce personnage dans la figure de son frère.

George est présenté au lecteur comme celui qui a eu l'insolence de renier les siens. Ainsi, il devient la honte de sa famille ; il est le fils ingrat, celui que l'on ne re-connaît plus : « L'abjuration de George Mergy l'avait presque entièrement séparé de sa famille, pour laquelle il n'était guère plus qu'un étranger » (Ch, p. 91). Pour Bernard, le désaveu de la foi protestante par George est une « tâche honteuse », un déshonneur pour les Mergy. La figure du père va symboliser le lien sacré avec le religieux. Ainsi, de jour en jour, George voit s'établir entre son père et lui un climat de haine, ce qui lui inflige de grandes souffrances. Lors de sa première apparition dans le roman, en compagnie de ses amis, le lecteur voit un homme triste et silencieux. En effet, il est abattu pas les ré-centes nouvelles qui lui apprennent que son père « persiste à ne plus vouloir le voir ». Ainsi, la tristesse de George, maudit, damné, ne résulte pas d'un chagrin d'amour

comme il le confirme lui-même en rejetant les suppositions de ses compagnons : « Par-bleu! Je serais moins triste s'il ne s'agissait que d’amourette.» (Ch, p. 83). C'est la dou-leur d'un orphelin à qui on a interdit de revenir à la maison familiale. En ce qui concerne Bernard, si ses « sentiments de tendresse fraternelle » (Ch, p. 82) ont certes été affectés par l'abjuration de son frère, à l'instar de sa mère, il a « désapprouvé cette rigueur exces-sive » de son père (Ch, p. 102). Ainsi, à l'inverse de son père, l'amour fraternel n'est pas éteint en lui. Mérimée nous peint la parabole de l’enfant prodigue mais en la retournant de manière négative. L’enfant égaré ne revient pas, il sera banni et ne sera pas reconnu par son père. La famille reste déchirée.

Pourtant, à l'opposé des autres protagonistes, ce ne sont pas les questions reli-gieuses qui le préoccupent. Ce trait est mis en avant en amont, lors de sa discussion pri-vée avec son frère. En effet, c'est George qui interrompt le virulent débat religieux qui divise son frère et les jeunes courtisans catholiques : « Finissez ces ennuyeuses discus-sions, interrompit George remarquant l'offensante aigreur de chaque repartie ; laissons là les cafards de toutes les sectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot de huguenot, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis à l'amende.» (Ch, p. 91). George ne prête aucune importance à ces questions et ne prend jamais parti pour une des deux religions, parce qu'il ne croit pas plus à l'une qu'à l'autre, il a perdu la foi : « Papistes ! huguenots ! superstition des deux parts. Je ne sais point croire ce que ma raison me montre comme absurde. Nos litanies et vos psaumes, toutes ces fadaises se valent. » (Ch, p. 101). George a pourtant fait des efforts pour conserver les heureuses superstitions de son enfance. Mais il n'a pas pu y parvenir. Il a donc perdu cet héritage. En effet, sa raison lui a démontré que cet héritage n'était qu'une illusion.

Mérimée nous décrit la déchéance d’une famille que tout unissait et qui se trouve broyée par la Saint-Barthélemy. Il semble donc que pour des frères qui partagent une foi différente, mais surtout qui ne la pratiquent pas de la même manière, l’amour fraternel est toujours possible. C’est l’embrasement de la société qui va jouer le rôle de la fatalité et les conduire à un acte fratricide. Cette mort est annoncée dès le début par le narrateur.