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Dans la thèse qu’il a soutenue en 1977, Jean-Jacques Becker a été le premier à démontrer que l’entrée en guerre n’a pas suscité chez les Français un enthousiasme généralisé. Depuis, et bien qu’il reste solidement ancré dans la mémoire collective, le mythe du départ « la fleur au fusil » a été complètement déconstruit par les historiens. On sait désormais que les sentiments qui ont dominé en août 1914 ont été la surprise, l’inquiétude et la résolution.

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Les effets de foule qui ont entraîné des manifestations de liesse populaire ont été étudiés : leur caractère ponctuel, souvent limité aux grandes villes, a ainsi pu être établi. On a en revanche moins prêté attention aux réactions de désespoir provoquées par l’annonce de la mobilisation puis le départ des hommes. Certes, Jean-Jacques Becker mentionne dans l’ouvrage tiré de sa thèse des suicides survenus « ci et là », en particulier celui de Marc Bouffier, un ami du maire

de Lyon Édouard Herriot1. Choisi par ce dernier pour assurer la fonction d’adjoint en

remplacement d’un mobilisé, il se pend le 14 août 1914 à la suite d’un « accès de mélancolie

aiguë causé par la guerre », selon le rapport établi par le préfet2. Depuis quelques années, des

travaux ont contribué à faire connaître la manière dont les enfants et les couples sont entrés

dans la guerre3. Le cas des militaires internés au mois d’août 1914 apporte un éclairage

nouveau sur cette question : si leur exemple reste spécifique, il constitue un témoignage précieux sur les émotions suscitées par l’irruption du conflit dans la vie des individus. Leurs souffrances, difficiles à saisir car souvent réprimées par pudeur autant que par nécessité, sont

révélées par les archives asilaires4.

Au mois d’août 1914, l’État français parvient, en l’espace de quelques jours, à mobiliser trois millions cinq cent mille hommes et ce sans rencontrer de difficultés notables.

Quelques mois plus tard, Le Petit Parisien se félicite d’une telle réussite et en déduit que

« […] dès les premiers instants de la crise actuelle, […] l’équilibre nerveux de la nation a

merveilleusement résisté »5. Pourtant, avant même leur départ ou quelques jours après leur

arrivée au dépôt puis sur le front, certains hommes présentent des troubles mentaux, comme

en témoigne le médecin inspecteur général Alfred Mignon, chef du Service de santé de la 3e

armée : « la guerre n’était pas commencée et nous n’étions encore qu’à la période de

concentration que des cas d’aliénation mentale nous étaient signalés […] », écrit-il6

. Une partie de ces hommes est internée dans les asiles d’aliénés. Ces derniers font donc face dès le début de la guerre à un premier afflux de soldats. Dans trois des établissements sur lesquels j’ai travaillé, le nombre d’entrées de militaires au mois d’août 1914 est supérieur à celui

1

Jean-Jacques BECKER, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1977, p. 352.

2

AD du Rhône, rapports journaliers de mobilisation, août – décembre 1914, 1 M 143. Je remercie Bruno Fouillet de m’avoir signalé ce rapport.

3

Manon PIGNOT, Allons enfants de la patrie, op. cit. ; Clémentine VIDAL-NAQUET,Couples dans la Grande Guerre, op. cit.

4

Clémentine Vidal-Naquet les qualifie de « souffrances avalées ». Voir Clémentine VIDAL-NAQUET, « La séparation. L’amour à l’épreuve du départ au combat en août 1914 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 123, 2014/3, p. 102.

5

« La guerre et la santé de la race », Le Petit Parisien, 8 janvier 1915. 6

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enregistré les mois suivants. Seul l’asile Saint-Pierre à Marseille ne semble pas avoir été touché par ce phénomène (voir le tableau ci-dessous et l’annexe 8). Cette situation spécifique est difficile à expliquer. L’hôpital militaire marseillais Michel Lévy suffisait-il à prendre en charge les mobilisés qui présentaient des troubles mentaux ? Comptait-il plus de places ou était-il mieux organisé pour accueillir ces hommes que l’hôpital du Val-de-Grâce par

exemple, où il est impossible de garder des militaires agités7 ? Les mobilisés qui présentaient

des troubles mentaux ont-ils été plutôt orientés vers l’autre asile du département, à

Aix-en-Provence8 ? Ou bien a-t-on volontairement et plus qu’ailleurs cherché à limiter les

internements9 ? Mes recherches n’ont pas permis de trancher entre ces hypothèses.

Nombre d'entrées de militaires

En août 1914 En moyenne entre septembre et décembre 1914

Asile de Bron 20 9

Maison nationale de

Charenton 39 19

Asile Saint-Pierre 9 9

Asile Saint-Robert 16 5

Tableau 3 : Nombre de militaires internés en août 1914 et en moyenne pour la période septembre-décembre 1914

Dans certains établissements, l’importance du phénomène peut être mise en évidence en rapportant le nombre de soldats internés en août au nombre global d’entrées pendant le conflit. Dans les asiles du Mans, de Mayenne et d’Alençon, Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont ainsi montré que les 36 soldats internés au cours du premier mois de la guerre représentent 10 % de la population militaire reçue entre 1914 et 1918. Ce résultat ne peut

7

Au Val-de-Grâce, le service central de psychiatrie est installé dans une division spéciale, le 4e Fiévreux, placée sous la direction du médecin-major Marcel Briand. Les conditions sont spartiates et inadaptées à l’accueil de malades mentaux. Cette situation est d’ailleurs dénoncée en janvier 1918 par la commission supérieure consultative du Service de santé : « les malades sont trop nombreux, n’ont pas le cubage d’air nécessaire, la disposition du Service au 3e

étage a permis des suicides par précipitation, la difficulté de surveillance favorise les évasions […]. Ces services n’ont pas d’infirmiers spécialisés, ni de locaux adaptés à ce genre de malades […] ». Voir ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, 530.

8

Les archives de l’établissement, très lacunaires en raison des destructions provoquées par des inondations successives, ne permettent pas de le vérifier.

9

Les médecins militaires se montrèrent-ils particulièrement méfiants envers les soldats du Midi, réputés peu fiables et tire-au-flanc ? Voir Jean-Yves LE NAOUR, Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi, Paris, Vendémiaire, 2011.

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cependant pas être généralisé. Dans les quatre asiles étudiés ici, les internés du mois d’août 1914 représentent entre 1 et 5 % seulement de l’ensemble de la population militaire entrée pendant le conflit. Cette différence s’explique par le profil des établissements pris en considération. En effet, la taille de la cohorte influe sur le résultat obtenu, or les asiles de Bron, de Charenton, de Marseille et de Saint-Robert reçoivent pendant la guerre un nombre de malades nettement supérieur à celui des asiles de la 4e région militaire10. C’est d’ailleurs à Saint-Robert, établissement de taille plus modeste, que le taux est le plus élevé même s’il reste nettement inférieur à 10 %.

Pour dépasser les particularités locales et voir se dessiner une tendance claire, il faudrait pouvoir appuyer l’analyse sur le nombre des entrées enregistrées dans un plus grand nombre d’asiles. Mais encore faudrait-il être en mesure de distinguer les mobilisés internés avant même d’avoir combattu et ceux qui ont participé aux batailles d’août 1914. L’armée française essuie en effet, dès les premières semaines de la guerre, de lourdes défaites qui

occasionnent des pertes très élevées11. Vêtus d’uniformes épais et lourds, les soldats doivent

supporter de longues marches sous de fortes chaleurs12. Or déterminer à quel moment et à

quel endroit les militaires internés en août 1914 sont pris en charge est très délicat : les dossiers précisent généralement depuis quel hôpital militaire ils sont transférés à l’asile, mais pas d’où ils ont été évacués en premier lieu. Par conséquent, il est presque toujours impossible de savoir à quelle occasion leurs troubles mentaux ont été identifiés et de situer précisément

cet évènement par rapport aux mouvements de leurs régiments13.

Les dossiers des militaires internés en août 1914 permettent cependant d’approfondir l’analyse en privilégiant une approche qualitative. Les discours de ces hommes reflètent le climat général qui règne dans le pays sous l’effet de la « décharge émotionnelle » provoquée par l’annonce de la mobilisation. Celle-ci est décrite par le sergent Adolphe E., interné le 4 mai 1915 à la Maison nationale de Charenton, qui se souvient très précisément qu’il se trouvait à Paris, place de Fontenoy, et qu’il a été immédiatement saisi d’une « crise de sueur

10

Hervé Guillemain et Stéphane Tison comptent 370 soldats internés dans ces asiles entre 1914 et 1920. Entre 1914 et 1918, l’asile Saint-Robert, le plus petit de mon corpus, en reçoit 312 à lui seul. Voir Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON, Du front à l’asile,1914-1918, op. cit., p. 165.

11

27 000 soldats français sont tués le 23 août 1914, « jour le plus meurtrier de l’histoire de France ». Voir Jean-Michel STEG, Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France – 22 août 1914, Paris, Fayard, 2013.

12

Damien BALDIN, Emmanuel SAINT-FUSCIEN, Charleroi, 21-23 août 1914, Paris, Tallandier, 2012, p. 49-54.

13

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et d’anxiété »14. Les sentiments qui s’emparent de la population sont exacerbés chez les

mobilisés internés. La haine de l’ennemi, la tendance à voir des espions partout se traduit par l’entrée à l’asile de Bron de deux soldats qui, ayant pris leurs camarades de régiment pour des Prussiens, ont tenté de les tuer. À la Maison nationale de Charenton, le soldat Prosper E., interné le 9 août, ne peut pas être approché car il « voit des ennemis constamment autour de lui » et cherche à se défendre. Le soldat Léon Y., qui voit lui aussi « des Allemands qu’il doit détruire » est conduit dans le même établissement le 14 août après être passé à l’acte en

blessant gravement un autre malade15. Plusieurs certificats d’entrée font état d’un sentiment

d’impuissance, partagé par une bonne part des mobilisés mais qui, au lieu de déboucher sur

une forme de résignation16, devient intolérable pour ceux qui sont internés. Enfin, l’inquiétude

face aux dangers qui s’annoncent se transforme en une angoisse profonde. C’est le cas pour le soldat Henri N., transféré à la Maison nationale de Charenton depuis l’hôpital du Val-de-Grâce le 18 août 1914, à propos duquel le docteur Marcel Briand, placé à la tête du service de psychiatrie du Val-de-Grâce, établit le rapport suivant : « Le soldat N. est atteint de dépression mélancolique, craintes imaginaires, il est dans l’imminence d’un malheur qu’il ne

peut pas définir. Pleurs. Lamentations »17. Le style lapidaire propre au certificat médical

renvoie l’image d’un psychiatre froid et insensible mais Marcel Briand examine ce malade avec les critères de son époque : pleurer ou gémir, de surcroît en public, sont des comportements inconvenants pour un homme, en temps de paix et plus encore en temps de guerre où chacun est supposé faire preuve de sang-froid et de courage. Comme l’a montré

Clémentine Vidal-Nacquet, les larmes sont censées être réservées aux femmes18. Des

hommes, il est au contraire attendu de faire face à la situation sans laisser transparaître leur émotion, comme s’y efforce Francisque Z.*, interné après la guerre. Son épouse raconte au médecin :

« Lorsque la guerre se déclara il y avait dix mois que nous étions mariés, et nous avions une fillette de 10 jours. Très jeune, il partit des premiers, me laissant

14

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du sergent Adolphe E., 4 X 990. 15

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, registres matricules hommes, 4 X 530. 16

Cet état de résignation est décrit dans de nombreux témoignages de combattants. On en trouve deux exemples dans Nicolas MARIOT, « Deux écrivains à la recherche des raisons de faire la guerre », Agone, n° 53, 2014, p. 32-33.

17

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, registres matricules hommes, 4 X 530. 18

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presque mourante sous le choc de la douleur ; son désespoir fut immense, il me le

cacha, mais je le sus plus tard par des personnes à qui il s’était confié. »19

Pour se donner du courage, de nombreux mobilisés internés dans les premiers jours

d’août 1914 ont en outre consommé beaucoup d’alcool20. D’après Georges Dumas et Henri

Aimé, 31 des 131 militaires entrés au Val-de-Grâce durant cette période ont abusé de la

boisson, soit 22 %21. D’après les certificats de vingt-quatre heures, qui sont produits lors d’un

second examen des malades après leur admission22, 30 % des militaires internés à la Maison

nationale de Charenton présentent des symptômes d’intoxication alcoolique. Certains sont coutumiers du fait, tandis que pour d’autres il s’agit d’un comportement totalement nouveau. Dans l’excitation suscitée par la nouvelle de la guerre, l’abus de boisson est, il est vrai, une pratique courante. Comme le souligne François Cochet, « dans la culture militaire de l’époque, c’est un rappel aux beuveries qui suivent le conseil de révision et s’inscrivent dans

des rites de virilisation […] »23

. On boit avant de partir, au dépôt du régiment et en prenant le train, comme le déplorent Georges Dumas et Henri Aimé : « Les braves gens qu’on apercevait le long des voies, dans les gares, pendant les premiers jours d’août 1914, tendant des “ litres ” aux mobilisés, ne se doutaient guère du genre de service qu’ils rendaient à nombre d’entre

eux »24. Ainsi, le soldat Charles T., interné à l’asile Saint-Robert le 9 août, affirme avoir été

saoul plusieurs jours durant après l’annonce de la mobilisation :

« Voici le jour de la mobilisation. Qu’ante j’ai apris sesi tous content de partir en guerre. Nous étions de nonbreux colègues. On se mis à boire en veut tu en voila

depuis mon départ de thonon je n’ais put arriver à me désouler que le 4e

jour de la mobilisation. Ou le colonel qui ly est actuellement fis un Reçi d’engourgagement. A tous c’est soldats. Après ce reçi tous les militaires mobilisés tous près à partir en

19

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, dossier de Francisque Z., lettre du 29 janvier 1925, non coté.

20

L’alcoolisme est un grand pourvoyeur d’aliénés en Mayenne. Le nombre élevé des internements enregistrés dans les asiles de la 4e région militaire étudiés par Hervé Guillemain et Stéphane Tison pourrait-il s’expliquer ainsi ? Voir Claude QUÉTEL, Jean-Yves SIMON, « L’aliénation alcoolique en France (XIXe siècle et première moitié du XXe siècle) », Histoire, économie et société, vol. 7, n° 4, 1988, p. 507-533.

21

Georges DUMAS, Henri AIMÉ, Névroses et psychoses de guerre chez les austro-allemands, Paris, Félix Alcan, 1918, p. 38.

22

Un premier certificat est produit lors de l’internement d’un malade dans un asile d’aliénés. Dans les vingt-quatre heures qui suivent l’admission, un médecin de l’établissement dresse un deuxième certificat qui confirme ou infirme la nécessité de l’internement. Puis un troisième certificat est établi au bout de quinze jours. Les suivants sont en principe rédigés tous les mois.

23

François COCHET, « 1914-1918, l’alcool aux armées. Représentations et essai de typologie », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 222, 2006, p. 23.

24

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guerre sont écriée Vive la France mois qui était un peut pris de boisson Je cria Vive la

France. »25

L’alcoolisation est parfois telle que le malade décède quelques heures après son entrée à l’asile. C’est ce qui arrive au soldat Aimable R., interné le 9 août dans un état de délire aigu.

Sa température dépasse les quarante degrés, il meurt le lendemain26. Le phénomène est

suffisamment grave pour pousser l’État à interdire la vente d’absinthe à partir du 16 août 191427.

Les dossiers médicaux des militaires internés au moment de leur mobilisation mettent en lumière la manière dont celle-ci bouleverse leur existence, jusqu’à provoquer chez eux une perte de repères insupportable. Pour autant, ils ne choisissent pas l’insoumission : les hommes qui refusent d’être incorporés, se mettant dans l’illégalité, sont très peu nombreux dans les

asiles sur lesquels j’ai travaillé28. Le dépouillement des dossiers de non-lieu du conseil de

guerre de Lyon permet de mieux comprendre pourquoi. 139 dossiers comportent une expertise

psychiatrique et, parmi eux, 9 concernent des militaires insoumis29. Selon les psychiatres qui

les examinent, ces hommes présentent tous un retard mental. Ils n’ont pas compris l’ordre de mobilisation, n’ont pas su lire leur livret militaire, ou ont cru qu’ils étaient dégagés de leurs obligations. L’internement n’est préconisé que dans deux cas. Pour les autres, seule la réforme est recommandée car les individus ne présentent pas de danger, ni pour eux-mêmes, ni pour leur entourage. Alors que les asiles comptent peu de places et que le pays manque de bras, il paraît sans doute préférable de les laisser en liberté tout en reconnaissant leur irresponsabilité.

Les militaires internés en août 1914 ont donc majoritairement répondu à l’ordre de mobilisation. Mais le départ, qui signifie quitter les siens, constitue une épreuve qu’ils ne parviennent pas à surmonter. Lorsque le docteur Roger Mignot* examine le soldat François E., admis au Val-de-Grâce le 10 août 1914 et transféré au bout de quatre jours à la Maison nationale de Charenton, il conclut que celui-ci souffre « de confusion mentale avec

25

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, dossier du soldat Charles T., non coté. 26

Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont repéré des cas similaires à l’asile du Mans et de Mayenne. Voir Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON, Du front à l’asile, 1914-1918, op. cit., p. 43-44.

27

Voir Thierry FILLAUT, « La lutte contre l’alcoolisme dans l’armée pendant la Grande Guerre. Principes, méthodes, résultats », in Laurence GUIGNARD, Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON (dir.), Expériences de la folie,op. cit., p. 141-152.

28

De manière générale, on estime que les insoumis ont été peu nombreux. Ils représenteraient 1,5 % seulement des hommes mobilisés. Voir Jules MAURIN, « Les combattants face à l’épreuve de 1914-1918 », in Guy PEDRONCINI (dir.), Histoire militaire de la France, t. 3, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 272.

29

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mélancolie paraissant être caractérisée par la séparation de sa famille »30. Dans les quelques

traces écrites laissées par ces malades, on perçoit un sentiment de déracinement intense. Le soldat Théophile L., entré à l’asile de Bron le 5 septembre 1914, écrit ainsi à ses parents :

« Depuis que je suis parti de la maison j’ai bien eu des malheur, que la vie m’est bien triste […] venez à mon secours, je vous en supplie. Je compte donc sur vous car le temps me dure de revoir mon cher pays de Mieussy, je pense que bientôt

vous viendrez me chercher afin que je puisse revoir ma mère pour lui aider […] »31

Au mal du pays, qui se manifeste un mois à peine après le départ, s’ajoute l’inquiétude pour ceux qu’on a laissés derrière soi. Pour Théophile L., cultivateur, veuf, père de trois enfants, et qui s’occupe de sa mère, la situation est angoissante. Il arrive d’ailleurs que les hommes désignent clairement le moment de la séparation comme le début de leur maladie. C’est le cas du soldat Édouard T., qui raconte au docteur Mignot être « parti de chez lui la tête

dérangée parce qu’il quittait une femme et 5 enfants »32

. Certains, qui pensaient au contraire avoir surmonté cette épreuve sans difficulté, arrivent à l’asile au bout de quelques jours. Lorsqu’il a quitté son foyer le 4 août, après avoir cousu le portrait de Guillaume II au fond de son pantalon, le caporal Léon O. paraissait plein d’enthousiasme : « je suis parti à la guerre avec une gaieté qui a pu laisser croire à ma femme que j’étais heureux de la quitter », affirme-t-il. Mais il estime bientôt ne pas recevoir assez rapidement les lettres de son épouse par la faute du service des postes. Cette idée l’obsède et il refuse de manger. Évacué à Verdun, il est ensuite dirigé vers le Val-de-Grâce puis arrive à la Maison nationale de Charenton le 3 septembre 1914. Dans une lettre adressée au médecin, il réclame de reprendre sa place dans