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Les premières études qui visent à mettre en évidence la fréquence de l’aliénation mentale dans l’armée sont réalisées à Bordeaux par des élèves d’Emmanuel Régis*. Grande figure de l’histoire de la médecine mentale, ce dernier a joué un rôle pionnier dans de

nombreux domaines, qu’il s’agisse de la psychiatrie coloniale30

et médico-légale31 ou de

l’introduction de la psychanalyse en France32

. En 1914, il est considéré comme le père de la

psychiatrie militaire française33. Pourtant, peu de travaux existent à son sujet34. Son parcours,

plutôt atypique pour l’époque, est pourtant très intéressant. Après avoir débuté des études de médecine à Toulouse, il obtient en 1877 une place d’interne, d’abord à l’asile de Ville-Évrard (Seine) puis à Sainte-Anne (Seine). Élève de Benjamin Ball, qui n’est autre que le premier titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales de la faculté de médecine de Paris créée en 1879, Régis soutient une thèse sur la « folie à deux » en 1880 puis devient le chef de

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Sur cette question voir René COLLIGNON, « La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal. Esquisse d’une historisation comparative », Tiers-Monde, n° 187, 2006, p. 527-546.

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Passionné par les régicides, très impliqué dans son activité d’expert auprès des tribunaux, Régis donne à partir de 1884 à Bordeaux un cours libre de médecine mentale destiné aux juristes. Voir Emmanuel RÉGIS, Les Régicides dans l’histoire et dans le présent : étude médico-psychologique, Paris, Maloine, 1890 ; Résumé des conférences de psychiatrie médico-légale faites aux avocats stagiaires de Bordeaux, Bordeaux, Gounouilhou, 1907.

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La postérité a plutôt retenu le rôle joué par son élève, Angelo Hesnard, dans ce domaine. Voir Emmanuel RÉGIS, Angelo HESNARD, La doctrine de Freud et de son école, Paris, Delarue, 1913. 33

En 1956, la revue L’Information psychiatrique consacre un numéro entier à Emmanuel Régis C’est une source précieuse pour l’historien : L’Information psychiatrique, n° 1, 1956.

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La thèse de médecine de Frédéric Léal apporte des informations intéressantes mais ne constitue pas une véritable biographie. Voir Frédéric LÉAL, Albert Pitres (1848-1928) et Emmanuel Régis (1855-1918), les deux fondateurs de l'École Neuropsychiatrique de Bordeaux, thèse de médecine, Université de Bordeaux 2, 1997.

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clinique de son maître35. En 1882, il se détourne pourtant de la carrière parisienne à laquelle il

semblait promis. Il choisit d’occuper le poste de médecin-chef de la maison de santé de Castel-d’Andorte en Gironde et s’établit parallèlement comme « praticien de clientèle », fait

tout à fait exceptionnel pour un psychiatre à cette époque36. Quelques années plus tard, grâce

à l’appui de son ami Albert Pitres, neurologue et chef de service à l’hôpital Saint-André de Bordeaux, il obtient au sein de cet établissement la direction d’une section réservée aux

malades délirants. Régis inaugure ainsi un des premiers services psychiatriques d’hôpital37.

Puis Pitres, devenu doyen de la faculté de médecine de Bordeaux, lui propose de donner des cours. Or l’École principale du Service de santé de la marine, installée à Bordeaux en 1890, fonctionne en liaison étroite avec la faculté de médecine. À travers ses enseignements, Régis peut donc nouer des relations au sein de l’armée et y introduire les premiers enseignements de

la psychiatrie militaire38. Les travaux de ses élèves contribuent à développer ce champ

nouveau de la médecine mentale auquel il les encourage à s’intéresser. Un des tout premiers est Antoine Lacausse, qui soutient en 1889 une thèse consacrée à l’étude des dégénérés

psychiques dans l’armée39. Dans les années suivantes, d’autres de ses étudiants produisent des

recherches sur la justice militaire40, les dégénérés dans les troupes coloniales41 ou encore la

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La « folie à deux » désigne une pathologie dans laquelle deux individus partagent et se transmettent les mêmes troubles psychotiques. Voir Emmanuel RÉGIS,La folie à deux, ou folie simultanée, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Paris, 1880.

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Selon Angelo Hesnard, Emmanuel Régis renonce au concours des asiles d’aliénés de la Seine en raison de la mésentente entre son maître, Benjamin Ball, et Valentin Magnan, estimant peut-être que ce dernier cherchera à lui barrer la route. Voir Angelo HESNARD, « Éloge du professeur Régis », L’Information psychiatrique, n° 1, 1956, p. 23-35. L’affaire est peut-être plus complexe encore si l’on en croit Jean Biéder : Régis, qui aurait été candidat au poste de médecin de l’asile de Bailleul, a fait l’objet d’une campagne de dénigrement, le décrivant comme incompétent et clérical. Voir Jean BIÉDER, « Comment Régis n’est pas venu à Bailleul », Annales médico-psychologiques, n° 10, 1995, p. 728-733.

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Il ne s’agit pas d’un quartier d’hospice, tel qu’il en existe dans les hôpitaux généraux des départements qui n’ont pas d’asile d’aliénés, mais d’un service destiné à accueillir des malades délirants pour lesquels un internement peut être évité. J’y reviendrai dans le chapitre 3. Emmanuel RÉGIS, « Les délirants des hôpitaux. Leur assistance, leur utilité du point de vue de l’enseignement », La Presse médicale, n° 73, 1903, p. 645-648.

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Il est intéressant de noter que plusieurs des thèses de psychiatrie militaire soutenues par des élèves de Régis sont présentées devant un jury présidé par le professeur Georges Morache, titulaire de la chaire de médecine légale de la faculté de médecine de Bordeaux, mais aussi directeur du Service de santé militaire du 18e corps d’armée.

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Antoine LACAUSSE, Les dégénérés psychiques dans l’armée, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Bordeaux, 1889.

40

Émile FERRIS, Responsabilité et justice militaire, thèse soutenue devant la faculté de médecine de Bordeaux, 1896.

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Marius CAVASSE, Les dégénérés dans l’armée coloniale, de leur recrutement et de leur valeur militaire (étude médico-légale), thèse soutenue devant la faculté de médecine de Bordeaux, 1903.

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démence précoce dans l’armée42

. Régis forme des médecins comme Jean Abadie, Henri Damaye et Angelo Hesnard qui joueront un rôle important dans la mise en place de

l’assistance psychiatrique aux armées pendant la Grande Guerre43

. Sur une photographie de 1911 reproduite ci-après, il apparaît assis au milieu de ses élèves, dont plusieurs portent

l’uniforme des « navalais »44

.

Figure 1 : Emmanuel Régis entouré de ses élèves vers 1910-191145

La ville de Bordeaux constitue donc un des principaux foyers de développement de la psychiatrie militaire en France au tournant du siècle. Ce n’est cependant pas le seul. La Maison nationale de Charenton, qui accueille officiers et soldats aliénés, constitue un terrain d’étude privilégié. Avec l’aide du docteur Jules Christian, médecin-chef de l’établissement, le médecin-major Louis Catrin, professeur agrégé à l’École militaire d’application du

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Pierre KAGI, La démence précoce dans l’armée : étude clinique et médico-légale, thèse soutenue devant la faculté de Bordeaux, 1905.

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La reconstitution du réseau construit par et autour d’Emmanuel Régis mériterait d’être approfondie, mais les sources fournissent peu d’informations précises sur la nature exacte de ses relations avec un certain nombre de médecins. Faute d’archives privées, il est difficile en l’absence d’archives privées d’identifier ceux qui ont été ses interlocuteurs privilégiés et réguliers, en dehors de quelques élèves ou collègues.

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Émile Ferris, Marius Cavasse et Pierre Kagi sont des élèves de l’École principale du Service de santé de la marine tout comme Angelo Hesnard. Le terme de « navalais » est le surnom qui leur est donné.

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Grâce, examine plusieurs militaires internés46. En 1901, le fruit de son travail est publié dans

un livre intitulé L’Aliénation mentale dans l’armée47

. C’est la première fois qu’un ouvrage est entièrement consacré à cette question, s’efforçant de l’analyser sous tous ses angles et de proposer des solutions pour remédier au problème. Enfin, la psychiatrie militaire prend également son essor à Lyon, où les « santards », élèves de l’École du Service de santé de l’armée de terre, fréquentent la faculté de médecine. Quelques-uns suivent les enseignements du professeur Auguste Pierret, titulaire de la chaire des maladies mentales. Ce dernier préface en 1906 l’ouvrage du médecin-major Paul Chavigny, répétiteur à l’École du Service de santé, consacré à l’étude de simulation dans l’armée et la marine.

À Bordeaux, à Lyon et à Paris, la psychiatrie militaire suscite donc un intérêt de plus en plus marqué. Celui-ci est encore renforcé par les travaux conduits à l’étranger lors de conflits auxquels la France ne prend pas part, en particulier la guerre russo-japonaise (février 1904-septembre 1905). Comme l’ensemble de la profession médicale, les psychiatres s’emploient à dégager les enseignements qui peuvent être tirés de l’expérience du Service de santé militaire russe. Les premières informations leur parviennent sous la forme d’une lettre de Paul Jacoby, médecin-chef de l’asile provincial d’Orel en Russie, adressée en 1904 au

professeur Antoine Lacassagne, alors rédacteur-en-chef des Archives d’anthropologie

criminelle. Paul Jacoby y décrit les graves difficultés rencontrées en Mandchourie pour

évacuer et soigner les soldats atteints de troubles mentaux48. Puis, dans les années qui suivent

la fin de la guerre, des recherches novatrices relatives aux cas d’aliénation mentale survenus dans l’armée sont publiées dans la presse médicale russe. Ces travaux, qui ont notamment permis de mesurer la fréquence avec laquelle des troubles mentaux peuvent survenir chez les

soldats49, sont résumés en 1912 dans les Annales médico-psychologiques par le psychiatre

polonais Adam Cygielstrejch50.

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Les futurs médecins de l’armée peuvent y achever leur formation après le doctorat. Leur cursus sera détaillé dans la sous-partie suivante.

47

Louis CATRIN, L’Aliénation mentale dans l’armée, Paris, J. Rueff, 1901, p. 9. 48

Paul JACOBY, « Les victimes oubliées de la guerre moderne », Archives d’anthropologie criminelle, juin 1904, p. 485-488.

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La proportion de militaires qui souffrirent d’aliénation mentale durant ces opérations varie de 2 à 2,7 pour mille.Voir AdrienGRANJUX, « L’aliénation mentale dans l’armée au point de vue clinique et médico-légal », Congrès des aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, XIXe session, Nantes, A. Dugas, 1910, p. 107.

50

Adam CYGIELSTREJCH, « Les conséquences mentales des émotions de la guerre », Annales médico-psychologiques, n° 1, 1912, p. 129-148 et p. 257-277. Il est probable que les médecins qui s’intéressaient à la psychiatrie militaire ont eu accès aux travaux des médecins russes avant la publication de cette synthèse. Certains articles figurent par exemple dans la bibliographie de l’ouvrage

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L’expérience russe et l’appel appuyé de Paul Jacoby en faveur de l’organisation d’une assistance psychiatrique dans l’armée donnent un poids nouveau aux arguments des promoteurs de la psychiatrie militaire. Pour eux, comme pour Jacoby et Cygielstrejch, le conflit russo-japonais doit être considéré comme l’exemple de la « guerre moderne » et de ses conséquences nouvelles sur la santé mentale des combattants. Leur point de vue rejoint celui des observateurs de l’armée française dont les rapports, étudiés par Olivier Cosson, mettent en évidence les caractéristiques nouvelles du combat, en particulier sa violence, liée à

l’utilisation massive de l’artillerie, et sa durée51

. Les capacités psychiques des soldats doivent leur permettre de s’adapter à ces conditions. Dans la guerre moderne, les soldats ne peuvent pas être les simples exécutants des ordres qu’on leur donne. Isolés sur le champ de bataille, ils doivent dans des situations extrêmes, prendre des initiatives et réagir rapidement, sans attendre les consignes du commandement ni céder à la panique. L’armée ne peut plus être considérée comme une masse : ce sont les qualités individuelles des hommes qui la composent qui garantissent la victoire. Comme le résume le médecin-major Antonin Mayrac, « l’armée nouvelle n’est plus le domaine du catatonisme et de la stéréotypie. Elle veut des cérébraux »52.

2) Les recommandations et les avertissements des psychiatres

Il devient donc crucial de tenir compte de l’aptitude mentale des conscrits. Le petit groupe de spécialistes qui forme en France l’avant-garde de la psychiatrie militaire s’attache à en convaincre les ministères de la Guerre et de la Marine. Pour faire entendre leur voix, ils multiplient les interventions lors des congrès des aliénistes et neurologistes dont Emmanuel Régis est un des principaux animateurs. Ces réunions annuelles sont, depuis leur création en

1890, un lieu de rencontre et de réflexion scientifique53. Mais elles constituent aussi un cadre

dans lequel les aliénistes peuvent exprimer leur opinion sur les grandes questions qui les préoccupent, définir une position commune et interpeller les pouvoirs publics. Ce sont ces congrès qui permettent d’établir officiellement la psychiatrie militaire en tant que domaine de

publié en 1909 par André Antheaume et Roger Mignot. Voir André ANTHEAUME, Roger MIGNOT, Les maladies mentales dans l’armée, Paris, Doin, 1909.

51

Voir Olivier COSSON, « Expériences de guerre et anticipation à la veille de la Première Guerre mondiale. Les milieux militaires franco-britanniques et les conflits extérieurs », Revue d’histoire moderne et contemporaine, mars 2003, p. 127-147 et Préparer la Grande Guerre. L’armée française et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes Savantes, 2013.

52

Antonin MAYRAC, « De la santé psychique du soldat », Archives d’anthropologie criminelle et de médecine légale et de psychologie normale et pathologique, n° 206, 1911, p. 125.

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recherche. En 1895 et en 1899, l’armée apparaît ainsi au détour de quelques interventions comme un terrain d’étude potentiel pour certaines questions touchant l’aliénation mentale en

général54. En 1905, le médecin-major Adrien Granjux présente une communication consacrée

à la question de la folie dans l’armée et dresse un état des lieux des connaissances disponibles sur le sujet. Enfin, en 1909, la psychiatrie militaire fait l’objet d’un rapport et de nombreuses discussions. Cette année-là, le congrès fournit aux civils et aux militaires l’occasion de se

rencontrer et de constater qu’ils partagent des préoccupations communes55

. À partir de cette date, le médecin-major Jules Simonin participe à chaque session en tant que représentant officiel du ministère de la Guerre, tandis que de nombreux autres médecins de l’armée interviennent. L’ensemble de ces congrès débouche sur la formulation de vœux qui permettent d’identifier les objectifs prioritaires des fondateurs de la psychiatrie militaire : promouvoir l’examen mental des militaires traduits en conseil de guerre, éliminer des rangs les individus atteints de troubles mentaux et renforcer l’instruction psychiatrique des médecins de l’armée.