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MERIMEE, BALZAC, DUMAS

3 LA MISE EN ACCUSATION DES RESPONSABLES

3.2.5 Une utilisation des registres contrastée

Dumas et Mérimée vont avoir paradoxalement recours à de nombreux registres pour décrire le massacre alors que nous ne nous attendrions qu’à certains d’entre eux. Nous allons voir qu’au contraire ils choisissent entre plusieurs registres pour rendre le texte à la fois plus vivant, plus vrai, et pour faire entrer le lecteur plus facilement dans l’univers du massacre.

Mérimée insiste surtout sur la description des souffrances, celle des agonisants, et celle des personnages qui perdent un être cher. Son œuvre sera donc gouvernée par un registre pathétique. La scène finale qui décrit l’agonie de George est un spectacle pathé-tique. Le narrateur insiste sur la souffrance et sur la sensibilité des frères Mergy :

Mergy retomba sur ses genoux, saisit la main droite, et arrosa d’un torrent de larmes le gantelet dont elle était couverte.- Deux heures ? reprit George. Tant mieux, je craignais d’avoir plus longtemps à souffrir.- Non, cela est impossible ! s’écria Mergy en sanglotant. George, tu ne mourras pas. Un frère ne peut mourir de la main de son frère. (Ch, p. 326).

La mort de son frère semble pour Bernard inconcevable, la dernière phrase — « Un frère ne peut mourir de la main de son frère » — symbolise le désastre national de la Saint-Barthélemy. Les familles ne sont pas épargnées, il ne reste que la souffrance et l’inconcevable. Face à la douleur des deux frères, la pitié envahit le spectateur et le lec-teur. L’effet pathétique est créé par des détails qui font partie de la dramatisation. Le geste de Bernard serrant la main de son frère et fondant en larmes constitue un élément pathétique. Cette impuissance face à la force du destin est une caractéristique tragique et pathétique.

Chez Dumas, c’est le registre dramatique qui va être le plus utilisé. Les scènes dramatiques foisonnent dans le roman. La scène où Coconnas hésite à tuer ou non un enfant protestant en est le meilleur exemple. Le lecteur sent que le danger s'accroît et qu'un événement terrible va se produire. On perçoit la tension à travers l'angoisse de la mère : « c'est mon fils, c'est mon fils, cria la mère, l'espoir de notre vieillesse ! ne le tuez pas, monsieur ! ne le tuez pas ! » (RM, p.177). Le lecteur aussi est anxieux : il sait qu'à tout moment l'enfant peut être tué. Le lecteur est conscient que le péril est grand. On observe une montée de la tension dramatique :

Coconnas réfléchit une seconde, et soudain: - Êtes-vous huguenot? demanda-t-il au jeune homme. - Je le suis, murmura l'enfant.- En ce cas, il faut mourir! répondit Coconnas en fronçant les sourcils et en approchant de la poitrine de son adversaire la miséricorde acérée et tranchante. -Mourir! s'écria le vieillard, mon pauvre en-fant! Mourir! Et un cri de mère retentit si douloureux et si profond qu'il ébranla pour un moment la sauvage résolution du Piémontais. (RM, p.177)

La tension dramatique apparaît à travers l'attitude de la mère qui essaie de sauver son fils. Cette scène produit un effet pathétique sur le lecteur. Bien sûr, la mort est la seule issue de cette scène pathétique. La dramatisation se manifeste dans les convul-sions de l'enfant. Le soupir du personnage et ses souffrances sont des marques de la dramatisation : « Et il lui plongea sa dague dans la gorge. Le jeune homme jeta un cri, se releva convulsivement sur un genou et retomba mort.» (RM, p.179). Cette scène res-semble à une pièce de théâtre miniature, ayant une exposition et un dénouement. Nous sommes ici à l’acmé de la souffrance, tout le monde est en larmes, la scène est très longue, Dumas déploie ici tout son art pour émouvoir le lecteur. Nous pouvons même nous demander si dans ce passage cité plus haut le terme de « miséricorde » ne peut pas être entendu dans ses deux acceptions. Le premier est bien sûr, en contexte, une dague à lame mince propice à être cachée pour tuer ou menacer un homme ou bien, dans sa deu-xième acceptation, nous pourrions entendre ici le sens de bonté qui est propre à pardon-ner le péché. Nous verrions donc ici l’ironie de Dumas qui place ici ce terme à dessein puisque Coconnas tue l’enfant justement en ne faisant preuve d’aucune pitié ni piété.

Dans La Reine Margot, il n’est pas question d’ironie dans le traitement gro-tesque du massacre. C’est Besme qui se charge de tout le grogro-tesque. Besme est un

servi-teur allemand qui appartient au duc de Guise. Ce personnage se caractérise par un ac-cent très fort, il ne parvient même pas à se présenter lui-même puisqu'il prononce son nom « Pesme » et non « Besme ». C'est lui qui tue l'amiral Coligny. Le récit de la mort de l'amiral prête finalement à sourire :

C'est donc vous qui l'avez expédié, cria La Hurière en extase; comment avez-vous fait cela, mon digne gentilhomme? - Oh ! pien zimblement, pien zimblement : il avre entendu tu pruit, il avre ouf'ert son borte, et moi ly avre passé mon rapir tans le corps à lui. Mais ce n'est bas le dout, che grois que le Téligny en dient, che l'en-dents grier. (RM, p. 155)

La mort d'un personnage principal comme Coligny est ici totalement dédramati-sée. L'accent de Besme enlève au récit de la mort tout le dramatique, son accent attire toute l'attention du lecteur et fait oublier ce qui est dit. Mérimée tend encore davantage que Dumas vers le comique.

Ce sont plusieurs personnages qui incarnent dans le roman de Mérimée la di-mension comique. C'est le cas du frère Lubin, décrit comme « un gros homme à la mine réjouie et enluminée, revêtue de la robe de Saint-François » (Ch , p. 111). C’est un homme tolérant, il sait se soumettre aux goûts et aux modes du temps. Il n'hésite pas à prendre un pari contre George et ses amis qui ne croient pas qu'il peut commencer son prêche par un serment : « Mes chers frères, Par la vertu! par la mort! par le sang! »

(Ch, p. 114). Son sermon est rempli de jeux d'esprit et d'imitation : « Ici le prédicateur,

pour se rendre plus intelligible, décrocha un crucifix et commença à s'en escrimer, pous-sant des bottes et faipous-sant des parades, comme un maître d'armes ferait avec son fleuret pour démontrer un coup difficile. » (Ch , p. 116). Dans La Chronique du règne de

Charles IX, le comique est un contrepoint à l’atmosphère de violence qui se fait sentir

dès les premières pages. Les personnages n'hésitent pas, même dans les situations les plus terrifiantes, à lancer des boutades et des plaisanteries. Alors qu'il vient de brûler les corps de ses ennemis protestants, un brigand se montre comique en commandant à manger : « la mousse m'est crue au gosier, faute de remuer les mâchoires.» (Ch , p. 289). De même, tandis que Bernard éprouve des regrets d'avoir tué Comminges en duel, Béville lui conseille : « Croyez-moi, au lieu de vous lamenter, allez voir votre maîtresse aujourd'hui même, tout de ce pas, et besognez si bien que dans neuf mois vous puissiez

rendre à la république un citoyen en échange de celui que vous lui avez fait perdre. » (Ch, p. 173). Le comique vient ici de l’interchangeabilité que Béville présuppose pos-sible entre deux citoyens. Nous sommes à la limite de l’humour noir.

Chez Mérimée, il y a une juxtaposition entre violence et dérision de la violence. Nous allons voir que cette dérision se fait par l’utilisation mêlée des registres épique et grotesque. L’ironie perce partout, une ironie légère, fine, enjouée, tantôt à peine percep-tible, tantôt trop apparente, trop dégagée. En effet, la première image qu’il nous donne de la Saint-Barthélemy ne va pas du tout avec l’idée que l’on s’en fait : « c'était une nuit belle et faite pour l'amour ». Par la suite, les situations ironiques se multiplient dans La

Chronique. La querelle entre Bernard et l'aubergiste en est le meilleur exemple :

Dans le désordre inséparable d'une retraite précipitée, l'hôte, voulant tourner sa hal-lebarde, l'embarrassa dans ses jambes et tomba. En ennemi généreux, dédaignant de faire usage de ses armes, Mergy se contenta de lancer sur les fugitifs sa valise, qui, tombant sur eux comme un quartier de roc, et accélérant son mouvement à chaque marche, acheva la déroute. L'escalier demeura vide d'ennemis, et la halle-barde rompue restait pour trophée. (Ch , p. 175)

Le narrateur transforme l'attaque de l'aubergiste en combat épique, il rapproche d'abord cette attaque de la bataille de Salamine, puis d'un récit de L'Iliade. Les troupes ne sont constituées que de « trois marmitons, armés de broches et de bâtons » qui ont négligé leur position, comme « les Perses à la bataille de Salamine » : par la comparai-son, le narrateur met les cuisiniers au même niveau que les Perses. Ensuite, c'est la femme de l'aubergiste qui est assimilée à de grands médecins de L'Iliade, elle tient « lieu de Machaon ou de Podalire ». L'inspiration de Mérimée peut se trouver dans le

Gargantua de Rabelais et la bataille de Picrochole, à la fois comique et épique. De

même, à la manière de Rabelais, il donne à voir une grande satire du monde clérical. Mérimée va surtout focaliser son ironie sur l’Église et les religieux. Il présente les prêtres comme des personnages dépossédés de leur raison, aveuglés par leur fana-tisme. L’importance de cette satire de la religion s’explique d’abord par l’anticléricalisme affiché de Mérimée. Il s’attarde sur une scène où deux confesseurs se disputent l’âme d’un mourant pour montrer l’absurdité des religieux :

- Ce gentilhomme est catholique, dit le moine.

- Mais il est né protestant, dit le ministre ; il m’appartient. - Mais il s’est converti.

- Mais il veut mourir dans la foi de ses pères. - Confessez-vous, mon fils.

- Dites votre symbole, mon fils.

- N’est-ce pas que vous mourez bon catholique ?

- Écartez cet envoyé de l’Antéchrist ! s’écria le ministre, qui se sentait appuyé par la majorité des assistants. (Ch, p. 330)

Face à l'agonie d'un homme, la discussion des représentants des deux confes-sions antagonistes est risible. Le comique est fondé ici sur une relation triangulaire : le lecteur est de connivence avec le narrateur qui se moque de ses personnages.

Nous avons donc vu que pour Dumas et Mérimée les registres vont être un bon moyen d’interroger le lecteur sur les faits historiques. En effet, au-delà de ceux-ci, il y a les actes des hommes qui par le travail de l’écriture vont être rendus vivants. Nos deux auteurs nous donnent donc à voir la réalité risible de certaines actions mais également de certains propos tenus par les religieux en particulier.

Pour écrire leurs romans sur la Saint-Barthélemy, nos auteurs, comme les histo-riens de leur époque, ont lu Aggrippa d'Aubigné, Brantôme, Lestoile, Monluc. Ils res-tent fidèles à leur documentation et font un récit dont la trame ne s'écarte pas outre me-sure de celle du récit des contemporains du drame. Ils situent en particulier les événements et les faits dans une ligne chronologique à peu près correcte, même si des meurtres, duels et aventures amoureuses, foisonnent dans leurs récits. Ce respect des données historiques se double d'intentions politiques car tous les trois ont un message à transmettre à leurs lecteurs. Nos auteurs font preuve d'une belle unanimité lorsqu'il s'agit de trouver les responsables du massacre. L'unanimité est une fois de plus réalisée, mais leur accusation est plus nuancée grâce aux multiples textes et témoignages qu'ils ont eus sous les yeux. Les acteurs du massacre sont présentés à travers des portraits hé-rités des siècles précédents. Il est vrai que la carrure historique de certains d'entre eux fournit un bon point de départ au déferlement de l'imagination. Pourtant il faut relativi-ser cette unanimité dans le jugement qui est porté par chacun de nos auteurs sur les pro-tagonistes.

Mérimée évince Catherine de Médicis pour d'abord disculper le roi dans sa pré-face, avant de le condamner dans son récit. Mais finalement la responsabilité est dirigée vers le fanatisme du peuple qui régnait à cette époque-là. Chez Balzac, le roi n'est pas responsable, sa mère lui arrache la décision du massacre. Le peuple est absent de ses préoccupations. Catherine est réellement responsable mais son action est désintéressée, elle veut sauver le pouvoir, finalement c'est la seule à avoir une vision exacte de ce que doit être le pouvoir monarchique. Chez Dumas, Charles IX est responsable mais il est faible par son caractère, il n'a pas la carrure d'un roi, au contraire de sa mère qui en ayant les prédispositions naturelles pervertit le pouvoir par machiavélisme. Le peuple et les fanatiques sont donc un instrument de sa prise de pouvoir.

TROISIEME PARTIE