• Aucun résultat trouvé

1.2 « Pour vivre heureux, vivons cachés » : lobbying et coordination patronale

Les multinationales suisses, par le biais d’Industrie-Holding, vont élaborer différentes stratégies d’influence et de représentation pour faire valoir leurs intérêts dans l’arène politique. Dans les statuts du groupement, les objectifs des entreprises affiliées sont explicités de la manière suivante :

« Les maisons soussignées conviennent d’unir leurs efforts en vue de :

a) Faire valoir à l’égard des autorités et du public l’importance que leurs investissements et participations de caractère permanent à l’étranger revêtent pour l’économie suisse.

b) Sauvegarder leurs intérêts légitimes, concernant ces investissements, notamment en matière de rapatriement de leurs revenus et de défense contre la double imposition.

c) Se faire représenter directement ou indirectement auprès de tous organismes officiels s’occupant de questions de transfert et autres problèmes intéressant le groupement »211. Suivant les objectifs susmentionnés, une des premières actions de l’organisation est d’annoncer son existence auprès des autorités fédérales suisses. Industrie-Holding, qui juge l’attitude de celles-ci plutôt bienveillante à son encontre, est alors en contact particulier avec les unités suivantes : la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, la Division du commerce du Département fédéral de l’économie publique, l’Administration des contributions du Département fédéral de l’économie publique, l’Administration des contributions du Département fédéral des finances et des douanes, la Banque nationale suisse, et l’Office suisse de compensation212. Dès 1943, le groupement note avec satisfaction

« pouvoir faire œuvre utile et combler une véritable lacune » en centralisant les efforts des sociétés membres et en collaborant avec les instances fédérales sur les questions qui les intéressent213. Pour donner une idée de l’intensité des échanges entre les membres d’Industrie-Holding durant l’exercice 1943, 30 circulaires sont envoyées aux sociétaires du groupement, 91 circulaires aux membres du comité uniquement et 110 questions individuelles de sociétaires sont traitées.

En 1944, Industrie-Holding poursuit ses efforts pour « faire mieux connaître, dans les milieux qui [lui] importent, la fonction que remplissent les holdings industrielles dans l’économie

211 Industrie-Holding, Groupement des holdings industrielles, Statuts, Teneur du 10.11.1942 avec les modifications apportées suivant les résolutions des assemblées générales des 06.02.1945 et 10.02.1945. CH SWA PA 600a 37-4.

212 Industrie Holding, 3e rapport annuel du Groupement des holding industrielles, 13.02.1946, p. 4. CH SWA PA 600a 37-5.

213 Industrie-Holding, 1er rapport annuel, Exercice du 10 novembre 1942 au 31 décembre 1943, présenté par le Comité à l’assemblée générale, Zürich, 25.01.1944, p. 4. CH SWA PA 600a 37-5.

81

nationale » 214. Pour ce faire, Edmond Barth, directeur d’Elektrobank, donne deux conférences ; une sur invitation de la Société neuchâteloise de science économique et l’autre sur invitation de l’Union cantonale bernoise du commerce et de l’industrie. Le texte en allemand présenté lors de ces conférences est aussi publié dans la Nouvelle Gazette de Zurich, afin de contribuer « utilement à diffuser les idées [du] Groupement »215.

Bien consciente que savoir et pouvoir vont de pair, Industrie-Holding réalise dès sa constitution des enquêtes afin de déterminer le poids économique de ses membres pour l’économie suisse. L’enquête finalisée en 1945 (qui exclut Geigy) montre que les exportations de ses membres se montent à environ 6,7 % des exportations totales effectuées depuis la Suisse entre 1934 et 1943. Quant au nombre de travailleurs employés en Suisse par ces entreprises, il s’élève à 16 622 personnes en 1943216. Déçu par ces résultats, le comité d’Industrie-Holding prie ses membres de ne pas les diffuser en dehors du groupement. Par la suite néanmoins, les chiffres des enquêtes seront transmis aux autorités fédérales. Par exemple, pour l’année 1948, le groupement rapporte avec satisfaction être à l’origine de 15,7 % des exportations depuis la Suisse et fournir 1 000 emplois hautement qualifiés pour des ressortissants helvétiques à l’étranger217. À chaque occasion, Industrie-Holding souligne le rôle que jouent les exportations invisibles (rapatriement des bénéfices, revenus des licences, etc.) dans le rééquilibrage de la balance des paiements suisse. En présentant ce type de données, le comité d’Industrie-Holding s’efforce ainsi « […] de documenter les autorités compétentes et les personnes influentes de notre pays et d’attirer leur attention sur l’importance des intérêts en jeu et sur la nécessité de les protéger, puisque c’est l’économie suisse dans son ensemble qui en profitera en définitive »218. L’enjeu pour les multinationales est donc de prouver leur importance économique afin de pouvoir prétendre à une influence politique correspondante.

En 1948, Industrie-Holding déplace son secrétariat, qui était jusqu’alors à Vevey dans les locaux de Nestlé, à Berne « […] afin de bénéficier de la proximité des services fédéraux avec lesquels il doit traiter constamment »219.Aussi, lors du d’une réunion du comité, Jean-Louis Le Fort, secrétaire d’Industrie-Holding « […] explique que le voisinage avec les bureaux fédéraux facilite grandement le travail des secrétaires, favorise le développement de relations avec les fonctionnaires compétents et permet d’intervenir à n’importe quel moment auprès

214 Industrie-Holding, 2e Rapport annuel, Exercice du 1 janvier 1944 au 31 décembre 1944, présenté par le Comité à l’assemblée générale, Bern, 06.02.1945, p. 11. CH SWA PA 600a 37-5.

215 Ibid., p. 12.

216 Industrie-Holding, Enquête sur l’importance économique des sociétaires du groupement, Annexe à la circulaire n° 113, 27.07.1945. CH SWA PA 600a 37-7.

217 Industrie-Holding, Plan pour le discours présidentiel lors de l’assemblée générale du 14.02.1953, Projet du 30.01.1953, p. 4. CH SWA PA 600a 37-6.

218 Industrie Holding, 5e rapport annuel du Groupement des holding industrielles, 10.02.1948, Bern, p.

5. CH SWA PA 600a 37-5.

219 Industrie-Holding, Procès-verbal de la 20e séance du Comité, au Restaurant du Théâtre, Bern, 08.02.1949, p. 3. CH SWA PA 600a 37-12.

82

de l’un d’eux, si besoin s’en fait sentir »220. Toujours dans le but d’améliorer les relations avec les autorités fédérales, le groupement engage Hans Matti, avocat, professeur à l’université de Berne et anciennement en charge du syndicat patronal des savonniers. À partir de 1957, celui-ci deviendra d’ailleurs président de la Commission de remboursement de l’impôt de guerre221. Le comité du groupement aborde ponctuellement la question de savoir quelles sont les approches à privilégier avec les autorités : visites ciblées auprès des fonctionnaires concernés, visites de courtoisie, invitations à dîner, etc222. Lors de son assemblée générale de 1968, à l’occasion du 25e anniversaire du Groupement, Industrie-Holding invite exceptionnellement des membres externes à son assemblée générale. Paul Jolles, directeur de la Divison du commerce fait un exposé et on y retrouve d’autres fonctionnaires fédéraux, mais aussi une poignée de représentants des administrations fiscales cantonales223. On constate donc bien la propension d’Industrie-Holding à se concentrer sur certains contacts stratégiques, avec de hauts fonctionnaires de l’administration qui ont une influence directe sur les dossiers qui concernent ses membres.

Dans le cadre de ses activités de lobbying, Industrie-Holding est amenée à spécifier ses liens avec les autres associations économiques. Dès sa fondation en 1942, son comité se pose la question de savoir si le groupement devrait adhérer à l’Union suisse du commerce et de l’industrie (USCI), ledit Vorort. La plupart de ses membres sont d’ailleurs déjà membres du Vorort à titre individuel et font partie des associations par branches qui y sont également affiliées. Une adhésion est néanmoins jugée prématurée, car Industrie-Holding souhaite être représentée directement dans certaines négociations, notamment celles ayant trait au trafic des paiements. Or, si l’organisation était membre du Vorort, elle devrait se laisser représenter et ne pourrait prétendre à placer ses propres délégués. En regroupant des entreprises de branches différentes au niveau national, Industrie-Holding essaie donc de se profiler comme une association faîtière, sur un pied d’égalité avec le Vorort et l’Association suisse des banquiers (ASB).

Si Industrie-Holding peut envisager une intégration au Vorort, les intérêts de ses membres se distinguent fortement des intérêts bancaires au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La divergence de vues principale porte sur la désirabilité de conclure des accords de double

220 Industrie-Holding, Procès-verbal de la 24e séance du Comité, à l’Hôtel Bären, Bern ,07.11.1950, p. 5.

CH SWA PA 600a 37-12.

221 Base de données « élites suisses au XXe siècle », Université de Lausanne.

https://www2.unil.ch/elitessuisses/index.php?page=accueil.

222 En voici un exemple parmi d’autres : « De l’avis de M. Schmidheiny, des visites faites avant des négociations déterminées auprès du fonctionnaire compétent pour discuter d’un point particulier sont plus efficaces que des visites de courtoisie rendues par une délégation à des fonctionnaires haut placés.

M. Schnorf souligne que certains fonctionnaires sont sensibles aux visites de courtoisie ; les unes n’empêchent pas les autres. M. Zschokke insiste surtout sur la nécessité de maintenir des contacts étroits avec les fonctionnaires qui traitent les affaires dans la pratique » : Industrie-Holding, Procès-verbal de la 21e séance du Comité, à l’Hôtel Schweizerhof, Bern, 21.06.1949, p. 8. CH SWA PA 600a 37-12.

223 Industrie-Holding, Generalversammlung und 25-Jubiläum unserer Vereinigung, Gäste und Vertreter von Mitgliedfirmen, 07.05.1968, CH SWA PA 540 a m 2-5-2 II.

83

imposition avec l’étranger. Au sujet de ses liens avec l’ASB, Industrie-Holding rapporte en 1946 :

« Cette dernière association, malgré les efforts de rapprochement qui ont été tentés de part et d’autre, n’a toutefois pas cru devoir se départir de son attitude négative à l’endroit des conventions de double imposition. Elle voit constamment, dans l’assistance fiscale qui est habituellement attachée à de tels accords, un danger pour l’un des aspects de l’activité des banques, alors que les trois autres organismes considèrent que cette assistance, expression de l’évolution qui s’est produite dans le monde en matière fiscale, ne pourrait être systématiquement écartée par notre pays sans que celui-ci s’attire le reproche de refuser sa participation à une collaboration internationale, de plus en plus jugée indispensable. De surcroît, cette assistance, contenue dans les limites bien définies, ne saurait offrir d’inconvénients majeurs pour les contribuables en règle avec leurs autorités alors que les charges découlant des doubles impositions sont à proprement parler insupportables pour les sociétés qui déploient leur activité dans plusieurs pays »224.

Comme le montre cette citation, l’ASB préfère s’abstenir de négocier des accords de double imposition plutôt que de risquer de se voir imposer des mesures d’assistance fiscale. En effet, l’ASB entend bien continuer de profiter du secret bancaire et consolider le rôle de premier plan qu’a pris la place financière suisse pour les capitaux en fuite au sortir des deux guerres mondiales225. Il s’agit donc pour les banques de préserver coûte que coûte leur réputation et la confiance des étrangers souhaitant placer leurs capitaux en Suisse pour se soustraire au fisc de leur pays respectif.

Sur la question de la double imposition, Industrie-Holding fait front commun avec le Vorort et réussit ainsi à faire prévaloir ses intérêts sur les intérêts bancaires en amenant la Confédération à négocier de tels accords226. Industrie-Holding est très consciente de l’influence politique du Vorort et reconsidère sa décision de non-adhésion en 1949. Aux yeux des multinationales, il y a un arbitrage entre se « mettre dans son sillage » pour bénéficier des rapports privilégiés du Vorort avec les autorités fédérales et rester en dehors pour pouvoir continuer à s’adresser directement aux hauts fonctionnaires227. Certains membres d’Industrie-Holding, dont Ernst Schmidheiny, craignent que le Vorort ne soit totalement assujetti aux intérêts de l’industrie d’exportation. Pour forger son opinion, le groupement

224 Industrie-Holding, 4e Rapport annuel, Exercice du 1er janvier 1946 au 31 décembre 1946, présenté par le Comité à l’assemblée générale, Berne, 06.02.1946, p. 9. CH SWA PA 600a 37-5. Les trois

« organismes » auxquels la citation fait référence sont l’USCI, l’Association des Compagnies d’Assurances suisses concessionnées et Industrie-Holding.

225 GUEX Sébastien, « Les origines du secret bancaire suisse et son rôle dans la politique de la Confédération au sortir de la Seconde Guerre mondiale », Genèses. Sciences sociales et histoire, vol. 34, n° 1, 1999, p. 4–27 ; FARQUET Christophe, Histoire du paradis fiscal suisse : expansion et relations internationales du centre offshore suisse au XXe siècle, Paris : SciencesPo Les presses, 2018, 324 p.

226 Sur la volonté du Vorort de conclure des accords de double imposition durant l’entre-deux-guerre, voir : FARQUET Christophe, « Expertise et négociations fiscales à la Société des Nations (1923-1939) », Relations internationales, vol. 142, n° 2, 2010, p. 20.

227 Industrie-Holding, Procès-verbal de la 21e séance du Comité, Hôtel Schweizerhof, Bern, 21.06.1949, p. 3. CH SWA PA 600a 37-12.

84

Outline

Documents relatifs