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Comme tous les établissements hospitaliers et plus généralement l’ensemble des collectivités, les asiles d’aliénés sont confrontés à la remise en cause de tout le système sur lequel reposait leur approvisionnement en temps de paix. Les contrats passés avec leurs fournisseurs attitrés, négociés pour l’année afin de garantir des prix bas et stables, ne sont plus respectés car bon nombre de denrées viennent rapidement à manquer. De plus, les marchands préfèrent ne pas s’engager à livrer la marchandise et renégocient régulièrement leurs tarifs pour réaliser de meilleurs profits. Par conséquent, dès les premiers mois de la guerre, il est

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AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Louis Z., 4 X 992. 248

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant-colonel Léon D., 4 X 990. 249

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, dossier administratif du soldat Joseph E., H-Dépôt Vinatier Q 568.

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AD du Val de Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier de l’adjudant-chef Georges E., 4 X 991. 251Rapport du directeur de l’Assistance publique à M. le Préfet de la Seine sur le service des aliénés du département pendant l’année 1918, Paris, Imprimerie nouvelle, 1919, p. 73.

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difficile d’assurer aux malades pensionnaires le régime préférentiel correspondant au prix de journée dont ils s’acquittent. Les premières classes sont souvent supprimées, comme à l’asile Sainte-Catherine (Allier). À Bron, la mesure prend un tour encore plus radical. Le directeur refuse d’admettre de nouveaux malades dans les quatre premières classes et fait transférer dans la cinquième tous les malades dont la pension n’est pas acquittée régulièrement par la

famille252. Il faut malgré tout débourser des sommes de plus en plus importantes pour assurer

l’alimentation des internés. Au printemps 1916, l’économe signale au directeur que le coût de

la nourriture a augmenté de 71 % environ par rapport à l’avant-guerre253, tandis qu’à

Saint-Robert l’administration constate en 1918 que le prix de la viande a été multiplié par deux, celui de l’huile par quatre et des pommes de terre par huit. L’acheminement des produits représente à lui seul un problème car, en raison des réquisitions, il n’est pas toujours possible d’aller chercher la marchandise. Tous les chevaux de l’asile de Bron ont par exemple été

saisis par l’autorité militaire254

.

Les établissements qui possèdent des fermes et des potagers ont la chance de pouvoir

compter sur leurs propres ressources pour compléter l’alimentation de leurs malades255.

Plusieurs d’entre eux décident d’intensifier leur production et d’agrandir leur domaine agricole. En février 1917, tous les espaces libres situés sur les terrains de l’asile Sainte-Catherine sont défrichés. On fait de même à la Maison nationale de Charenton, si bien qu’en mai 1917 le docteur Roger Mignot peut écrire : « brusquement nous sommes tombés en plein été et le parc est devenu très agréable. Nos malades s’amusent à regarder les plantations

potagères disséminées partout »256. Pour augmenter les rendements, les aliénés sont fortement

sollicités. La mesure n’a rien d’exceptionnel puisque le travail a toujours été considéré dans les asiles comme un instrument thérapeutique privilégié, tout particulièrement lorsqu’il se déroule au grand air. Récompensé par le versement d’un pécule très inférieur au salaire que recevrait un employé pour accomplir les mêmes tâches, il permet de surcroît de réaliser des

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AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, lettre du directeur de l’asile de Bron au préfet du Rhône, 12 août 1914, H-Dépôt Vinatier L 60. La mesure concerne une centaine de malades. 253

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, lettre de l’économe au directeur de l’asile de Bron, 21 mars 1916, H-Dépôt Vinatier L 60.

254

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, commission de surveillance de l’asile de Bron, séance du 15 septembre 1914, H-Dépôt Vinatier L 7.

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La plupart des asiles ont été construits selon un même modèle qui prévoit d’adjoindre à l’établissement un domaine agricole. Certains dérogent toutefois à cette règle, tels Sainte-Anne et Maison Blanche à Paris par exemple.

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AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, lettre du docteur Roger Mignot à la parente d’une malade, 3 mai 1917, 4 X 736.

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économies substantielles257. Les malades travailleurs constituent donc un personnel très bon

marché dont de nombreux asiles ne peuvent pas se passer. À Clermont (Oise), ils exploitent à eux seuls tout le domaine agricole. Il en va de même à Saint-Robert, où le directeur s’oppose dès en juillet 1914 au transfert de certains malades travailleurs, affirmant que cela

provoquerait « la désorganisation complète de l’établissement et la vente de la ferme »258.

Pendant la guerre, les pénuries et le manque de bras rendent ces patients plus indispensables encore. Des équipes sont constituées à l’asile de Clermont pour assurer le blanchiment du

linge à la main et économiser du charbon259. À l’asile de Naugeat (Haute-Vienne), où vivent

près de 1 600 aliénés, le directeur fait travailler dans des jardins entourés de murs tous les malades pour lesquels les médecins estiment l’expérience possible. Ceux qui s’avèrent

capables de se rendre utiles sans danger sont ensuite autorisés à travailler à la ferme260. À

l’asile de Bron enfin, le service du moulin électrique, qui fournit la farine nécessaire à la

fabrication du pain consommé dans l’établissement, est assuré par un malade261.

Enfin, une autre solution apportée au problème de la main-d’œuvre réside dans l’utilisation de soldats prisonniers. Au printemps 1915, l’asile de Clermont obtient l’affectation à son service de dix d’entre eux qui aident aux moissons. À l’automne de la même année, trente prisonniers sont « prêtés par M. le Maire de Lyon » à l’asile de Bron pour

travailler à la culture et faire des corvées de terrassement262.

Les ressources des asiles sont cependant insuffisantes pour assurer l’alimentation des malades. C’est pourquoi les administrateurs multiplient les stratégies pour remplacer les produits les plus rares et onéreux. Certaines mesures envisagées sont très surprenantes. En août 1915, le directeur de l’asile Sainte-Anne demande par exemple au pharmacien en chef d’analyser un produit à base de farine et de sucre qui lui a été conseillé par un marchand pour

remplacer la viande. Les analyses révèlent sans peine la duperie263. Dans les établissements où

257

Sur cette question, voir Jean-François MONTÈS, « Le monde clos, ou la raison médico-économique », Sciences Sociales et Santé, n° 1, 1993, p. 41-69.

258

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, lettre du directeur de l’asile Saint-Robert au préfet de l’Isère, 17 juillet 1914, registre des correspondances, non coté.

259 Idem. 260

AD de la Haute-Vienne, fonds de l’asile de Naugeat, rapport administratif de l’exercice 1917, 1 X 180.

261

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, lettre du directeur de l’asile de Bron au préfet du Rhône, 24 novembre 1917, H-Dépôt Vinatier K 113.

262

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, extrait du registre des délibérations de la commission de surveillance, séance du 7 octobre 1915, H-Dépôt Vinatier L 15.

263Rapport du directeur de l’Assistance publique à M. le Préfet de la Seine sur le service des aliénés du département pendant l’année 1918, Paris, Imprimerie nouvelle, 1919, p. 80.

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les malades sont les plus nombreux et pour lesquels le ravitaillement est particulièrement difficile, il devient vite impossible de remédier aux pénuries. Les premières restrictions sont donc précoces. Dès la fin du mois de septembre 1914, on supprime cinq jours sur sept et pour tous les malades le plat gras habituellement servi le soir à l’asile de Bron. En guise de compensation, la soupe est améliorée par l’ajout d’une ration supplémentaire de pommes de

terre et de fromage distribuée les jours maigres264. Dans d’autres asiles où la situation est

moins critique, ce type de mesure intervient plus tardivement. En décembre 1916 à Saint-Robert, soit un mois avant l’apparition des premières cartes de rationnement en France, il est décidé que le vin sera désormais mouillé, que les œufs ne seront distribués qu’en cas de nécessité absolue et que le plat de viande du dimanche soir sera remplacé par des légumes. À partir de janvier 1917, on renforce les contrôles dans les cuisines de l’asile Saint-Pierre, la direction semblant suspecter certains membres du personnel de puiser dans les réserves de l’établissement. Le lait ne doit plus être donné que comme médicament, de même que les œufs qui sont réservés au régime spécial des internés placés à l’infirmerie. Enfin, en février 1918, la ration de pain n’est plus que de 300 grammes par jour et par malade dans tous les

asiles, comme l’imposent les instructions ministérielles265.

2) Être un soldat interné : le quotidien des militaires dans les asiles

d’aliénés

Dans les asiles, la guerre se traduit par des pénuries de nourriture, de médicaments et de personnel. Elle est également rendue visible par la présence des militaires : le cahier tenu par le concierge de l’asile de Bron, chargé de surveiller les entrées et les sorties, dépeint le

ballet des ambulances qui conduisent des mobilisés à l’asile266. Souvent regroupés dans

certaines divisions, ils continuent d’être des soldats même si leur quotidien ne diffère guère de celui des civils. Certains entendent toutefois continuer à participer depuis leur lit à la défense du pays.

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AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, commission de surveillance de l’asile de Bron, séance du 15 septembre 1914, H-Dépôt Vinatier L 8. En marge du compte rendu de la séance, il est indiqué que la mesure a été approuvée le 23 septembre 1914.

265

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, commission de surveillance de l’asile Saint-Robert, séance du 9 décembre 1916, non coté.

266

AD du Rhône, fonds du Centre hospitalier Le Vinatier, registre de contrôle de la conciergerie, 20 mars-29 août 1916, H-Dépôt Vinatier L 46.

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