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En définitive, les Trente Glorieuses constituent une période tout à fait singulière dans la perception et les débats autour de l’internationalisation des entreprises en Suisse. En effet, les transferts de production à l’étranger sont souhaités et même encouragés dans le contexte de surchauffe économique et surtout de pénurie de main d’œuvre. Industrie-Holding, l’association des multinationales, n’a donc que rarement besoin de s’exprimer sur le sujet.

Comme le note de manière intéressante Étienne Junod, directeur de Roche550, lors d’une réunion du Vorort en 1965, la situation n’a plus rien à voir avec celle de l’entre-deux-guerres où l’on redoutait l’« émigration des industries » :

« Nun zeigt sich, wie flexibel die Wirtschaft ist, wie rasch auch die Interessen ändern. Früher wollte man […] die Arbeit im Land erhalten. Heute sind Industrieverlagerungen erwünscht »551. Pour les multinationales, produire davantage à l’étranger permet de décongestionner le marché du travail et de se libérer des effets indésirables de la politique conjoncturelle de la Confédération552. Le Vorort y voit des avantages considérables, constatant les limites naturelles de l’économie suisse et le problème politique que pose le recours à la main d’œuvre étrangère. L’exposé que réalise son directeur Gerhard Winterberger en 1964 est particulièrement représentatif de cette conception :

« Die Wirtschaft ist zu sehr in die Breite gewachsen, so dass ihr das nationale Kleid zu klein geworden ist. […] Eine übermässige Anzahl Fremdarbeiter ist auch wirtschaftspolitisch und volkswirtschaftlich bedenklich. Wir ziehen immer mehr Fremdarbeiter heran, um die

549 Idem.

550Pour quelques éléments biographiques concernant Étienne Junod, voir : PAGOTTO-UEBELHART Jan,

« Junod, Étienne », in : Dictionnaire historique de la Suisse, 2016. URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F15207.php.

551 Étienne Junod, SHIV, Protokoll der 4. Sitzung des Vororts im Vereinsjahr 1965-1966, Zürich, 30.08.1965, p. 18. AfZ, IB Vorort-Archiv 1.5.3.18. Traduction : « Cela montre comme l’économie est flexible et comment les intérêts se modifient rapidement. Auparavant on souhaitait maintenir le travail en Suisse. Aujourd’hui la délocalisation des industries est souhaitée ».

552 Industrie-Holding, Jahresbericht 1968, p. 6. CH SWA, PA 540 a M 2-5-2II.

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Fremdarbeiter zu bedienen und um Wohnungen für die Fremdarbeiter zu bauen. Wir gelangen auf diesem Gebiet in einen regelrechten circulus vitiosus. [...] Das einzelbetriebliche Interesse entspricht dem Gesamtinteresse nicht mehr. Die Rechnung wird uns präsentiert werden »553. Selon cette logique, investir à l’étranger plutôt qu’investir en Suisse correspond à l’intérêt général554. Certaines pratiques des multinationales, qui seront dénoncées quelques décennies plus tard, trouvent donc leurs origines dans le boom d’après-guerre à un moment où elles sont communément valorisées.

Pour la Confédération, les délocalisations et la sous-traitance représentent une mesure conjoncturelle appréciable555. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les facilités offertes par les autorités fédérales pour le trafic de perfectionnement à l’étranger. Le changement de mentalité, conjugué aux pressions de la compétition extérieure, explique aussi en partie la possibilité de réviser, puis d’abandonner le statut horloger.

Les syndicats, quant à eux, préfèrent pointer du doigt les investissements plutôt que l’augmentation des salaires pour expliquer l’inflation. Ils appellent ainsi de leurs vœux plus de rationalisation et une meilleure division internationale du travail, le chômage n’étant plus un enjeu. Même lors de fermetures, le personnel est replacé sans difficulté556. De plus, l’évolution des effectifs de certaines des grandes multinationales suisses de 1945 à 1975 corrobore l’idée selon laquelle l’expansion à l’étranger et les transferts de certaines productions ne menacent pas l’emploi en Suisse. Enfin, l’hostilité syndicale face à l’arrivée de nouveaux travailleurs étrangers suscite leur intérêt à voir les capacités de production passer la frontière557. Industrie-Holding, l’association des multinationales, ne manque d’ailleurs pas de souligner ce point :

553 Gerhard Winterberger, SIHV, Protokoll der 7. Sitzung des Vororts im Vereinsjahr 1964-1965, Zürich, 07.12.1964, p. 15. AfZ, IB Vorort-Archiv 1.5.3.17. Traduction : « L’économie a tellement grandi que la robe nationale est devenue trop petite. […] un nombre de travailleurs étrangers supplémentaires est discutables d’un point de vue économique et politique. Nous faisons venir toujours plus de travailleurs étrangers pour servir les travailleurs étrangers et construire des logements pour les travailleurs étrangers. Dans ce domaine, nous aboutissons à un véritable cercle vicieux. L’intérêt de l’entreprise individuelle ne correspond plus à l’intérêt général. L’addition va nous être présentée ».

554 Dans la même réunion, Heinrich Homberger explique en terme très clair la nécessité pour le Vorort de représenter l’intérêt général s’il souhaite maintenir son influence. Il souligne ensuite que Hans Sulzer et Carl Koechlin étaient des personnalités particulièrement aptes à voir et représenter cet intérêt général. Voir : Heinrich Homberger, SHIV, Protokoll der 7. Sitzung des Vororts im Vereinsjahr 1964-1965, Zürich, 07.12.1964, p. 29. AfZ, IB Vorort-Archiv 1.5.3.17.

555 DEGEN Bernard, « Conjoncture », in : Dictionnaire historique de la Suisse, 2011. URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13918.php.

556 USS, Rapport d’activité 1968, p. 28-29.

557 Pour voir différentes manifestations d’hostilité envers les travailleurs italiens : LA BARBA Morena, STOHR Christian, ORIS Michel, CATTACIN Sandro (éd.), La migration italienne dans la Suisse d’après-guerre, Lausanne : Antipodes, 2013, 390 p.

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« Von den Gewerkschaften selbst wurde lange Zeit der Slogan verbreitet: Bringt die Maschinen zu den Arbeitern (d.h. ins Ausland) und nicht die Arbeiter zu den Maschinen (in die Schweiz) »558.

En outre, les multinationales sont en règle générale bon élève en termes de conditions sociales offertes aux travailleurs en Suisse. Leurs capacités financières permettent de développer des caisses de retraite, des cantines, des logements ou encore des cours de formation continue pour leurs employés559. La relation entre les représentants des travailleurs et les branches internationalisées, passe du mariage de raison durant l’entre-deux-guerres, à la lune de miel. En effet, même lorsque l’USS critique publiquement l’attitude du Vorort et le rôle des entrepreneurs dans la surchauffe, cela fait partie du folklore politique et ne débouche pas sur des conflits ouverts ni le lancement d’initiatives populaires pour changer la situation.

En définitive, ce chapitre montre comment les différents milieux — patronat, représentants des travailleurs et autorités — voient dans le processus d’internationalisation et via les transferts de production un processus sain de « destruction créatrice », où la Suisse garde les activités les plus lucratives et où un glissement s’opère durant les Trente Glorieuses vers les emplois plus qualifiés et mieux rémunérés. Cette rhétorique reste d’ailleurs dominante du côté des milieux économiques jusqu’à nos jours et sert de contre-argument lorsque les délocalisations deviennent sujettes à controverses durant les périodes de crise (cf.

chapitre 7)560.

558 Industrie-Holding, Jahresbericht 1978, p. 8. Ch SWA PA 540 a M 2-5-2 IV. Traduction : « Les syndicats diffusent depuis longtemps le slogan: ‘amenez les machines vers les travailleurs (à l’étranger) et pas les travailleurs aux machines (en Suisse)’ ».

559 Voir par exemple : Ciba, Rapport annuel 1966, p. 33. Firmenarchiv der Novartis AG. Sur les cantines en particulier, voir : TANNER Jakob, Fabrikmahlzeit : Ernährungswissenschaft, Industriearbeit und Volksernährung in der Schweiz 1890-1950, Zürich : Chronos Verl. 1999, 599 p. et sur le « betriebliche Wohlfahrt », voir : LEIMGRUBER Matthieu, Solidarity without the state ? Business and the shaping of the Swiss welfare state, 1890-2000, Cambridge : Cambridge University Press, 2008, 318 p.

560 Industrie-Holding, Jahresbericht 1978, p. 8. CH SWA PA 540 a M 2-5-2 IV.

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Chapitre 4. Le revers de la médaille : l’arrivée des

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