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132 la délocalisation d’emplois à l’étranger peut le menacer et faire adopter aux syndicats une

attitude plus critique face aux employeurs.

S’il reste beaucoup à faire, quelques rares études de cas ont néanmoins apporté un éclairage sur les stratégies des syndicats et des travailleurs face aux multinationales suisses et les conflits sociaux qui ont parfois résulté de leurs activités à l’étranger. Claire-Aline Nussbaum, dans son étude sur la multinationale du chocolat Suchard, étudie notamment la dimension paternaliste des politiques sociales mises en place dans le but de pacifier les relations industrielles jusqu’aux années 1930399. Cette question du lien entre la multinationale et ses travailleurs locaux est remarquablement étudiée par Irène Favier à travers l’exemple de l’absorption des usines Perrier par Nestlé dans les années 1990400. Celle-ci analyse les conséquences de la fusion-acquisition sur les relations industrielles et place les enjeux identitaires et de pouvoir au cœur de son analyse. Elle montre également comment le conflit se diffuse à différentes échelles (régionale – nationale – européenne) et comment il est récupéré dans l’arène politique française. Dans son étude de cas, Irène Favier revendique d’ailleurs faire « une histoire sociale » de l’absorption, ce qui explique l’originalité de son analyse et son souci de faire dialoguer les discours des travailleurs et des syndicats, avec ceux des managers de Nestlé. Finalement, on peut citer l’ouvrage récent de Rebekka Wyler, qui a étudié l’attitude des syndicats suisses face à l’intégration européenne et, dans ce cadre, l’instauration de Comités d’entreprise européens (CEE) au sein des multinationales actives en Europe à partir du milieu des années 1990401. Elle développe en détail les cas de Nestlé, Holcim et Alusuisse-Lonza. Elle explique bien que la stratégie syndicale ne peut être comprise sans faire intervenir le patronat et l’État dans le narratif402.

La partie qui suit, comme les ouvrages de Claire-Aline Nussbaum, d’Irène Favier et de Rebekka Wyler, cherche à faire dialoguer les visions des différents acteurs concernés par le phénomène d’internationalisation. Cette thèse contribue donc à la littérature en montrant comment les groupes d’intérêt, associations patronales et syndicats, ont perçu le phénomène de l’internationalisation et quelles stratégies ces groupes ont élaborées pour le promouvoir ou le freiner. Elle étudie également comment les multinationales et leur association Industrie-Holding se sont coordonnées avec ces autres groupes et quelles étaient les limites d’une action commune. Les débats internes au patronat sont notamment mis en lumière pour comprendre le rôle et les intérêts particuliers des multinationales au sein de la coordination patronale suisse.

399 NUSSBAUM, Claire-Aline, Suchard: entreprise familiale…, p. 72.

400 FAVIER, Irène, Perrier-Nestlé, histoire d’une absorption : histoire sociale d’une entreprise à l’heure des changements culturels, 1990-2000, Editions de l’Atelier, 2008, 196 p.

401 WYLER Rebekka, Schweizer Gewerkschaften und Europa : 1960-2005, Münster : Westfälisches Dampfboot, 2012, 346 p.

402 WYLER Rebekka, Schweizer Gewerkschaften..., p. 17.

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Chapitre 3. Les Trente Glorieuses et le consensus inédit sur les délocalisations

L’expression « Trente Glorieuses » est une formule rétrospective inventée par Jean Fourastié en 1979 pour caractériser l’évolution économique de 1945 à 1975 dans les pays européens403. Dans un registre similaire, Henner Kleinewefers, professeur à l’université de Fribourg, souligne en 1976 que la Suisse a vécu une « période d’épanouissement économique sans précédent » depuis l’après-guerre404. Par la suite, cette période est souvent décrite, en Suisse et à l’international, comme un idéal de croissance, accompagné d’une inflation modérée. Ces jugements a posteriori contrastent néanmoins avec le diagnostic des observateurs contemporains qui ont caractérisé cette période comme celle de tous les excès en Suisse. Preuve en est l’utilisation de champs lexicaux inondés de superlatifs : « surchauffe économique », « surexpansion », « Überspitzung der Hochkonjunktur », « Übersteigerung der Konjunktur », etc. En effet, si dans l’immédiat après-guerre, la plupart des milieux économiques et syndicaux sont encore persuadés qu’une crise économique va éclater, la croissance effrénée devient rapidement le nouvel enjeu à traiter comme le résume l’Union syndicale suisse (USS) en 1949 :

« Dans notre pays, l’après-guerre a été marquée par une phase de prospérité d’autant plus inattendue que tous les économistes, tablant sur les expériences faites à l’issue de la première conflagration mondiale, avaient annoncé que la fin des hostilités serait suivie d’une courte période de crise. […] À la fin 1946, l’économie suisse était entrée dans une phase nette de surexpansion »405.

La croissance se poursuit ensuite sans discontinuer jusqu’en 1975 (cf. figure 15). Elle est accompagnée par une très forte occupation de la main-d’œuvre, si bien que le marché du travail est proche de l’assèchement total (cf. figure 16)406. Le terme de « pénurie de travailleurs », « Arbeitsmangel » ou ses équivalents « suroccupation »,

« Überbeschäftigung » et « suremploi », sont couramment mobilisés par les observateurs de l’époque pour caractériser le marché du travail. Là encore, le vocabulaire dénote d’une situation perçue comme excessive, bien loin de la notion idéalisée de « plein emploi » qui devient communément utilisée par la suite pour décrire cette même réalité.

403 FOURASTIÉ Jean, Les Trente Glorieuses : ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris : Fayard, 2014, 119 p.

404 KLEINEWEFERS Henner, Inflation und Inflationsbekämpfung in Der Schweiz, Frauenfeld : Verlag Huber, 1976, p. 7.

405 Union syndicale suisse (USS), Rapport du Comité syndical 1947-1949, p. 34.

406 Au regard des sources étudiées, les élites économiques et politiques n’ont pas considéré l’entrée des femmes dans le marché du travail comme une solution potentielle au manque de travailleurs.

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Figure 15. PIB réel de la Suisse ajusté aux prix de 1970.

Source : Statistique historique de la Suisse HSSO, 2012. Tab. Q.2. hsso.ch/2012/q/2.

Figure 16. Demandeurs d’emploi par secteurs en Suisse 1921-1976.

Source : Statistique historique de la Suisse HSSO, 2012. Tab. F.19. hsso.ch/2012/f/19.

0 20000 40000 60000 80000 100000 120000

1948 1950 1952 1954 1956 1958 1960 1962 1964 1966 1968 1970 1972 1974 1976 1978 1980 1982 1984 1986

Millions CHF

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 14000 16000

1921 1926 1931 1936 1941 1946 1951 1956 1961 1966 1971 1976 Textile Habillement Cuire Chimie Machines Métaux Horlogerie

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