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a) Les combattants internés : une catégorie difficile à cerner

Les psychiatres connaissent l’affectation et le grade de chaque soldat au moment de son internement (voir annexes 6 et 7). Mais ceux-ci peuvent avoir changé plusieurs fois avant qu’ils arrivent à l’asile. Les hommes qui sont affectés dans l’auxiliaire par exemple peuvent

très bien avoir d’abord été versés dans le service armé96. Par ailleurs, connaître l’affectation

d’un soldat ne revient pas à savoir ce qu’a précisément été son expérience de la guerre. Certes les hommes internés dans les asiles sur lesquels j’ai travaillé sont majoritairement issus de

l’infanterie, soit l’arme où le taux de mortalité est le plus élevé97

, mais cela ne signifie pas que tous ont été au feu. Combien étaient en réalité détachés dans les États-majors, ou cuisiniers,

chauffeurs, musiciens98 ? Précisons d’ailleurs que si les fantassins sont les plus exposés au

danger, leur présence en nombre dans les asiles d’aliénés n’est pas étonnante : la répartition par armes observée dans chaque établissement reflète la composition globale de l’armée française, dans laquelle l’infanterie domine (voir annexe 6). Dans la plupart des cas, le parcours militaire des soldats est inconnu des psychiatres, à tel point qu’il leur est difficile de déterminer s’ils sont allés ou non au front depuis leur mobilisation. Lorsqu’ils sont transférés dans les asiles, les malades ont souvent rencontré plusieurs médecins qui, chacun à leur tour, ont établi un diagnostic, voire entamé des traitements. Pourtant, les traces écrites de ces précédentes prises en charge sont rares et ne parviennent généralement pas jusqu’au bout de la chaîne d’évacuation. Le manque d’informations n’est pas lié à la désorganisation du Service

de santé au début du conflit99. En 1915 la thèse de Francis Boucherot sur les militaires

internés à l’asile de Fleury dans le Loiret signale le problème :

« Les formalités d’entrée ont été […] pendant longtemps et surtout au début, réduites au strict minimum. À part quelques malades qui étaient passés par des centres comme Fismes, Épernay, rares étaient ceux qui étaient accompagnés de

96

On sait que les ouvriers qualifiés ont pu être rappelés à l’arrière, de même que des hommes qui possédaient certaines compétences techniques.

97

SHD, documents relatifs à l’utilisation des ressources en personnel au cours de la guerre, chapitre II : effectifs, octobre 1919, 7 N 552.

98

Sur la difficulté à définir le groupe des combattants, voir André LOEZ, « Militaires, combattants, citoyens, civils : les identités des soldats français en 1914-1918 », Pôle sud, n° 36, 2012, p. 67-85. 99

Il est probable qu’elle ne soit pas non plus propre à la psychiatrie. L’étude des modalités de prise en charge de soldats relevant d’autres spécialités permettrait de le vérifier.

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renseignements éclairant le début de leur affection. Une fiche spéciale – comme il en

existe – et sur laquelle on noterait les symptômes saillants, serait précieuse. »100

En 1917, si l’on en croit Calixte Rougé, la situation n’a guère évolué :

« Le plus grand nombre de ces malades nous sont arrivés sans dossier, sans certificat d’origine, sans le moindre renseignement sur le début de leur affection mentale, ses premiers symptômes. […] Ainsi, ce n’est qu’après une longue attente et des démarches personnelles que je suis parvenu à distinguer les militaires venant du

front et ceux de l’arrière. »101

La guerre terminée, les réflexions d’André Léri démontrent que le problème, qui n’est pas propre aux asiles d’aliénés, n’a jamais été réglé :

« à l’arrière, […] les médecins ignoraient l’accident causal, ils en ignoraient les circonstances exactes, ils ignoraient le mode d’apparition et la nature des premiers troubles. »102

Les dossiers qui témoignent d’investigations poussées sont rares et concernent essentiellement les cas litigieux dans lesquels le médecin est appelé à se prononcer sur l’origine des troubles mentaux, la cause d’un décès ou encore la responsabilité d’un prévenu en conseil de guerre. Les psychiatres ne peuvent généraliser ce type de recherches dans les établissements qui reçoivent des militaires par centaines voire par milliers, alors que le personnel manque aussi bien dans les bureaux que dans les services médicaux. La plupart du temps, on se contente donc d’interroger le malade et sa famille, ce qui ne va pas sans poser problème. Le soldat Marcel N. par exemple, interné à la Maison nationale de Charenton le 28 juin 1917, change

souvent de version103. Démunis, les psychiatres doutent, hésitent, procèdent par hypothèses ou

renoncent à savoir104. Sur les 223 dossiers médicaux conservés dans le fonds de la Maison

nationale de Charenton, seuls 140 mentionnent que le malade a été au front.

100

Francis BOUCHEROT, Les maladies mentales dans l’armée en temps de guerre. Août 1914 à Octobre 1915, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Paris, 1915, p. 59.

101

Calixte ROUGÉ, « Aliénés militaires admis à l’asile de Limoux entre 1916 et 1917 », Annales médico-psychologiques, n° 10, 1918, p. 35-47. Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont montré que la situation était identique dans les asiles de la 4e région militaire. Voir Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON, Du front à l’asile, 1914-1918, op. cit., p. 55-56.

102

André LÉRI, Commotions et émotions de guerre, Paris, Alcan, 1918, p. 3. André Léri a dirigé le centre de neurologie de la 10e région militaire puis celui de la 2e armée. Voir Lilianne MAURAN, « André Léri et l’évolution du concept de commotion et d’émotion pendant la Grande Guerre », Histoire des sciences médicales, n° 3, 1996, p. 341-349.

103

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Marcel N., 4 X 992. 104

Dans les dossiers, leurs interrogations transparaissent à travers des ratures, des points d’interrogation ou encore l’usage récurrent du conditionnel. L’historien, réduit aux mêmes expédients, ne peut prétendre réaliser, à partir de ces archives, une étude statistique complète et précise.

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Mais savoir qu’un malade est allé au front n’est pas suffisant : le séjour peut y avoir été plus ou moins long et n’a pas obligatoirement impliqué la participation à des combats. À la Maison nationale de Charenton, l’interrogatoire des malades lors de leur entrée vise souvent à éclaircir ce point. Les réponses révèlent la variété des situations. Sans multiplier les exemples, on peut mentionner le cas des soldats Léopold Y. et Henri N., qui ont tous deux été au front mais n’appartiennent pas à des unités combattantes : le premier ravitaillait les troupes en

munitions105, le second était attaché comme ordonnance au service d’un sous-lieutenant

chargé des approvisionnements106. Ces deux hommes estiment néanmoins avoir subi les

combats, même sans y prendre directement part, tout comme le lieutenant Albert T. qui « n’a pas été à proprement parler sur le front » mais « a eu l’occasion de voir des champs de bataille

encore tout frais des opérations militaires et ce spectacle l’a fortement impressionné »107. Il

faut aussi mentionner le cas des médecins et des infirmiers du Service de santé qui, sans porter les armes, sont sans cesse confrontés à l’horreur des combats et à leurs conséquences tragiques : ils représentent environ 50 % des hommes mobilisés dans les services et internés à l’asile de Marseille et à l’asile de Bron. Comme l’explique Jean-Norton Cru, le conflit a modifié la définition et la perception du combattant :

« L’aumônier, le médecin, le conducteur d’auto sanitaire sont des combattants ; le soldat prisonnier n’est pas un combattant, le général commandant le corps d’armée non plus, ni tout le personnel du GQG. La guerre elle-même a imposé cette définition fondée sur l’exposition au danger et non plus sur le port des armes qui ne signifie plus rien. »108

Mais qu’est-ce qu’être exposé au danger ? Le cas du soldat Valérius T. permet de prendre conscience de la complexité d’une telle question. Il est examiné le 24 août 1915 par le docteur Henri Carrier, aide-major à l’hôpital militaire Desgenettes. Son parcours est retracé dans un rapport destiné à établir la nécessité d’un internement. On apprend qu’il a été mobilisé à l’arrière dans le service auxiliaire et a été affecté comme manutentionnaire au sein de l’usine d’armement installée en lieu et place de l’Exposition internationale urbaine de Lyon. Il y transportait des baïonnettes encore ensanglantées, ainsi que les vêtements de soldats morts sur lesquels « des morceaux de chair » étaient parfois « encore attachés ». Profondément affecté et incapable d’effectuer le travail qu’on attendait de lui, il a finalement été employé comme convoyeur de wagons. Cette nouvelle fonction l’a conduit à effectuer

105

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Léopold T., 4 X 990. 106

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Henri N., 4 X 990. 107

AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Albert T., 4 X 989. 108

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plusieurs voyages sur le front où il était saisi de crises de panique en entendant le bruit des canons109. Il est interné à l’asile de Bron le 18 mai 1915. Valérius T., qui n’est jamais allé dans les tranchées, a pourtant le sentiment d’avoir été en danger.

La complexité du rapport qu’entretiennent les militaires internés avec le combat apparaît également à la lecture des dossiers de ceux qui, protégés du fait de leur affectation, tirent précisément de cette situation privilégiée le motif de leurs troubles. La chasse aux embusqués donne notamment matière à des délires de persécution caractéristiques, qui

révèlent à quel point le phénomène est puissant110. Certains militaires du service auxiliaire

nourrissent ainsi l’obsession d’aller combattre pour échapper aux accusations dont ils affirment être les victimes. C’est ce qui arrive au soldat Jean-Baptiste O. : après avoir été trois fois évacué du front pour maladie, il est réformé en février 1916 en raison de « troubles nerveux », puis versé dans le service auxiliaire au mois de juin. Il est alors placé comme ouvrier à l’usine de Vizille où il travaillait avant la guerre. Un mois plus tard, il quitte son poste sans explication et est accusé de désertion. Dans son rapport, le médecin aide-major Henri Carrier, commis comme expert par le conseil de guerre de Lyon, souligne :

« En fait, on comprend difficilement son acte si l’on remarque que rappelé dans le service auxiliaire, mais mobilisé dans ses foyers à Vizille […] et gagnant un salaire de près de 9 frs par jours, [O.] se trouvait, de son propre aveu, dans des conditions où

il aurait dû se considérer très satisfait. »111

Mais pendant l’examen et lors de l’instruction, Jean-Baptiste O. explique qu’il a déserté « parce qu’il était mal vu par les gens de son village, [qui] le traitait d’embusqué, le regardait

de travers ». Il réclame à retourner au front pour s’y faire tuer112. Sans se résoudre à risquer sa

vie, le lieutenant Albert T. éprouve les mêmes remords. Chargé du ravitaillement d’un parc d’artillerie dans la région de Bar-le-Duc, il n’a jamais eu à se battre mais seulement à donner des ordres et à surveiller ses hommes. Il « estime n’avoir pas fait son devoir en restant à l’arrière », finit par se persuader que son capitaine lui en veut et qu’il sera fusillé pour n’avoir

pas combattu113.

Qu’ils y aient ou non pris part, le combat envahit donc les discours des malades internés. Même chez les civils, en particulier les femmes, il est question de batailles et de lutte

109

SHD, conseil de guerre de Lyon, dossier de non-lieu du soldat Valérius T., 10 J 1544. 110

Voir Charles RIDEL, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007. 111

SHD, conseil de guerre de Lyon, dossier de non-lieu du soldat Jean-Baptiste O., 10 J 1546. 112

Idem. 113

151

contre l’ennemi114

. Ce phénomène traduit l’emprise de la guerre totale sur les individus même si les bouleversements sociaux et politiques exercent toujours une influence frappante sur les

délires des aliénés, comme l’a montré Laure Murat115. Après le conflit franco-prussien,

Ludger Lunier avait déjà mis en évidence la manière dont la guerre s’imposait dans les propos

des malades comme dans leurs visions116. En 1915, Paul Chavigny semble pourtant frappé par

l’homogénéisation des délires dans les asiles d’aliénés :

« Il est bien habituel dans les asiles que les questions d’actualité viennent teinter le délire d’un grand nombre des internés, mais jamais, croyons-nous, il ne fut donné de constater une telle uniformité dans les formules délirantes des malades. Ce qu’on pourrait appeler le délire militaire, c’est-à-dire le délire à motif militaire, guerrier, combatif, est en ce moment, à l’asile, aussi bien celui des civils que des

militaires, il déborde même jusque dans le quartier des femmes. »117