• Aucun résultat trouvé

35 Outre l’importance pour l’économie suisse des multinationales et des IDE, ceux-ci jouent

également un rôle non négligeable à l’international. Dans certains pays comme l’Allemagne, l’Italie, et l’Autriche, à la fin des années 1970, la Suisse est le deuxième investisseur, juste après le géant étasunien66. Si à la fin du XXe siècle, le stock d’IDE suisses est impressionnant en comparaison internationale en valeur absolue, il l’est d’autant plus en valeur relative (par rapport au PIB ou par habitant), la Suisse étant leader mondial67. De plus, plusieurs multinationales suisses, telles que Nestlé ou encore Novartis, figurent parmi les plus grandes sociétés du monde et parmi les plus internationalisées68. Si l’on considère le pourcentage du stock d’investissements attribué à la Suisse, environ 5 % du total mondial en 2010, on voit à quel point son poids économique est surévalué par rapport à sa taille ou à son nombre d’habitants. Ainsi, pour reprendre les termes de François Höpflinger, « la Suisse n’est qu’un nain face aux USA et aux autres grandes nations industrielles, mais un nain qui joue dans l’économie mondiale un rôle beaucoup plus grand que sa taille réelle »69.

La longévité et le poids économique des multinationales suisses pour l’économie intérieure et internationale impliquent que leurs activités font partie intégrante de l’histoire politique suisse. En effet, pas plus les autorités politiques que les groupes d’intérêt — patronat, syndicats — ne pouvaient ignorer cet aspect stratégique du fonctionnement du capitalisme helvétique. En conséquence, ces acteurs ont été amenés à formuler et défendre politiquement leurs intérêts autour du phénomène d’internationalisation. En outre, si l’internationalisation des entreprises suisses est précoce, leur groupement en association d’intérêt l’est également, comme nous l’avons suggéré dans le préambule. Industrie-Holding, la Fédération des holdings industrielles suisses, est créée en 1942 et compte parmi ses membres les grandes multinationales helvétiques de différents secteurs. L’existence de cette association en Suisse offre donc un point d’entrée bienvenu pour suivre de manière systématique l’activité politique des multinationales à partir de la Seconde Guerre mondiale.

66 HÖPFLINGER François, L’empire suisse, Genève : Grounauer, 1978, 250 p.

67 SCHÖNENBERGER Alain, ZARIN-NEJADAN Milad, L’économie suisse, Paris : Presses universitaires de France, 1996, p. 116.

68 BENAROYA François, BOURCIEU Édouard, « Mondialisation des grands groupes : de nouveaux indicateurs », Économie et Statistique, vol. 363, n° 1, 2003, p. 156.

69 HÖPFLINGER François, L’empire suisse…, p. 15.

36

Figure 3.Stock d’IDE par pays.

Stock d’IDE en millions de $ courants et en pourcentage du total

1913 % 1960 % 1983 % 1990 % 2000 % 2010 % 2017 %

TOTAL 47 000 100 66 700 100 682 420 100 2 092 689 100 8 008 434 100 21 288 584 100 30 837 927 100

USA 3 500 7,5 31 900 47,8 215 375 31,6 731 762 35 2 694 014 33,6 4 809 587 22,6 7 799 045 25,3

Allemagne 4 700 10 800 1,2 45 34070 6,6 151 581 7,2 541 866 6,8 1 463 065 6,8 1 607 380 5,2

France 9 000 19,4 4 100 6,1 34 428 5 112 441 5,4 925 925 11,6 1 516 129 7,1 1 451 663 4,7

Royaume-Uni 20 300 43,2 12 400 18,6 83 878 12,3 229 307 11 923 367 11,5 1 635 568 7,6 1 531 583 5

Suède 1 000 2,1 400 0,6 6 624 1 50 720 2,4 123 618 1,5 372 955 1,8 401 013 1,3

Suisse 2 700 5,7 2 300 3,4 19 119 2,8 66 087 3,2 232 161 2,9 1 043 105 4,9 1 271 762 4,1

Source : Pour 1913 et 1960 : Bairoch, 1990. Pour les autres années : CNUCED : URL : http://unctadstat.unctad.org, 11.01.2019.

70 Pour 1980 et 1985, il s’agit ici uniquement de l’Allemagne de l’Ouest.

37

C. Sources et approche

Afin d’étudier les représentations et les discours sur l’internationalisation, les acteurs-clés identifiés sont les dirigeants d’entreprises, les associations patronales, les syndicats, les autorités politiques et la catégorie plus mouvante de l’opinion publique, ce qui a conditionné la sélection des fonds d’archives. Premièrement, pour recueillir le discours des dirigeants d’entreprises, le choix s’est porté sur les archives de différentes multinationales suisses : Novartis regroupant les archives de Ciba, Geigy et Sandoz à Bâle, Roche à Bâle, Brown, Boveri

& Cie (BBC, actuelle ABB) à Dättwil, Alusuisse (AIAG) aux archives économiques de Bâle et Nestlé à Vevey. Pour les associations patronales, le fond de l’Union suisse du commerce et de l’industrie (USCI, actuellement Economiesuisse) à l’Archiv für Zeitgeschichte de Zurich a été d’une grande utilité. Les rapports annuels d’Industrie-Holding (aujourd’hui SwissHoldings), l’association d’intérêt regroupant les multinationales suisses, ont pu être consultés dans les locaux de l’organisation à Berne. D’autres documents relatifs à Industrie-Holding — statuts, procès-verbaux des réunions du comité et des assemblées générales — ont été trouvés dans le fond Alusuisse et Hero aux archives économiques de Bâle. Ces dossiers n’ont à ma connaissance pas encore été exploités. En ce qui concerne les syndicats, les fonds de l’Union syndicale suisse (USS) à Berne, les numéros de la Revue syndicale suisse digitalisés sur e-periodica.ch et les fonds de la Confédération des syndicats chrétiens de Suisse (CSC) disponibles aux archives sociales de Zurich ont été mobilisés. Pour les autorités politiques, ce sont principalement les archives fédérales qui ont été consultées à Berne, au sein desquelles les fonds relatifs à la Division du commerce et de l’Office fédéral des affaires économiques extérieures (OFAEE) occupent une importance particulière. Pour l’étude de cas sur Firestone, les archives cantonales de Bâle-Campagne à Liestal ont aussi été visitées. Enfin, concernant l’opinion publique, les archives en ligne du journal Le Temps regroupant la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève ont été utilisées, de même que plusieurs dossiers de coupures de presse rassemblées aux archives économiques de Bâle et dans les archives fédérales.

Une fois les différents fonds d’archives sélectionnés, un enjeu important a été d’identifier les types de documents à consulter. En effet, il n’existe pas de dossiers préconstitués sur les enjeux politiques liés aux activités des multinationales et leurs stratégies d’influence. C’est là aussi tout le défi d’analyser un processus complexe tel que l’internationalisation des entreprises, qui prend différentes formes selon les contextes, touchant à des enjeux économiques, mais aussi politiques et sociaux. Il a donc fallu mettre en place une stratégie analytique pour faire face à cette difficulté. Premièrement, en ce qui concerne l’analyse du débat et des discours publics, il aurait été tentant de se reposer sur la presse et les moteurs de recherche afin d’en mesurer l’ampleur et d’en déterminer la périodicité. Cette solution comporte néanmoins de nombreuses limitations, car le vocabulaire et les expressions utilisées pour décrire les sociétés multinationales et leur internationalisation varient au cours du temps. En effet, le terme « multinationale » apparaît dans les années 1960, principalement en raison de la reconnaissance de l’implantation des entreprises américaines à l’étranger et de l’émergence d’un champ académique étudiant ce phénomène —

38

l’International Business71. Le terme de « multinationale » est donc une catégorisation ad hoc servant à étudier des entreprises qui ont créé des filiales à l’étranger, mais les acteurs contemporains aux vagues d’internationalisation datant d’avant les années 1960, ne disposent pas de termes spécifiques pour qualifier ce type d’entreprises. Il en va de même pour qualifier l’acte de transférer un site à l’étranger. En effet, si le mot spécifique de

« délocalisation » (Standortverlagerung), n’apparaît que tardivement, d’autres termes sont mobilisés pour décrire ce phénomène : transplantation, transfert, émigration des industries, Umsiedlung, Verpflanzung, Auswanderung der Industrien, Verlegung, etc. Ainsi, si la recherche par mots-clés n’est pas concluante pour les périodes antérieures aux années 1970, ce n’est pas par inexistence du phénomène d’internationalisation, mais bien par limitation sémantique et parce que la problématisation du débat qu’il suscite peut se poser en des termes très différents selon les périodes.

Pour pallier cette difficulté et parvenir à identifier de manière systématique à quelle période et de quelle manière le phénomène d’internationalisation a été discuté, nous avons mobilisé les rapports annuels de l’Union suisse du commerce et de l’industrie et de l’Union syndicale suisse. Cette recherche méthodique, année par année, révèle que la question du bien-fondé de l’internationalisation des entreprises était bien présente durant les Trente Glorieuses, mais qu’elle était problématisée de manière très différente par rapport au débat contemporain. C’est donc à partir des rapports annuels que les dossiers thématiques pertinents — tarifs douaniers, garantie contre les risques à l’investissement, double imposition, études de cas SAVA et Firestone — ont pu être identifiés. Pour ces études de cas, outre les documents publiés (rapports annuels, coupures de presse), d’autres documents internes (procès-verbaux, lettres de correspondance) ont été récoltés, permettant de comprendre la stratégie des acteurs autour de l’internationalisation, au-delà de leur simple positionnement public. Bien entendu, d’autres dossiers auraient pu être également traités et d’autres études de cas développées. Les choix ont aussi été faits en fonction de la richesse des archives ayant trait à telle ou telle thématique et de l’apport potentiel vis-à-vis de la littérature déjà existante. La démarche a donc plutôt été inductive, en partant d’un thème assez général et en laissant le contenu des archives et les enjeux importants pour les acteurs historiques influencer, du moins partiellement, le contenu de la thèse. Pour ce qui est de l’activité politique des multinationales, les rapports annuels d’Industrie-Holding permettent aisément de suivre leurs centres d’intérêt sur toute la période.

En raison de l’accessibilité limitée à certains documents internes dans les archives des entreprises et du choix de s’intéresser aux intérêts des multinationales en général, notre analyse n’aborde que rarement la question du lobbying individuel et n’évoque que ponctuellement les formes de lobbying sectoriel, comme par exemple dans le cas de l’industrie pharmaceutique72. En matière de limites, il faut également noter que si notre

71 JONES Geoffrey, SCHRÖTER Harm G., The rise of multinationals in continental Europe, The new Business History Series, Cheltenham: Edward Elgar, 1993, p. 3. DUNNING John, LUNDAN M. Sarianna, Multinational enterprises and the global economy, 2nd Revised edition, Cheltenham: Edward Elgar Publishing Ltd, 2008, p. 168.

72 Sur ce thème, voir la thèse en cours de Paul Turberg à l’Université de Lausanne.

39

Outline

Documents relatifs