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c) La répartition des militaires aliénés dans les asiles français

Au début de la guerre, le principe qui guide la répartition des militaires atteints de troubles mentaux dans les centres de psychiatrie de l’arrière et dans les asiles qui leur sont associés est le même que celui qui s’applique pour n’importe quel malade à évacuer : la région d’hospitalisation est fonction du corps d’armée auquel chaque militaire appartient. Le 15 août 1915, une note fixe les conditions d’évacuation des militaires atteints de troubles mentaux. Elle précise que chaque train sanitaire semi permanent doit être équipé d’un compartiment spécial réservé à ces hommes. Situé de préférence au bout d’un wagon de blessés assis, ses fenêtres sont, tout comme celles des toilettes, pourvues de grillages et de

barreaux228. Pour assurer la surveillance des malades, des infirmiers affectés dans les hôpitaux

d’évacuation et les gares régulatrices sont spécialement détachés229

.

228

SHD, « Essai sur le fonctionnement du Service de Santé de gare régulatrice par le médecin principal de 2e classe Melliès », GR9 NN7 191. En 1919, dans un rapport sur la constitution et l’aménagement des trains sanitaires, le médecin régulateur de la gare de Connantre, commune de la Marne, précise que ces mesures sont insuffisantes et n’ont pas permis d’éviter « plusieurs accidents mortels ».

229

Ministère de la Guerre, Instruction provisoire sur les évacuations par voie ferrée des malades et blessés des armées sur la zone de l’intérieur, Paris, Imprimerie typographique, 1917, p. 18. Les hôpitaux d’évacuation sont situés à l’arrière du front, en première et en deuxième ligne, à proximité

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Cependant, les zones d’hospitalisation correspondant à tel ou tel corps d’armée sont

modifiées tout au long de la guerre230. De plus, d’autres éléments entrent en ligne de compte

et sont rapidement considérés comme plus importants. La priorité est d’évacuer les militaires vers les hôpitaux où ils pourront être le mieux pris en charge, en fonction de leur pathologie. Il faut également s’efforcer de constituer des convois qui puissent effectuer le trajet le plus

court et le plus simple231. Enfin, la destination de chaque militaire dépend du nombre de lits

vacants dans chaque formation232. C’est ainsi qu’en septembre 1916 une dépêche ministérielle

impose d’évacuer les malades mentaux en fonction du nombre de places disponibles dans les

différents centres de psychiatrie et les asiles du territoire233. Par conséquent, les zones

d’hospitalisation varient très fréquemment et il est souvent difficile, en l’absence de sources, de reconstituer précisément les logiques qui président à l’évacuation des malades. Celles-ci semblent d’ailleurs échapper en partie aux médecins eux-mêmes : Émile Thibaud, médecin-chef de la section des hommes à l’asile de Clermont dans l’Oise, constate ainsi que les règles sont « des plus variables ». Dans son rapport médical pour l’année 1916, il note qu’un hôpital militaire qui envoyait habituellement dans l’asile un grand nombre de malades les adresse

désormais au Val-de-Grâce, d’où ils sont transférés vers d’autres établissements234. On

comprend donc qu’il n’existe pas de parcours type puisque la combinaison de ces différents critères peut conduire les autorités, selon les circonstances, à prendre des décisions très variables. Les choix effectués ne sont d’ailleurs pas toujours très heureux : le 27 décembre

1916, le 4e bureau de l’État-major de l’armée, chargé des transports et du ravitaillement,

signale au sous-secrétariat d’État du Service de santé que des militaires aliénés évacués depuis la gare régulatrice de Gray, en Haute-Saône, ont effectué un voyage éprouvant jusqu’à Brest,

située à plus de 700 kilomètres de distance235.

des gares régulatrices. On y opère un tri entre les militaires blessés et malades qui peuvent être évacués et ceux qui sont intransportables.

230

Joseph LE HÉNAFF, Henri BORNECQUE, Les chemins de fer français et la guerre, Paris, Chapelot, 1922, p. 72.

231

Ces principes ne sont pas propres à la psychiatrie. Alfred Mignon explique dans l’étude qu’il consacre après la guerre au fonctionnement du Service de santé pendant le conflit comment le principe de « l’échelonnement des évacuations » s’est progressivement imposé. Les blessés et les malades dans un état grave étaient envoyés dans les régions de l’arrière les plus proches, tandis que ceux qui pouvaient supporter un voyage étaient orientés vers des régions plus éloignées. Voir Alfred MIGNON, Le Service de Santé, op. cit., p. 515.

232

Ibid., p. 35. 233

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, note du 4e bureau de l’État-major de l’armée pour le sous-secrétariat d’État du Service de santé militaire, 27 décembre 1916, A 229.

234

Rapport médical sur le service de la section des hommes, asile de Clermont, Imprimerie Daix et Thiron, 1917, p. 64.

235 Ibid.

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Une fois évacués à l’arrière, les militaires dont l’état nécessite un internement sont pris en charge dans le principal asile de la région militaire dans laquelle ils se trouvent. C’est ce

qu’on observe dans la 14e

région militaire. À l’asile de Bron, près de 60 % des militaires accueillis pendant le conflit ne sont pas originaires des départements de la région. Par contre, dans un asile de petite taille et moins accessible comme celui de Saint-Robert, près de 44 % des soldats ont été mobilisés dans la région et 22 % sont originaires de l’Isère.

Asile de Bron Asile Saint-Robert

En nombre En % En nombre En % 14e région militaire 320 16,2 136 43,6 Rhône 182 9,2 14 4,5 Isère 49 2,5 68 21,8 Drôme 33 1,7 8 2,6 Savoie 24 1,2 9 2,9 Haute-Savoie 29 1,5 25 8,0 Hautes-Alpes 3 0,2 12 3,8 Reste de la France 1184 59,8 97 31,1

Non renseigné et étrangers 477 24,1 79 25,3

Total 1981 100,0 312 100,0

Tableau 1 : Origine géographique des soldats internés à l’asile de Bron et à l’asile Saint-Robert pendant la guerre

On note toutefois plusieurs exceptions à ce principe général car il existe des asiles spécialement désignés pour accueillir certaines catégories de militaires aliénés. Ainsi, ceux dont les troubles se déclarent en Afrique sont systématiquement rapatriés et dirigés vers les asiles de Marseille et d’Aix-en-Provence. Il est en effet impossible de les interner sur place car la France n’a développé aucune assistance psychiatrique dans ses colonies, à la différence

de la Grande-Bretagne ou de la Hollande. Depuis le milieu du XIXe siècle un système de

transfert des aliénés vers la métropole s’est mis en place. L’Algérie, la Tunisie et le Sénégal ont conclu un accord avec l’asile de Marseille et l’asile d’Aix-en-Provence, vers lesquels sont

évacués tous les malades qui doivent être internés236. Lorsque la guerre éclate, les médecins

dénoncent le retard français en matière d’assistance aux aliénés des colonies depuis plus d’une

236

En 1845, la ville d'Alger conclut un accord avec l'asile de Marseille. Il est étendu en 1848 aux trois provinces (Alger, Oran, Constantine). En 1852, une lettre du préfet des Bouches-du-Rhône informe la colonie algérienne que l'asile de Marseille est trop encombré pour recevoir de nouveaux malades. Un traité est alors passé avec l'asile Montperrin situé à Aix-en-Provence. Voir René COLLIGNON, « La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal », Tiers-Monde, n° 187, 2006, p. 527-546 ; Richard C. KELLER, Colonial Madness. Psychiatry in French North Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

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dizaine d’années. La question, mise à l’ordre du jour du congrès colonial français en 1905 puis du congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France à Dijon en 1908, a fait

l’objet d’un long rapport en 1912237

. Le transport des aliénés vers la métropole y est décrit comme « inhumain » et la création rapide d’établissements spécialisés est réclamée.

Considéré aujourd’hui comme « le texte fondateur de la psychiatrie coloniale française »238,

ce rapport est une nouvelle illustration de la coopération entre psychiatres civils et militaires et du rôle essentiel joué par Emmanuel Régis. En effet, il est l’œuvre commune du psychiatre bordelais et d’un médecin principal des troupes coloniales, Henri Reboul. Les deux hommes insistent sur la nécessité de disposer de structures spécialisées dans la prise en charge des soldats indigènes qui viendraient à développer des troubles mentaux, notamment en cas de

conflit239. Mais, en 1914, la guerre met un terme aux débats. Puisque les asiles de Marseille et

d’Aix-en-Provence ont pour habitude de recevoir les malades des colonies, le plus simple est de ne rien changer à cette organisation. Ces établissements sont également retenus pour accueillir les militaires aliénés évacués depuis le front d’Orient. Ces derniers sont débarqués à

Toulon ou Bizerte, puis orientés vers les asiles de Marseille et Aix-en-Provence240.

À partir de 1918, en raison de l’encombrement de ces deux établissements, le Service de santé militaire décide d’orienter également ces malades vers les asiles de Mondevergues-les-Roses (Vaucluse), Pierrefeu (Var), Saint-Pons (Alpes-Maritimes), Privas (Ardèche), Cadillac (Garonne), Mont-de-Marsan (Landes), Angoulême (Charente supérieure) et La Rochelle (Charente inférieure). Ce choix répond à des critères précis. D’une part, les médecins considèrent que l’amélioration de l’état de santé des malades des colonies ne peut être garantie s’ils ne sont pas hospitalisés dans une région bénéficiant « de conditions

climatiques favorables »241. D’autre part, on cherche à interner ces hommes à proximité des

ports d’embarquement en vue de leur rapatriement éventuel242

. Toutefois celui-ci n’est décidé que lorsque l’incurabilité est absolument certaine. Ainsi, les soldats ne peuvent passer leurs

237

René COLLIGNON, « La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal », art. cit., p. 528. 238

Jean-Michel BÉGUÉ, « Genèse de l’ethnopsychiatrie, un texte fondateur de la psychiatrie coloniale française : le Rapport de Reboul et Régis au Congrès de Tunis en 1912 », Psychopathologie africaine, n° 2, 1997, p. 177-220.

239

Emmanuel RÉGIS, Henri REBOUL, L’assistance des aliénés aux colonies, Paris, Masson, 1912, p. 205-206.

240

Il arrive également qu’ils soient évacués sur Alger, d’où ils sont ensuite transférés à Marseille ou Aix-en-Provence.

241

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre du sous-secrétaire d’État du Service de santé militaire au directeur du Service de santé du gouvernement militaire de Paris, 7 février 1918, A 229.

242

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre du ministre de l’Intérieur au sous-secrétaire d’État du Service de santé militaire, 20 avril 1918, A 229.

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congés de convalescence dans leurs foyers : ceux-ci se déroulent obligatoirement dans des dépôts du Midi, afin d’éviter d’organiser le transport de ces hommes vers leur pays.

Les soldats rapatriés des camps de prisonniers d’Allemagne constituent une autre catégorie de militaires aliénés regroupée dans un asile spécifique. À partir de 1915, les premiers rapatriements de prisonniers sont organisés conformément aux dispositions de la Convention de Genève signée en 1906. Comme le prévoit ce texte, les convois ne concernent

dans un premier temps que les « sanitaires »243 et les militaires invalides qu’on estime

incapables de reprendre les armes une fois rendus à leur pays. Une liste définissant quelles blessures, maladies et infirmités donnent droit au rapatriement est établie en juin 1915 par les

belligérants, qui comprend les maladies mentales incurables244. Mais ces dispositions ne

permettent pas de régler le sort des prisonniers dont l’état de santé est susceptible de s’améliorer et que les belligérants refusent donc de laisser rapatrier. Grâce aux efforts du Comité international de la Croix-Rouge, il est finalement décidé que ces hommes pourront être internés en Suisse. Ils sont destinés à y rester jusqu’à la fin de la guerre, sauf si, au bout de trois mois, leur état est resté inchangé. Dans ce cas uniquement, ils sont rapatriés. Les tractations reprennent pour déterminer quels prisonniers pourront bénéficier d’un internement en Suisse et une nouvelle liste est établie en février 1916 qui comprend d’abord seulement l’hystérie245

, puis, à partir de juillet 1916, la neurasthénie246. Lorsque l’état des internés qui

relèvent de ces catégories s’aggrave, ils sont placés dans des asiles en attendant le rapatriement auquel ils ont dès lors droit en tant qu’incurables. Ces dispositions semblent toutefois insuffisantes et, dès 1917, la Croix-Rouge internationale propose d’interner en Suisse les prisonniers qui, après au mois 18 mois de captivité, souffrent de ce qu’on appelle

désormais la « psychose des fils de fer » ou « psychose de barbelés »247. La mesure n’est pas

adoptée en ces termes mais, au mois de mai, dans le cadre des négociations qui aboutissent aux accords de Berne, on s’entend pour accorder une attention particulière aux cas de psychasthénie, définie comme « la dépression morale et physique que produit la captivité

243

On désigne ainsi « les médecins, pharmaciens, infirmiers, brancardiers, aumôniers, officiers d’administration de service de santé, personnel des sociétés de secours reconnues et autorisées, ordonnances de médecins, soldats du train, conducteurs des voitures, animaux et automobiles de la formation ». Voir Georges CAHEN-SALVADOR, Les prisonniers de guerre, 1914-1918, Paris, Payot, 1929, p. 207.

244

Noëlle ROGER, Le train des grands blessés, Paris, Attinger frères, s. d. 245

Major Édouard FAVRE, L’internement en Suisse des prisonniers de guerre malades ou blessés, 1916, second rapport, Berne, Bureau du service de l’internement, 1917, p. 208-209.

246

Ibid., p. 209-210. 247

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prolongée ». Celle-ci est considérée comme une maladie relevant de l’internement en Suisse248.

L’entrée en vigueur de ces règles entraîne tout au long de la guerre une augmentation du nombre des rapatriements de prisonniers atteints de troubles mentaux. Comme tous les

autres rapatriés, ceux-ci arrivent en France par convois sanitaires et sont accueillis à Lyon249.

Nœud ferroviaire de premier plan, située à proximité de la Suisse, la ville devient dès 1915 le point de départ des prisonniers des armées ennemies et le lieu de réception des captifs français

rapatriés250. L’asile de Bron étant l’établissement le plus proche pour prendre en charge les

militaires qui doivent être internés, il est décidé d’y regrouper ces hommes car il est impossible de les laisser poursuivre leur voyage. En effet, le trajet jusque Lyon est déjà difficile. Le 12 juillet 1917 par exemple, une cinquantaine de malades arrivent dans un état de

grande agitation et après avoir brisé les vitres de leurs wagons251. Par ailleurs, l’asile accueille

aussi près d’une centaine de prisonniers allemands et austro-hongrois en attente d’un rapatriement vers Constance.

Enfin, il faut mentionner le cas des militaires mobilisés dans les armées alliées. Pendant la guerre, aucun asile particulier n’est désigné pour accueillir ces hommes. Des Italiens, des Russes, des Serbes, des Belges sont pris en charge à Bron, à Charenton et à Marseille. Ce n’est qu’en 1920 que le ministère de la Guerre et le ministère de l’Intérieur décident conjointement de grouper les 55 militaires russes encore internés en France à l’asile

de Saint-Ylie dans le Jura252. La mesure a pour but de faciliter leur rapatriement vers leur

pays. Aucune disposition similaire ne semble avoir été prise pour les soldats d’autres nationalités.

248

Ibid., p. 258. 249

Les soldats pris en charge à l’asile de Bron représentent moins de 1 % de l’ensemble des militaires rapatriés pendant la guerre. Voir Bruno FOUILLET, « La ville de Lyon au centre des échanges de prisonniers de guerre (1915-1919) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2005, n° 86, p. 25-42.

250

Ibid. Sur la ville de Lyon pendant la Grande Guerre, voir également Nicolas BEAUPRÉ, Anne CHARMASSON-CREUS, Thomas BREBAN, Fanny GIRAUDIER (dir.), 14-18, Lyon sur tous les fronts ! Une ville dans la Grande Guerre, Milan, Silvana Editioriale, 2014.

251

ASSM, centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre du médecin-inspecteur directeur de la 14e région militaire au sous-secrétaire d’État du Service de santé militaire, A 230.

252

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3) Le nombre des soldats atteints de troubles mentaux : un décompte

impossible ?

Pour comprendre les enjeux soulevés par l’évacuation des soldats atteints de troubles mentaux, il faut s’interroger sur son ampleur. Depuis le début des commémorations du centenaire, plusieurs estimations ont été avancées. Dans le cadre de la promotion du

documentaire tiré de l’ouvrage de Jean-Yves Le Naour, Les soldats de la honte, diffusé à

l’automne 2014, France 3 indiquait par exemple que 100 000 soldats français ont été

« psychologiquement traumatisés », sans expliquer d’où provient cette estimation253. En

vérité, l’historien doit faire preuve d’humilité et de prudence car le décompte n’est pas facile à établir.