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Il convient tout d’abord de s’entendre sur la nature exacte de la question posée. Au cours de cette guerre si longue et si terrible, tous les combattants font l’expérience d’une forme de souffrance psychique, plus ou moins profonde et durable. Comme l’affirmait Georges Mosse, « le choc traumatique a représenté l’une des blessures de guerre les plus

répandues lors de la guerre 14-18 »254. Mais l’idée de fournir une évaluation du nombre total

de militaires dont la santé mentale a été ébranlée au point de présenter des pathologies psychiatriques est une chimère à laquelle il faut d’emblée renoncer. Sans même parler des problèmes épineux que soulève toute tentative de définition de cette catégorie d’individus (qu’est-ce que la santé mentale, où commence la pathologie ?), il est évident que tous ceux qui auraient pu relever d’une prise en charge psychiatrique n’ont pas été soignés par le Service de santé militaire. Les cas de figure sont multiples : certains sont morts avant d’être repérés comme malades, d’autres ont terminé la guerre sans recevoir de soins parce qu’ils sont plus ou moins parvenus à maîtriser leurs troubles et que leur entourage s’en est accommodé, d’autres encore ont été soignés pour des affections organiques sans que leur souffrance psychique soit prise en compte ou identifiée comme une maladie mentale.

253

Dans son ouvrage, Jean-Yves Le Naour semble reprendre pour son compte une estimation établie par Hubert Bieser, selon lequel 62 500 militaires français auraient souffert de troubles psychiatriques temporaires ou permanents pendant la Grande Guerre. Mais, à ma connaissance, l’origine de ce chiffre n’a jamais été précisée. Voir Jean-Yves LE NAOUR, Les soldats de la honte, op. cit., p. 11.

254

Georges MOSSE, « Le choc traumatique comme mal social », 14 -18 : Aujourd’hui, Today, Heute, n° 3, 2000, p. 27-36.

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Décider de s’en tenir au cas des militaires qui sont entrés dans les centres de psychiatrie de l’avant et de l’arrière ne permet pas de régler le problème. Leur nombre n’a jamais fait l’objet d’une évaluation officielle. Pendant le conflit, le Service de santé a certes décompté les militaires qui nécessitaient des soins. Mais les statistiques qu’il a établies donnent peu de renseignements sur les malades et ne précisent pas leur nombre en fonction des pathologies. Il en va de même du rapport dressé par le député Louis Marin au lendemain

de la guerre255. Il faudrait donc trouver le moyen d’établir nous-mêmes un bilan. On pourrait

imaginer réunir les données relatives à chaque centre de psychiatrie. Cependant, les données sont très lacunaires pour les centres de l’avant. Quant à ceux de l’intérieur, les rapports adressés par les médecins responsables de ces services au Service de santé n’ont pas tous été conservés et n’étaient pas toujours rédigés régulièrement. Enfin, l’utilisation de ces rapports pose deux problèmes supplémentaires. D’une part, dans les centres où sont reçus des malades relevant à la fois de la neurologie et de la psychiatrie, les chiffres produits ne distinguent pas toujours clairement ces deux catégories. D’autre part, les militaires sont pris en charge dans plusieurs centres, d’abord à l’avant puis à l’arrière. Par conséquent, en additionnant le nombre de malades reçus dans chaque service, il est impossible d’éviter de compter plusieurs fois un même homme. C’est ce que constatent André Fribourg-Blanc, professeur de psychiatrie au

Val-de-Grâce256, et Antony Rodiet, médecin-chef de l’asile de Ville-Évrard (Seine) lorsqu’ils

s’efforcent d’établir le bilan des cas de folie survenus chez les militaires français entre 1914 et 1918. Malgré leurs efforts, les deux hommes doivent se résigner à tirer la conclusion suivante :

« […] il est presque impossible d’établir pendant la guerre de 1914-1918 une statistique complète des cas d’aliénation mentale chez les mobilisés à cause des nombreux déplacements de tous ces hommes qui, lorsqu’ils ont été soignés pour troubles mentaux, ont parcouru successivement toutes les formations hospitalières de

la zone des armées d’abord, et ensuite du territoire […] »257

.

Les rapports des centres de psychiatrie et de neuropsychiatrie ne peuvent donc servir à déterminer le nombre exact de militaires atteints de troubles mentaux pendant la guerre : il

255

Sur cette question, voir Antoine PROST, « Compter les vivants et les morts : l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918 », Le Mouvement Social, n° 222, 2008, p. 41-60.

256

Sur le parcours d’André Fribourg-Blanc, voir Noël FRIBOURG-BLANC, Le médecin général André Fribourg-Blanc (1888-1963). Le fondateur de la psychiatrie militaire au service des souffrants, Paris, Christian Éditions, 2010.

257

André FRIBOURG-BLANC, Antony RODIET, La folie et la guerre de 1914-1918, Paris, Alcan, 1930, p. 2. D’après son petit-fils Noël Fribourg-Blanc, que je remercie d’avoir répondu à mes questions, les archives d’André Fribourg-Blanc ne comportent pas de correspondance avec Antony Rodiet ni de documents de travail relatifs à l’étude conduite par les deux hommes.

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paraît peu raisonnable de se livrer à des calculs qui, une fois toutes ces limites prises en compte, n’auraient plus vraiment de sens. Cependant, ils contiennent tout de même des indications très intéressantes, notamment le nombre de lits. D’après Jules Froment et Jean Abadie, les centres de neurologie et de psychiatrie « se placent au premier rang de par leur importance » dans la liste des formations créées pendant la guerre par le Service de santé

militaire258. En mars 1918, les centres de psychiatrie réunissent environ 5 000 lits259. En y

ajoutant ceux installés dans les centres de neurologie ou de neuropsychiatrie pour les malades atteints de troubles mentaux ou neurologiques, on aboutirait à un total de 20 000 lits, d’après

un article du médecin-major René Jude publié en 1923260.

Ces rapports permettent également de connaître le nombre de structures qui composent les centres. En effet, certains d’entre eux se répartissent en plusieurs services, parfois installés dans des bâtiments divers. C’est le cas à Lyon où le centre de psychiatrie comprend en 1918 onze formations sanitaires. Tous les malades sont placés à leur arrivée à l’hôpital complémentaire numéro 9, installé dans les bâtiments de l’École de santé militaire de Lyon. En fonction du diagnostic établi dans ce premier hôpital, ainsi que de leur situation au regard de l’autorité militaire, les militaires sont orientés vers l’une des autres formations du service. En tout, dans l’ensemble de ses formations, le centre peut prendre en charge plus de 1 000 malades : c’est un des plus grands de France, après celui du Gouvernement militaire de Paris. Dans d’autres régions, les services de psychiatrie sont de taille nettement plus modeste. Il est

fréquent qu’il ne s’agisse que de quelques salles d’un hospice261. Mais l’existence de quelques

très grands centres, dont l’organisation s’est petit à petit complexifiée pour faire face à l’afflux de malades, constitue un élément important pour apprécier l’importance de la psychiatrie au sein du Service de santé militaire pendant la Première Guerre mondiale.

258

Science et dévouement. Le Service de Santé, la Croix-Rouge, les Œuvres de Solidarité de Guerre et d’Après Guerre, Paris, Quillet, 1918, p. 206. Le chapitre consacré à la psychiatrie et la neurologie de guerre est l’œuvre de Jean Abadie (professeur à la faculté de médecine de Bordeaux, ancien élève d’Emmanuel Régis) et Jules Froment (professeur à la faculté de médecine de Lyon, ancien élève de Raphaël Lépine, père de Jean Lépine). Pendant la guerre, Jean Abadie dirige une automobile chirurgicale tandis que Jules Froment exerce au sein du service de neurologie de la Pitié.

259

On en compte exactement 4356. ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, rapport sur le traitement des militaires atteints de troubles mentaux, 530.

260

René JUDE, « Chronique psychiatrique », Archives de médecine et de pharmacie militaires, t. 78, 1923, p. 554.

261

C’est par exemple le cas dans la 4e région militaire. Voir Stéphane TISON, « Des soldats à l’asile : étude prospective de la 4e région militaire (Alençon, Le Mans, Mayenne) », in Laurence GUIGNARD, Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON (dir.), Expériences de la folie,op. cit., p. 101-115.

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