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Rendre compte du quotidien dans les asiles d’aliénés est souvent une gageure car les sources mentionnent rarement ce qui est jugé ordinaire. On aurait cependant tort de penser que les aliénés militaires sont trop gravement malades pour avoir une quelconque activité. Comme tous les malades, ils doivent respecter un emploi du temps bien précis. Dans la

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C’est le tarif affiché en 1918. AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, procès-verbaux des séances de la commission de surveillance, séance du 19 novembre 1919, 4 X 230.

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Ce sont les prix de journée de 1917 : ils sont supérieurs à ceux qui figurent dans la convention signée en 1913 car l’asile a obtenu leur révision à la hausse.

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AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, délibérations de la commission de surveillance, séance du 15 juin 1922, H-Dépôt Vinatier L 9. Au cours de cette séance, les membres de la commission de surveillance discutent des prix appliqués aux militaires pendant la guerre car la convention signée avec le Service de santé militaire en 1913 va expirer.

285 Idem. 286

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Auguste E., 4 X 992. 287

À l’asile Saint-Pierre, il est envisagé en août 1915 de créer une section militaire. L’idée ne semble finalement pas avoir été retenue. AD des Bouches-du-Rhône, fonds de l’asile d’aliénés de Marseille, commission de surveillance de l’asile Saint-Pierre de Marseille, séance du 11 août 1915, 13 HD 7. 288

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, direction du Service de santé militaire, instruction générale numéro 8941 2/7 au sujet des prisonniers blessés ou malades dans les hôpitaux, A 548.

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plupart des asiles, le lever a lieu entre cinq et six heures du matin selon les périodes de l’année, tandis que le coucher a lieu à vingt heures. La journée s’organise entre périodes de

travail et moments réservés aux repas289. Les dossiers donnent un aperçu des tâches confiées

aux militaires, qui ne diffèrent pas de celles des civils. Le soldat Léon D. est employé à la

cuisine de la Maison nationale de Charenton290, tandis que le soldat Henri U. fait de petites

réparations à la 4e division et seconde les jardiniers291. Même le sous-lieutenant Joseph N. est

mis à contribution et porte des sacs de linge sale292. Parmi les activités courantes figure sans

doute l’assistance à la messe dans la chapelle de l’asile bien que cela ne soit presque jamais

évoqué, pas plus que les pratiques religieuses des soldats musulmans par exemple293. Les

informations relatives aux loisirs sont plus nombreuses. À l’asile de Bron, des séances récréatives sont organisées grâce au cinématographe offert par l’épouse du constructeur

automobile Marius Berliet et aux films prêtés par Pathé Frères294. L’établissement est sans

doute un des tout premiers en France à proposer à ses malades un tel divertissement. Les militaires internés à l’asile de Villejuif dans le service du docteur Henri Colin reçoivent quant

à eux chaque semaine la visite de la cantatrice Jeanne Marié de l’Isle295

. Plus communément, les soldats peuvent se distraire en jouant aux cartes, en se promenant et en discutant entre eux. Encouragées par les médecins, ces menues occupations sont perçues comme des signes positifs. Il est ainsi noté dans le dossier du soldat Auguste Y., interné en décembre 1915 après deux tentatives de suicide, qu’il se montre « plus ouvert […], cause et joue avec les autres

malades ». Il quitte l’asile en août 1916, considéré comme « très amélioré » 296.

Outre les observations médicales, les dossiers renferment aussi les traces laissées par les occupations des malades. Ce sont d’abord les courriers qu’ils écrivent et qu’ils reçoivent, la correspondance avec la famille et les amis tenant une place importante dans leur quotidien, quel que soit leur statut social. Il ne subsiste cependant qu’une toute petite part des lettres échangées car médecins et infirmiers conservent uniquement celles qu’ils jugent

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Cet emploi du temps ne s’applique pas aux malades incapables de travailler. 290

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Léon D., 4 X 989. 291

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Henri U., 4 X 990. 292

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du sous-lieutenant Joseph N., 4 X 990. 293

De même, c’est en vain que j’ai recherché des informations sur leur régime alimentaire. 294

Rapports et délibérations du Conseil général du Rhône, séance du 24 août 1915, Lyon, Imprimeries réunis, p. 1110.

295

Procès-verbaux des séances de la Commission de surveillance des asiles d’aliénés de la Seine, séance du 16 mai 1916, 1917, Paris, Dupont, p. 96.

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symptomatiques297. Les autres sont éliminées ou emportées par le malade à la sortie de l’asile.

En dépit de ces lacunes importantes, la correspondance apporte des informations précieuses sur les préoccupations des militaires internés. Pour les plus lucides, c’est d’abord un moyen de donner et de prendre des nouvelles. Le 27 juillet 1917, soit quelques jours après son internement à l’asile de Bron, Joseph E. écrit à sa femme Victorine : il lui recommande de vendre leur génisse, lui demande si elle a rentré les foins, l’enjoint à prendre soin d’elle et

félicite leur fille Marie pour les bons points obtenus à l’école298. Sa lettre est l’exemple même

de ces courriers ordinaires, si rarement conservés dans les dossiers, qui auraient pu être écrits par n’importe quel soldat. La correspondance permet en outre de garder contact avec le front. Le capitaine Léon T. tente ainsi de maintenir un lien avec ses hommes : le 2 décembre 1916, il demande au directeur que soit prélevé sur sa solde la somme nécessaire pour faire parvenir à la première et la septième batterie du 39e régiment d’artillerie « une dizaine de tricots de laine et une vingtaine de chaussettes » et annonce qu’il va écrire aux intéressés pour les

prévenir de son envoi299.

Enfin, l’écriture est un moyen de continuer à faire la guerre, en participant depuis un lit d’hôpital aux évènements qui se déroulent au-dehors. Plusieurs malades, généralement des gradés disposant d’un bon niveau d’instruction, écrivent des mémoires, des notes, des articles, avec pour ambition de les transmettre aux plus hautes autorités ou de les publier dans la presse. Dans chacune de leurs productions, la guerre est omniprésente. Le commandant du génie Élie N. rédige ainsi de longues harangues contre les embusqués qu’il affirme vouloir faire parvenir à Maurice Barrès, tandis que le caporal Jean S., quand il ne compose pas des poèmes patriotiques, chasse parmi les malades les « anti-français » et les dénonce aux autorités militaires en leur adressant des procès-verbaux détaillés :

« Le 28 du courant, au parc de l’établissement de santé de Saint-Maurice, où le sieur [U.] est en traitement. Vers trois heures de l’après-midi. Couché environ vingt mètres d’un rond-point. J’apperçu le sieur [U.] conversant avec le sieur Pierre [N.] médecin militaire également en traitement dans cette maison de santé. […] La conversation engagée entre les deux antagonistes portait sur la situation de mil neuf cent quatorze, la valeur de quelques généraux et le rôle joué par chacun d’eux aux

cours de la bataille de Lourq […] »300

297

L’abréviation « obs », pour « observations », est apposée au crayon rouge : elle signifie que la lettre doit être placée avec les observations concernant le malade.

298

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, dossier administratif de Joseph E., H-Dépôt Vinatier Q 568.

299

Les éléments présents dans le dossier ne permettent pas de déterminer si son vœu a été exaucé. AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier de Léon T., 4 X 992.

300

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Le lieutenant Auguste E. veut quant à lui récompenser ceux qui combattent courageusement et dessine des modèles de médailles militaires à soumettre au ministère de la

Guerre301. Plus pragmatique, le brigadier Marcel N. se consacre à la rédaction d’un long

mémoire sur la culture du topinambour et ses avantages, destiné au ministère du

Ravitaillement général302.

Figure 4 : Modèles de médailles militaires dessinés par le lieutenant Auguste E. en avril 1916303

Les militaires qui entreprennent de raconter la guerre sont par contre très rares304. Le

récit d’Eugène N., soldat du 19e

régiment de chasseurs à pied de réserve, est le seul exemple de témoignage trouvé dans les dossiers. Dans un cahier d’écolier d’une centaine de pages, il a raconté son histoire depuis le début du conflit. Ce long texte extrêmement confus, rédigé entre le 29 octobre 1914 et le 19 mars 1915 d’une petite écriture serrée, porte un titre éloquent :

« Lisez-le, Boucherie de guerre »305.

301

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Auguste E., 4 X 992. 302

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du brigadier Marcel N., 4 X 992. 303

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Auguste E., 4 X 992. 304

Il y a peut-être là encore un biais créé par les sources : certains témoignages ont pu être éliminés des dossiers, être emportés par les malades à leur sortie ou par les familles en cas de décès.

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