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60 L’historiographie sur les IDE et l’internationalisation des entreprises suisses

Dans le cas helvétique, le développement précoce d’une littérature sur le phénomène de l’internationalisation a coïncidé avec la propension des entreprises suisses à établir rapidement des filiales hors du pays. Ainsi, il existe déjà avant la Première Guerre mondiale des ouvrages traitant explicitement du sujet. En effet, à l’apogée de ladite première mondialisation économique, nombre de filiales helvétiques sont présentes à l’étranger et c’est dans ce contexte que paraît en 1912 l’ouvrage pionnier de Peter Heinrich Schmidt intitulé Die schweizerischen Industrien im internationalen Konkurrenzkampfe130. Si l’ouvrage traite de manière plus générale de la capacité concurrentielle de la production helvétique face à ses concurrents étrangers, il accorde néanmoins une place importante aux fabriques suisses établies à l’étranger. Le chapitre quatre porte notamment sur le capital suisse investi à l’étranger sous forme d’investissements directs, tandis que la section consacrée aux marchés étrangers détaille l’émigration de différentes industries, dont celles de la soie, des machines ou encore du lait condensé. Dix ans plus tard, Friedrich Bek, qui se focalise sur le commerce bilatéral entre la Suisse et l’Italie, accorde aussi une place importante aux IDE, surtout pour expliquer le développement de certaines industries dans la péninsule131. Il apparaît donc clairement que les auteurs intéressés par l’intégration de la Suisse au commerce international au début du XXe siècle ne pouvaient ignorer le fait multinational132. Par la suite, la question de l’internationalisation des entreprises suisses a relevé d’une attention académique particulièrement importante durant les années 1920. Ernst Himmel publie en 1922 Industrielle Kapitalanlagen der Schweiz im Auslande133. Dans le premier paragraphe de son ouvrage, il propose d’étudier la question de la création de fabriques à l’étranger sous l’angle de la politique industrielle et non simplement de la balance des paiements. Sa table des matières est déjà révélatrice des préoccupations qui animent sa recherche, à savoir la possibilité pour la Suisse de maintenir et développer ses exportations dans le contexte des années 1920 marqué par la crise industrielle et le renchérissement du franc suisse134. Il commence en effet par étudier la structure des exportations en Suisse, la question de la « surindustrialisation » (Überindustrialisierung), avant de passer aux capitaux

130 SCHMIDT Peter Heinrich, Die schweizerischen Industrien im internationalen Konkurrenzkampfe, Zürich : O. Füssli, 1912, 228 p.

131 BEK Friedrich, Die Handelsbeziehungen zwischen Italien und der Schweiz : mit besondere Berücksichtigung der Kriegsjahre, Weinfelden, 1921, p. 124.

132 D’autres ouvrages traitent de l’exportation de capitaux, sous ses diverses formes, témoignant également de cette prise de conscience de l’extraversion de l’économie suisse à l’heure de la première mondialisation : ZOLLINGER Walter, Internationale Wertübertragung und Kapitalanlage im Ausland, ihr Einfluss auf Produktion und Konjunktur, Tübingen : H. Laupp, 1913 ; LANDMANN Julius, Der schweizerische Kapitalexport, Bern : Stämpfli, 1916.

133 HIMMEL Ernst, Industrielle Kapitalanlage der Schweiz im Auslande, Zürich : Langensalza, 1922, 137 p.

134 Sur les exportations de capitaux de manière plus générale, voir aussi : STAUFFACHER Werner, Der schweizerische Kapitalexport : unter besonderer Berücksichtigung der Kriegs- und Nachkriegsperiode, Glarus : Rud. Tschudy, 1929.135 MASNATA Albert, L’émigration des industries suisses, Lausanne : Impr.

G. Vaney-Burnier, 1924, p. 9.

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suisses investis à l’étranger et la création des filiales. L’autre publication emblématique de cette période est la thèse de doctorat d’Albert Masnata, au titre évocateur de L’émigration des industries suisses, parue en 1924. Il est intéressant de noter que l’auteur justifie la pertinence de son étude par le débat contemporain autour de cette question :

« L’émigration industrielle, qui, avant la guerre déjà, était envisagée comme un grave inconvénient dans les milieux intéressés, fut signalée comme un danger réel à l’opinion publique. Des informations sommaires et parfois tendancieuses portèrent les lecteurs à ne voir qu’une seule face du problème »135.

Un des buts de Masnata est donc d’offrir une vision objective du phénomène. Son travail et celui de ses contemporains ne formulent pas de conclusions définitives sur le sujet, mais soulignent la multidimensionnalité du phénomène de l’internationalisation, dont les conséquences varient selon le contexte historique, les zones géographiques et les industries considérées.

À partir des années 1930, certains autres auteurs étudient le lien entre puissance économique et puissance politique, s’intéressant entre autres aux ramifications des entreprises suisses à l’étranger et aux flux de capitaux qui s’y dirigent. Par exemple, Richard Berendt discute l’existence d’un impérialisme suisse lié à l’« émigration des industries » (Industrieauswanderung)136. Dans la même veine, Georges Bähler publie sous le pseudonyme Pollux137, Trusts in der Schweiz ? die schweizerische Politik im Schlepptau der Hochfinanz, dans lequel il dénonce la mainmise d’une oligarchie économique sur la politique intérieure et extérieure de la Suisse138. Plusieurs des trusts qu’il évoque sont de grandes multinationales suisses telles que Bally ou Alusuisse. On constate donc qu’avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des grandes questions d’économie politique liées à l’internationalisation des entreprises ont déjà été posées : celles qui touchent aux conséquences pour l’économie domestique et la compétitivité des entreprises suisses, celles se concentrant sur les conséquences sociales pour les travailleurs et le marché de l’emploi, et finalement celles portant sur l’influence des multinationales sur la politique intérieure et extérieure de la Suisse.

Après cette effervescence de la première moitié du XXe siècle, il faut attendre les années 1970 pour voir une deuxième vague de publications portant sur les activités des multinationales suisses à l’étranger. Un premier ouvrage intitulé Ausmass und Bedeutung des Auslandskapitals in der Schweiz paraît en 1971139. Il s’agit d’une thèse de doctorat qui vise à dresser un tableau quantitatif détaillé des différents types de flux de capitaux en provenance

135 MASNATA Albert, L’émigration des industries suisses, Lausanne : Impr. G. Vaney-Burnier, 1924, p. 9.

136 BERENDT Richard, Die Schweiz und der Imperialismus, Zürich : Leipzig, 1932

137 BÜRGI Markus, « Bähler [Baehler], Georges », in : Dictionnaire historique de la Suisse, 2018. URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F15156.php.

138 POLLUX, Trusts in der Schweiz ? die schweizerische Politik im Schlepptau der Hochfinanz, Zürich : Verein für wirtschaftliche Studien, 1944, 149 p.

139 PEYER Kurt, Ausmass und Bedeutung des Auslandkapitals in der Schweiz, Zürich : Juris-Verlag, 1971, 269 p.

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de la Suisse, mais aussi de l’étranger en direction de la Suisse. Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des travaux publiés dans l’entre-deux-guerres qui souhaitent dresser un portrait neutre et objectif de l’internationalisation de l’économie suisse. Les principaux débats que l’auteur évoque sont ceux liés à la nationalité des investisseurs et aux risques de

« wirtschaftliche Überfremdung »140.

Les publications qui suivent sont d’un registre différent, stimulées par les débats internationaux dans le contexte de crise industrielle et les revendications des pays en voie de développement pour un « nouvel ordre économique international » permettant davantage de contrôle sur les activités des multinationales. Plusieurs ouvrages ne se revendiquent d’ailleurs pas comme des contributions académiques et comportent une forte dimension normative. Si certains de leurs auteurs fournissent des données sur le processus d’internationalisation telles que le nombre de filiales, aucun ne procède à une étude historique basée sur l’analyse d’archives. Au sein de cette littérature, les avis sont très polarisés, avec d’un côté des auteurs qui condamnent le processus d’internationalisation des entreprises et de l’autre ceux qui le glorifient.

Dans son ouvrage L’empire occulte : les secrets de la puissance helvétique, Lorenz Stucki, ancien rédacteur en chef de la Weltwoche141,cherche à montrer comment la Suisse est passée d’un pays pauvre, enclavé et sans ressource à une puissance industrielle142. L’idée à l’origine de sa publication est de dévoiler une caractéristique oubliée ou occultée de l’économie suisse. L’auteur insiste beaucoup, presque de manière mythifiée, sur la mentalité et le travail acharné des pionniers, qui n’ont pas hésité à investir les marchés étrangers, pour expliquer ce succès économique enraciné dans le XIXe siècle. Selon sa thèse, « c'est à peine si l’État joua un rôle dans cette édification. […] Parce que l’histoire nationale est toujours largement conçue et représentée comme l’histoire de l’État, l’aspect particulièrement intéressant et important de l’histoire de la Suisse, l’impérialisme économique privé, est demeuré à peu près inconnu »143. Si l’ouvrage ne se revendique pas comme académique et se base principalement sur des sources secondaires pour montrer l’expansion des entreprises à l’étranger, son idée principale n’en est pas moins intéressante dans la mesure où elle reconnaît qu’on ne peut comprendre l’histoire nationale suisse sans comprendre l’histoire de l’expansion de ses entreprises.

En 1978, François Höpflinger fait une observation similaire dans son ouvrage L’empire suisse, dans lequel il répertorie les filiales de différentes grandes sociétés suisses pour montrer le déploiement tentaculaire de leurs activités en Suisse et à l’étranger144. Néanmoins, du même constat il tire des conclusions diamétralement différentes, à savoir qu’il n’y a pas vraiment lieu de célébrer le génie suisse et la capacité d’expansion des entreprises, car l’« État national

140 PEYER Kurt, Ausmass und Bedeutung…, p. 23.

141 KREIS Georg, « Weltwoche », in : Dictionnaire historique de la Suisse, 2013. URL : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F43056.php.

142 STUCKI Lorenz, L’empire occulte : les secrets de la puissance helvétique, Paris : R. Laffont, 1970, p. 11.

143 STUCKI Lorenz, L’empire occulte…, p. 13.

144 HÖPFLINGER François, L’empire suisse, Genève : Grounauer, 1978, 250 p.

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