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c) L’omniprésence du danger au-delà du combat

En juin 1917, les docteurs Paul Voivenel et Louis Huot font paraître dans le journal

Mercure de France un article intitulé « Le diagramme psychologique de la bataille ». Ils y détaillent les émotions auxquelles doivent faire face les combattants avant, pendant et après l’assaut et insistent sur l’importance des périodes de relâchement qui préservent le « système

nerveux » des hommes152. Or les dossiers des soldats internés mettent précisément en

évidence l’absence de repos émotionnel. Dans leurs récits, le danger est permanent, comme si le combat ne prenait jamais fin. Plusieurs travaux ont pourtant souligné à quel point la Première Guerre mondiale, ponctuée par de terribles batailles, a été dominée par les longs temps morts propres à la guerre de position. Dans l’infanterie par exemple, soit l’arme à laquelle appartient la majorité des militaires internés (voir l’annexe 6), la vie du soldat se divise en périodes de cinq à onze jours passées successivement en première ligne, puis en

réserve et enfin dans les cantonnements153. Le temps du combat est donc relativement

limité154. Or pour les militaires internés, ce moment n’est pas un paroxysme de tension

terrible mais ponctuel : il envahit le quotidien. Lors des examens d’entrée, les médecins de la Maison nationale de Charenton constatent à quel point la perception du temps est perturbée chez ces hommes. Complètement désorientés, ils sont rarement capables de dire quand la guerre a commencé ou depuis combien de temps elle dure. Ce type de symptômes est certes fréquent dans de nombreuses maladies mentales, mais on sait aussi que les combattants de

14-18 ont vu leurs repères temporels profondément bouleversés155. Le cas du soldat René T. en

151

André BARBÉ, « Les dessins stéréotypés d’un catatonique », L’Encéphale, n° 1, 1920, p. 49-50. Le nom du malade n’est pas indiqué dans l’article et il n’a pas été possible de retrouver sa trace.

152

Louis HUOT, Paul VOIVENEL, « Le diagramme psychologique de la bataille », Mercure de France, 16 juin 1917, p. 642-649.

153

Thierry HARDIER, Jean-François JAGIELSKI, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, Imago, 2014, p. 31.

154

Thierry Hardier et Jean-François Jagielski l’ont clairement montré à partir de l’exemple du soldat Georges Leroy : une analyse fine de son emploi du temps révèle qu’il n’a passé que 30 % environ de son temps de guerre dans une zone de danger permanent, c’est-à-dire « à portée de tir de l’artillerie de campagne ». Voir Ibid., p. 30.

155

Voir Nicolas BEAUPRÉ, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 117, janvier 2013, p. 166-181 ; Jean-François JAGIELSKI, « Modifications et altérations de la perception du temps chez les combattants de la Grande

159

fournit un exemple frappant. Le 11 octobre 1916, alors qu’on lui demande d’indiquer le nom du président de la République de manière à vérifier s’il est correctement orienté dans le temps, il affirme : « Dans le temps le président s’appelait Poincaré, maintenant ça doit être un

Maréchal »156. Sa logique est implacable : puisque sa vie est désormais gouvernée par la

guerre, le pays doit être dirigé par l’armée.

Comme l’ont très bien montré Thierry Hardier et Jean-François Jagieslki, rêveries et observation de la nature peuvent permettre aux poilus de « sortir mentalement de la

guerre »157. Or, tels que leurs dossiers les donnent à voir, les soldats internés semblent privés

des « échappées mentales » qui permettent à certains combattants de retrouver, l’espace de quelques heures, une forme de paix intérieure. Certes, il existe des contre-exemples. Certains soldats trouvent précisément dans leurs délires un moyen de faire cesser le conflit, comme ceux qui affirment s’apprêter à rétablir la paix, qu’ils aient trouvé l’arme qui détruira

définitivement tous les Allemands158, soient dotés de pouvoirs surnaturels, communiquent

avec Dieu ou encore avec Bonaparte159. Il ne s’agit pas d’énoncer une vérité générale qui

suffirait à résumer la très grande variété des expériences de guerre dont rendent compte les

délires des malades160 mais de mettre en lumière certains traits saillants.

L’absence de moment de relâchement et la perte des repères temporels se traduisent principalement par l’impossibilité de dormir, qui entretient voire aggrave le phénomène : dans les cauchemars dont souffrent les militaires internés, ce qui s’est produit le jour se reproduit la nuit. Certains, même éveillés, revivent en permanence le même assaut, comme le soldat Jean T. qui « revoit la bataille », « entend des coups de feu » et est persuadé qu’un obus va

éclater auprès de lui161. D’autres, qui voient l’ennemi partout, veulent se défendre y compris

contre les leurs. Le soldat Denis T. voit des officiers boches déguisés en Français qui le

Guerre », in Rémy CAZALS, Emmanuelle PICARD, Denis ROLLAND (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, op. cit., p. 205-215.

156

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat René T., 4 X 992. 157

Thierry HARDIER, Jean-François JAGIELSKI, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, op. cit., p. 83.

158

Le soldat Marcel E. a inventé des machines qui doivent détruire tous les Allemands. AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Marcel E., 4 X 989.

159

Le soldat Pierre E., interné à l’asile de Charenton le 2 mars 1918, affirme être animé par l’esprit de Bonaparte, demande à voir le ministre de la Guerre pour lui expliquer comment conduire les opérations, lui présenter les nouveaux engins dont il est l’inventeur et qui conduiront la France à la victoire. AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Pierre E., 4 X 992. 160

Les psychiatres se sont employés à classer ces délires selon des catégories qui existaient déjà avant la guerre. Hervé Guillemain et Stéphane Tison en ont proposé une description détaillée dans le chapitre 9 de leur livre, intitulé « Ce qu’ils disent de leur guerre ». Voir Hervé GUILLEMAIN, Stéphane TISON, Du front à l’asile, 1914-1918, op. cit., p. 201-217.

161

160

suivent pour le tuer, il en déduit que la France est envahie. Une fois à la Maison nationale de Charenton, où il est évacué le 30 octobre 1916, il accuse encore les médecins et les infirmiers

d’être allemands162

. Mais les malades ne craignent pas toujours l’ennemi parce qu’il les menace eux-mêmes. L’angoisse vient aussi du fait que le Boche est un danger pour tous ceux

qu’on aime. Le soldat Louis N. est persuadé qu’un Allemand a abusé de sa femme163

, le lieutenant S. ne supporte pas l’absence de nouvelles de son fils également sous les

drapeaux164, tandis que les malades originaires des départements occupés souffrent de ne pas

pouvoir protéger les leurs.

Lorsqu’il ne s’incarne pas uniquement dans la figure du Boche, le danger revêt d’autres visages. Les rats, qui pullulent dans les tranchées, peuplent aussi les délires hallucinatoires. Le péril vient également des « camarades » avec lesquels il faut cohabiter sans les connaître. Le soldat Léon D. s’était engagé avec des amis et comptait passer la guerre auprès d’eux, mais il en a été séparé et ne supporte pas la compagnie de ceux avec qui il a été

affecté165. Le soldat Pierre R. s’est porté volontaire pour intégrer le 6e régiment de marche de

tirailleurs, espérant à tort que cela lui permettrait d’échapper au front. Déçu, il s’adapte mal à sa nouvelle affectation, où « on couche toujours avec les indigènes qui sont sales » et « sous

prétexte qu’ils ne boivent pas de vin » on en distribue presque jamais166

. Plusieurs études ont démontré que la tranchée constitue un espace public où chaque individu évoluant sous le regard des autres doit conformer sa conduite aux codes et aux normes sociales en vigueur : tout manque de courage, de virilité, tout signe de faiblesse morale ou physique peut être

assimilé à un déshonneur167. À l’obligation de vivre en permanence et dans une grande

promiscuité avec des étrangers, situation désagréable et inconfortable pour n’importe quel combattant, s’ajouterait pour de nombreux internés la crainte des moqueries, des brimades voire des violences. Dans quelle mesure faut-il voir une part de vérité dans leurs récits délirants ? La question est délicate. Mais certains rapports d’expertise attestent de la cruauté dont peuvent faire preuve les soldats, en particulier envers des hommes déjà fragiles sur le plan psychique ou atteints de retards mentaux. Bernard T., par exemple, qui avait été exempté

162

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Denis T., 4 X 992. 163

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Louis N., 4 X 989. 164

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant S., 4 X 989. Le prénom n’est pas indiqué dans le dossier.

165

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Léon D., 4 X 489. 166

Fonds du Centre hospitalier de Cadillac, dossier de Jacques R., non coté ; SHD, conseil de guerre de la 27e division d’infanterie, dossier de condamnation de Jacques R., 11 J 1548.

167

Voir par exemple André LOEZ, « L’espace public des tranchées. Tenir sous le regard des autres en 1914-1918 », in Rémy CAZALS, Emmanuelle PICARD, Denis ROLLAND (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, op. cit., p. 259-267.

161

de service militaire, explique sa désertion survenue en juillet 1915, soit trois mois après son

incorporation au 6e régiment d’infanterie coloniale, en racontant « qu’il avait trop peur et qu’il

a du fuir. Ses camarades le battaient et menaçaient de le tuer. On voulait le jeter à l’eau. On lui avait pris sa gamelle et on ne voulait plus lui donner d’assiette pour manger ». Après l’avoir examiné, le médecin aide-major Henri Carrier conclut : « il est fort possible que devant sa faiblesse d’esprit, ses camarades se soient amusés de sa bêtise et en aient fait un peu

leur souffre-douleur »168.

Les conflits surviennent aussi avec les supérieurs, à tous les niveaux de la hiérarchie. Le capitaine Léon T. dénonce le comportement de son vieux commandant, dont il doit

exécuter les ordres même lorsqu’il ne les approuve pas169

. Le sergent-fourrier Adrien D., interné le 2 novembre 1914, raconte que son capitaine lui faisait « des difficultés » et « criait

au sujet de son service »170. Quant au soldat Charles Y., il déclare au médecin, le 7 septembre

1916, que « ceux qui commandent ne risquent rien »171. Critiqués, les chefs sont également

craints pour le pouvoir que leur confère leur grade. Ainsi, le 31 décembre 1916, le soldat Louis X. confie : « Des fois j’ai peur ! ». S’il refuse tout d’abord d’expliquer ce qui l’effraie,

il finit par déclarer : « J’avais peur des gradés, de tous les gradés »172. Le sentiment diffus que

l’on risque de faire « quelque chose de mal » est fréquemment exprimé par les patients internés à la Maison nationale de Charenton. Le danger vient alors de soi-même et naît de l’incapacité, réelle ou supposée, à remplir son rôle. Les hommes du rang s’inquiètent de ne pas appliquer correctement les ordres reçus, tandis que les gradés craignent de ne pas parvenir à se maîtriser devant leurs hommes, tel le lieutenant Alexandre de E. qui, pris de crises de

larmes, ne peut commander sa section173. Le cafard devient parfois impossible à réprimer, au

point que les hommes doivent lutter contre les idées de suicide qui les envahissent. Dans une lettre rédigée en mars 1915, le soldat Étienne Tanty résume en quelques mots cet état d’esprit : « il y a des moments de noir, très noir cafard, je ne sais comment on peut résister à cette tourmente. Il ne reste plus rien de ce qui fait la raison de vivre, quel que soit le caractère

qui prédomine »174. Il y résiste pourtant jusqu’à la fin de la guerre, à la différence du soldat

Étienne U. qui passe à l’acte en juin 1916. Interné quelques mois plus tard, il explique qu’il

168

SHD, conseil de guerre de Lyon, dossier du soldat Bernard T., 10 J 1546. 169

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du capitaine Léon T., 4 X 992. 170

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du sergent-fourrier Adrien D., 4 X 988. 171

Archives du Centre hospitalier Le Vinatier, dossier du soldat Charles Y., non coté. 172

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Louis X., 4 X 992. 173

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du lieutenant Alexandre de E., 4 X 992. 174

Étienne TANTY, Les Violettes des tranchées. Lettres d’un poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, Editions Italiques, 2002, p. 438.

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s’est tiré un coup de fusil dans la région droite du cou « parce qu’il souffrait depuis longtemps et ne dormait pas ». Il ajoute que cela faisait « 8 mois qu’il n’avait plus sa tête comme

avant »175. 9 % des militaires internés à la Maison nationale de Charenton dont le dossier a été

conservé sont clairement signalés comme suicidaires par les médecins. Ce chiffre sous-estime cependant la part des soldats qui ont envisagé de se donner la mort puisqu’ils ne l’ont pas nécessairement confié lors de l’examen d’entrée. À plusieurs reprises, les malades refusent d’ailleurs d’en parler ou nient leurs tentatives de suicide. Lorsque Félix C., médecin-auxiliaire

au 237e régiment d’infanterie, arrive à la Maison nationale de Charenton le 15 mai 1915, le

médecin remarque qu’il porte un pansement au poignet droit. À force de l’interroger, il finit par lui faire admettre qu’il s’est blessé avec un canif mais Félix C. ajoute aussitôt : « je rougis

d’avoir commis cette bêtise »176

.

Comme lui, nombreux sont les militaires internés qui craignent d’être coupables d’une faute grave ou de s’être mis dans l’illégalité. Dans 10 % des dossiers, les hommes affirment avoir comparu devant le conseil de guerre ou devoir y répondre de leurs actes prochainement. La récurrence de ce motif dans les délires des malades est d’ailleurs relevée par le professeur

Jean Lépine qui constate qu’il vient la plupart du temps avant la peur de l’ennemi177. Sans

doute ne faut-il pas s’en étonner dans la mesure où, comme le rappelle Emmanuel

Saint-Fuscien, « la hantise du conseil de guerre (qui n’est pas toujours réprobation) est un topos de

la littérature de témoignage qui revient avec plus ou moins d’insistance, toujours chez des

soldats qui n’y comparaissent pas »178. Il n’en reste pas moins que les interrogatoires des

soldats internés confirment tragiquement l’efficacité de la menace dans la relation d’autorité entre un chef et ses hommes. Tous les soldats qui affirment devoir passer devant un conseil de guerre pensent encourir la peine de mort, y compris pour des peccadilles, sans doute par

ignorance du fonctionnement de la justice militaire179. Ainsi, les dossiers des militaires

internés disent beaucoup de la manière dont ces soldats, et à travers eux les hommes du rang en général, se représentent la justice militaire. La question de savoir comment celle-ci s’exerce à leur endroit est abordée dans le troisième chapitre.

175

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du soldat Étienne U., 4 X 990. 176

AD du Val-de-Marne, fonds de l’hôpital Esquirol, dossier du médecin-auxiliaire Félix C., 4 X 489. 177

Jean LÉPINE, Troubles mentaux de guerre, op. cit., p. 37 ; Marius DUMESNIL, Délires de guerre, op. cit., p. 12.

178

Emmanuel SAINT-FUSCIEN, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions EHESS, 2011, p. 196.

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