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a) Les caractéristiques du « système asilaire national » à la veille de la guerre

Le « système asilaire national »124 français tire son origine du vote de la loi du 30 juin

1838 qui impose à tous les départements d’organiser le placement et le traitement des aliénés

indigents nés ou résidant sur leur territoire125. Cette loi a donc donné naissance à plusieurs

types d’établissements en fonction des choix opérés localement. La plupart des départements

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L’expression est celle de l’historienne Jan Goldstein. Voir Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Paris, Institut Synthélabo, 1997.

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Précisons qu’il existait déjà quelques asiles publics d’aliénés en France. Quelques départements ont en effet ouvert un établissement avant 1838, comme la Sarthe ou la Seine inférieure. Voir Hervé GUILLEMAIN, Chroniques de la psychiatrie ordinaire. Patients, soignants et institutions en Sarthe du XIXe au XXIe siècle, Le Mans, Éditions de la Reinette, 2010.

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décident de créer leur propre asile d’aliénés. Dans le Rhône, l’asile de Bron ouvre en 1876. Suivant les prescriptions des aliénistes de l’époque, au premier rang desquels Jean-Étienne Esquirol, les établissements sont construits en périphérie des villes, dans un environnement encore rural. Ce choix s’explique par le rôle thérapeutique attribué à l’isolement des malades, au grand air et aux travaux agricoles. Mais les arguments sont aussi d’ordre pratique : il faut trouver des terrains suffisamment vastes et bon marché. Les asiles départementaux sont en effet des établissements imposants qui s’étendent sur plusieurs dizaines d’hectares et comprennent souvent un parc, des champs, des vignes, un potager, une ferme.

L’ouverture d’un asile public suppose donc de très lourdes dépenses. Pour la construction des trois asiles de Sainte-Anne, de Ville-Évrard et de Vaucluse, le département

de la Seine consent à dépenser dix millions de francs126. Le département de l’Oise doit quant à

lui faire un emprunt de quatre millions de francs pour appliquer la loi de 1838. Lorsqu’ils ne sont pas en mesure d’assumer de tels frais, ou s’ils ne le souhaitent pas, les départements disposent de plusieurs alternatives. Ils peuvent tout d’abord transformer des bâtiments existants. C’est le cas dans l’Isère où le dépôt de mendicité installé dans l’ancien couvent de Saint-Robert devient l’asile départemental en 1838. Ils ont également la possibilité de réunir leurs malades aliénés dans un quartier de l’hospice général. En Loire-Inférieure par exemple, les internés sont placés à l’hospice Saint-Jacques. Cette solution suscite néanmoins la désapprobation des aliénistes qui voient dans les quartiers d’hospice la survivance d’un système dépassé et, en 1908, le ministère de l’Intérieur rappelle aux préfets la nécessité

d’inspecter régulièrement ces quartiers afin de s’assurer que les malades y sont bien traités127

.

Enfin, des accords peuvent être passés avec l’asile public ou privé d’un autre département128.

Dans la mesure où les asiles privés, fondés et gérés par des congrégations ou des ordres religieux, sont nombreux, il paraît souvent inutile d’engager des dépenses pour construire un établissement public concurrent. Cette solution est plus simple, plus rapide et plus économique, à court comme à long terme, puisque les asiles religieux pratiquent souvent des

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Il s’agit de la somme que le département a été autorisé à dépenser en 1863 et qui pouvait, en cas de besoin, être élevée à quinze millions. En plus de ces trois premiers établissements, le département de la Seine construit l’asile de Villejuif en 1884, l’asile de Maison-Blanche en 1900 et celui de Moisselles en 1904. Voir Michel CAIRE, Contribution à l'histoire de l'hôpital Sainte-Anne (Paris) : des origines au début du XXe siècle, thèse de médecine, Cochin-Port-Royal, 1981, p. 37.

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« Quartiers d’hospice affectés aux aliénés. Surveillance par le Conseil général. Circulaire ministérielle », Annales médico-psychologiques, n° 7, 1908, p. 342-344.

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La loi de 1838 posait certaines conditions. Les asiles privés concernés devaient notamment disposer d’un médecin résident. Voir Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier, op. cit., p. 391. Cependant, cette règle n’est pas toujours respectée avant la fin du XIXe

siècle, comme l’a montré Hervé Guillemain : Hervé GUILLEMAIN, Diriger les consciences, guérir les âmes, op. cit.

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tarifs moins élevés que les asiles publics129. Elle est donc souvent retenue et c’est la raison pour laquelle on trouve en France de nombreux établissements privés « faisant fonction d’asile public ». On peut citer le cas de l’asile de Saint-Jean-de-Dieu, situé à Lyon, qui reçoit les malades hommes du département de la Loire, de la Drôme et du Gard.

La distinction entre asile religieux et asile public est moins nette qu’on pourrait le penser. En 1914 encore, le personnel de nombreux asiles publics est composé par les sœurs issues de congrégations qui ont passé des conventions avec les départements. Comme l’a montré Hervé Guillemain, cette situation s’explique par la difficulté à recruter des laïcs pour occuper cette fonction difficile mais aussi par le mode de fonctionnement des asiles dont les points communs avec la vie monacale sont nombreux. La séparation des sexes est une règle

absolue qui s’applique aussi bien aux malades qu’à leurs gardiens130 : seules des femmes

travaillent dans les services de femmes et il en est de même du côté des hommes. Ce principe, ainsi que l’ensemble des normes édictées par les aliénistes, se traduit dans les plans type qui servent de référence pour tous les établissements, les bâtiments étant organisés de manière à regrouper les malades selon le sexe et le comportement (calmes ou agités), à favoriser la

surveillance et à garantir le maintien de l’ordre131

. La répartition des aliénés s’effectue également en fonction de leur statut social. L’asile est en effet un univers très hiérarchisé où les malades sont pris en charge selon le tarif qu’ils sont à même de payer. Les plus pauvres, dits indigents, sont traités au régime commun. Leurs frais d’internement sont acquittés par les départements et les communes dans lesquels ils résident. Pour les malades payants, plus le prix de journée est élevé, plus les avantages sont importants. Les patients les plus riches peuvent séjourner dans les pensionnats, lorsque l’asile en possède, le plus souvent installés dans des bâtiments distincts du reste de l’établissement. Ils bénéficient d’un confort supérieur et d’une meilleure nourriture. Dans certains asiles, le tarif payé par les malades de la première classe permet même d’obtenir une chambre individuelle et de s’adjoindre les services d’un domestique attitré.

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Jan Goldstein met également en avant un autre facteur : les départements qui choisissent de traiter avec des asiles privés tenus par des congrégations étaient le plus souvent des régions très catholiques : la Bretagne, la Normandie, l’Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté. Voir Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier, op. cit., p. 400.

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En psychiatrie, les infirmiers ont été appelés gardiens jusque dans les années 1930. 131

Sur l’architecture asilaire en France, on pourra consulter entre autres : Jean-Michel LÉNIAUD, « Un champ d’application du rationalisme architectural : les asiles d’aliénés dans la première moitié du XIXe siècle », L’Information psychiatrique, n° 6, juillet 1980, p. 747-761 ; Lucile GRAND, « L’architecture asilaire au XIXe siècle, entre utopie et mensonge », Bibliothèque de l’École des Chartes, n° 1, 2005, p. 165-196 ; Pierre-Louis LAGET, « Naissance et évolution du plan pavillonnaire dans les asiles d’aliénés », Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 7, 2004, p. 51-70.

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Les pensionnats sont destinés à garantir aux asiles publics la présence dans leurs murs d’une clientèle aisée qui constitue une source de revenus non négligeable. Mais ils sont fortement concurrencés par de nombreux établissements privés, généralement appelés maisons de santé. S’il en existe beaucoup en région parisienne, la province n’en est pas dépourvue. Dans la région lyonnaise, la maison de santé de Saint-Vincent de Paul, celle de Champvert ou encore celle du docteur Rémi Courjon située à Meyzieu, bénéficient d’une solide réputation. Dans la région bordelaise, on l’a vu, Emmanuel Régis travaille un temps à la maison de santé de Castel d’Andorte. Il n’est pas le seul médecin de renom à exercer dans ce type d’établissements. André Antheaume, qui fonde en 1911 une maison de santé à Rueil-Malmaison après avoir quitté son poste de médecin-chef à la Maison nationale de Charenton,

constitue un autre exemple132. Le succès de ces institutions, analysé par Olivier Faure133, se

traduit par la multiplication des encarts publicitaires dans les grands quotidiens et les revues de psychiatrie. On y vante le confort des installations, avec lequel les pensionnats des asiles ont du mal à rivaliser, la qualité des traitements proposés et le recours à des méthodes novatrices (hydrothérapie, électrothérapie, massages). La clientèle visée est riche car les tarifs sont élevés. Les familles viennent souvent chercher une solution pour faire soigner et parfois se débarrasser d’un parent dont la maladie, jugée infamante, ne doit pas être révélée au grand jour. Il est en effet bien plus discret et moins stigmatisant de faire un séjour dans une maison de santé plutôt que dans un asile. C’est pourquoi les publicités des maisons de santé

bannissent soigneusement le terme « aliéné »134 bien que plusieurs d’entre elles soient

autorisées à recevoir des malades sous contrainte au titre de la loi du 30 juin 1838.

Enfin, certains établissements destinés à recevoir des aliénés occupent une position originale au sein du « système asilaire national ». Sept asiles sont dits autonomes, parmi lesquels on compte l’asile de Cadillac (Garonne) et l’asile Saint-Pierre

(Bouches-du-Rhône)135. Leur statut, qui a longtemps été flou, découle de leur histoire particulière. Tous

sont en effet antérieurs à la loi du 30 juin 1838. Leurs bâtiments, leur terrain, leur mobilier leur appartiennent en propre et leur autonomie administrative n’est limitée que par le pouvoir

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L’établissement, créé par André Antheaume et Louis Bour, a été baptisé sanatorium de la Malmaison.

133

Olivier FAURE, Les cliniques privées. Deux siècles de succès, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

134

Ibid., p. 25. 135

Les cinq autres sont les asiles de Montperrin (Bouches-du-Rhône), d’Armentières et de Bailleul (Nord), de Bassens (Savoie) et de Château-Picon (Gironde).

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de contrôle attribué à l’État136

. Tout comme les asiles privés, ils passent des traités avec certains départements qui leur confient leurs aliénés. La France possède en outre un établissement destiné aux aliénés dont le statut est unique. Il s’agit de la Maison nationale de Charenton. Située à Saint-Maurice, dans la banlieue sud-est de Paris, elle a été fondée en 1641 par les frères de Saint-Jean-de-Dieu et a d’abord fonctionné comme une maison de santé privée accueillant parmi ses pensionnaires des hommes et des femmes enfermés sur décision du roi. Fermée en 1795, elle est finalement rouverte deux ans plus tard et devient la propriété

de l’État, placée sous la tutelle directe du ministère de l’Intérieur137

. Dès lors, la Maison nationale accueille prioritairement les fonctionnaires, les officiers et les soldats, les agents des administrations et les élèves des grandes écoles devenus aliénés.

Quel que soit le type d’établissement pris en compte, la loi du 30 juin 1838 fixe les conditions administratives et juridiques de l’assistance aux aliénés, en particulier les modalités selon lesquelles la décision d’interner ou de libérer un malade doit être prise.

L’entrée dans un asile peut résulter d’un placement volontaire ou d’un placement d’office138

.

Dans le premier cas, l’internement est demandé par un membre de la famille du malade139

. Dans le second, il est ordonné par le préfet lorsqu’un individu perturbe l’ordre public, ou s’il est jugé dangereux pour lui-même ou pour les autres. Dans les deux cas, la nécessité de l’internement doit être constatée par un médecin, certificat à l’appui. Quant aux règles qui président à la sortie de l’asile, elles dépendent de la manière dont le malade y est entré. Lorsque le placement est volontaire, la sortie peut être obtenue par la famille. Si le médecin souhaite s’y opposer, il doit avertir le maire de la commune où réside l’aliéné, lequel peut faire suspendre la sortie et avertir le préfet qui pourra décider d’un placement d’office. Dans le cas d’un placement d’office, la sortie dépend uniquement du préfet, ce dernier prenant sa décision au vu des rapports médicaux mensuels adressés par le directeur de l’asile.

À la veille de la Grande Guerre, le système asilaire français est constitué de 58 asiles départementaux, de 14 quartiers d’hospice, de 16 asiles privés faisant fonction d’asiles publics

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Le ministre de l’Intérieur nomme le directeur ainsi que les membres de la commission de surveillance et les médecins par l’intermédiaire du préfet. Il approuve les budgets, les comptes et les prix de journée. Voir Henri MOULONGUET, Les asiles d’aliénés autonomes, thèse soutenue devant la faculté de droit de Paris, 1913.

137

Voir Jean RAYNIER, Henri BEAUDOIN, L’assistance psychiatrique française : assistance, législation, médecine légale, psychiatrie sociale, t. 1, Paris, Le François, 1949, p. 22.

138

Voir Jean RAYNIER, Henri BEAUDOIN, L’assistance psychiatrique française, op. cit., t. 2, p. 61-72. 139

Le malade ne peut pas demander lui-même son internement : le placement libre n’existe pas car on considère qu’un individu aliéné ne peut pas être conscient de ses troubles.

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et de 26 asiles privés proprement dits140. La plupart reçoivent alors plusieurs centaines

d’aliénés, comme le montrent les données réunies dans la Statistique générale de France141

. À cette date, la surpopulation est un problème majeur : le nombre d’internés est en effet passé de

65 505 au 31 décembre 1900 à 77 013 au 31 décembre 1913142. Les malades s’entassent dans

des locaux devenus trop petits et où les conditions d’hygiène se sont considérablement

dégradées, notamment dans la Seine où la construction d’un septième asile est envisagée143.

Pourtant, c’est sur ce réseau d’établissements, et uniquement sur lui, que le Service de santé militaire prévoit de s’appuyer pour assurer la prise en charge de tous les militaires aliénés en cas de conflit.

b) Un réseau d’asiles sous convention avec le Service de santé militaire