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Dès septembre 1914, l’armée allemande envahit le nord de la France. L’avancée rapide des troupes ennemies pousse les autorités françaises à faire évacuer plusieurs hôpitaux de la région parisienne. Or, depuis 1844, les asiles de la Seine ont pour habitude de libérer des lits en transférant régulièrement leurs malades les moins visités dans les asiles de province. En

1912, 7 000 malades sont dans ce cas154. C’est logiquement cette solution qui est retenue pour

évacuer l’ensemble des hommes et des femmes internés. Près de 5 500 aliénés sont ainsi

envoyés dans une quarantaine d’asiles du pays155

, tandis que les patients intransportables sont regroupés dans les services des hôpitaux de Bicêtre et la Salpêtrière ainsi qu’à l’asile de Villejuif156.

En province, l’entrée en guerre se traduit donc par un afflux de malades nouveaux, transférés depuis le département de la Seine. Le préfet de la Gironde envoie le 2 septembre un télégramme au directeur de l’asile de Cadillac, indiquant l’arrivée imminente de 130 malades.

152

Il n’en est jamais fait mention dans les archives des établissements sur lesquels j’ai travaillé. 153

Georges MORACHE, Traité d’hygiène militaire, Paris, J.-P. Baillière, 1889, p. 857. 154

Antony RODIET, De l’organisation des asiles publics d’aliénés de la Seine après la guerre, manuscrit soumis pour le prix Baillarger de 1918, conservé à la bibliothèque de l’Académie de médecine.

155

Sur l’évacuation des malades de l’asile de Ville-Évrard, voir Hubert BIESER, Les soldats aliénés à l’asile de Ville-Évrard, op. cit., p. 17-19.

156

Antony RODIET, « La situation des asiles de la Seine pendant la guerre et les transferts des aliénés en province », Le Progrès médical, 1919, p. 428-429.

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La nouvelle est présentée comme « un ordre qu’il n’y a pas à discuter » et le directeur est prié

de se tenir prêt à venir chercher ces aliénés à Bordeaux si jamais cela s’avérait nécessaire157.

Dans la réponse qu’il rédige le jour même, le préfet détaille les mesures d’urgence qui viennent d’être prises. Un bâtiment utilisé comme débarras est en cours d’aménagement et, pour trouver plus de place, l’administration envisage de louer un immeuble attenant à l’asile158

. Le 6 septembre l’asile de Saint-Robert (Isère) voit quant à lui arriver 187 hommes de Ville-Évrard (Seine) et 262 femmes de Maison-Blanche (Seine). Plus de 80 000 francs sont

dépensés pour acheter dans l’urgence des lits, des draps, des couvertures et du mobilier159. Les

malades sont accompagnés par des médecins et des infirmiers qui ont reçu pour consigne de se mettre à la disposition des établissements de province. À Saint-Robert, le docteur Salomon

Lwoff, médecin-chef des asiles de la Seine, offre ainsi son concours durant plusieurs mois160.

Bien que les transferts se déroulent sans incident majeur, les difficultés sont nombreuses. Ainsi, le linge nécessaire à l’habillement des malades n’est pas toujours envoyé dans les asiles qui doivent les accueillir. Après l’arrivée des aliénées transférées depuis Paris, le docteur Antony Rodiet doit dépêcher une infirmière à l’asile de Moisselles pour récupérer leurs vêtements. Plus grave encore, les dossiers médicaux des malades transférés ne sont pas toujours remis aux établissements dans lesquels ils sont envoyés : le directeur de l’asile Saint-Robert découvre par exemple qu’il manque une centaine de dossiers d’hommes dans ceux qui lui sont parvenus, et qu’une cinquantaine de ceux qu’il a reçus pour les femmes ne

correspondent à aucune malade161. Décidés dans l’urgence, les transferts se déroulent sans

qu’on ait eu le temps et les moyens de les organiser dans les règles162

.

157

Archives du Centre hospitalier de Cadillac, télégramme du préfet de la Gironde au directeur de l’asile de Cadillac, 2 septembre 1914, non coté.

158

Archives du Centre hospitalier de Cadillac, lettre du directeur de l’asile de Cadillac au préfet de la Gironde, 2 septembre 1914, non coté.

159

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, commission de surveillance de l’asile Saint-Robert, séance du 8 avril 1916, non coté.

160

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, commission de surveillance de l’asile Saint-Robert, séance du 23 mars 1915, non coté.

161

Archives du Centre hospitalier Alpes-Isère, registre des correspondances, lettre du directeur de l’asile Saint-Robert au préfet de l’Isère, 7 septembre 1914, non coté.

162

Une anecdote rapportée par le docteur Rodiet montre à quel point certaines évacuations ont été chaotiques : 750 aliénés belges, évacués devant la menace allemande, devaient être reçus à l’asile de Vaucluse. Mais le chef du transfert ayant mal compris la consigne donnée, ils sont conduits à l’asile de Montdevergues, dans le Vaucluse, et doivent faire demi-tour à peine arrivés. Voir Antony RODIET, L’assistance familiale aux aliénés pendant la guerre, manuscrit présenté pour le prix Baillarger de 1916, p. 170. Le manuscrit est conservé à la bibliothèque de l’Académie de médecine.

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Si les asiles de la Seine ont pu être évacués dès le mois de septembre, d’autres établissements sont soudain plongés dans la guerre alors que tous leurs malades se trouvent encore dans leurs murs. C’est le cas de ceux qui se trouvent en territoire occupé. Dans le Nord, les asiles de Lommelet et d’Esquermes continuent tant bien que mal à fonctionner. Le

second est entièrement réquisitionné en 1917, les malades étant dirigés vers la Belgique163.

L’asile d’Armentières, occupé durant quelques jours puis victime des bombardements, est en

partie détruit en novembre 1914. Les aliénés ont été évacués dans l’urgence164 : 225 arrivent à

l’asile de Beauregard où, pour leur trouver une place, on cherche comment déplacer les

aliénées qui viennent d’arriver de l’asile de Moisselles…165 Quant à l’asile de Bailleul, il est

brièvement occupé par les Allemands en octobre 1914, sans que les malades aient trop à en souffrir. Contrairement aux informations publiées dans la presse, l’ennemi ne s’est pas amusé

à les faire échapper166. La situation est plus préoccupante dans l’Aisne où le

médecin-directeur de l’asile de Prémontré fuit devant l’avancée de l’ennemi, abandonnant 1 300

malades à leur sort167. L’établissement est occupé et ne sera évacué qu’en 1916168

.

Le Service de santé militaire est donc privé de certains asiles sur lesquels il comptait pour accueillir des combattants atteints de troubles mentaux. Toutefois, bon nombre d’établissements qui jouxtent la zone des combats ne sont pas évacués, comme celui de

Châlons-sur-Marne. En avril 1916, le journal L’Œuvre dénonce la situation et réclame le

transfert des malades vers d’autres établissements :

« […] Nuit et jour le canon tonne. Par surcroît, quand il fait beau, “ taubes ” et “ aviatiks ” viennent lancer des bombes. Les pauvres fous, déjà surexcités par le grondement continuel de la canonnade, entrent alors dans des colères folles ou de

163

Voir Jean-Yves ALEXANDRE, Lommelet. L’histoire continue, 1825-2013, Roubaix, EPSM de l’agglomération lilloise, 2013.

164

Le 25 octobre, les bombardements tuent 5 malades de l’asile d’Armentières. La situation chaotique favorise les évasions. L’évacuation est organisée le 31 octobre 1914.

165

Antony RODIET, L’assistance familiale aux aliénés pendant la guerre, manuscrit présenté pour le prix Baillarger de 1916, conservé à la bibliothèque de l’Académie de médecine.

166

Jean LE DROGOU, La maison de santé de Bailleul, de l’asile à l’E.P.S.M. des Flandres, Les Éditions hospitalières, 2001, p. 41.

167

Dans son journal, le docteur Antony Rodiet rapporte l’évènement sans donner le nom du médecin : « M. que je croyais un héros et que je plaignais depuis six mois parce que son asile est envahi a fui devant l’ennemi. Il est révoqué et personne de nous n’osera élever la voix pour prendre sa défense ». 168

Les malades des asiles occupés par l’ennemi, parmi lesquels Prémontré, sont évacués en Belgique, sous la conduite du docteur Georges Raviart et y restent jusqu’en août 1918. Sur l’asile de Prémontré, voir, Jean CHARPENTIER, « Un asile martyr. Prémontré pendant la guerre », L’Informateur des aliénistes et des neurologistes, n° 7, 1921, p. 154-157.

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navrants abattements. Les yeux hagards, la bouche contractée, ils courent à travers

l’établissement, en poussant des cris furieux. »169

En l’absence d’archives du ministère de l’Intérieur, il est impossible de savoir suivant quels arbitrages l’évacuation de tel ou tel asile a été décidée. Selon toute vraisemblance, l’encombrement des asiles et les difficultés multiples que suscite l’organisation des transferts en temps de guerre expliquent qu’ils aient été réservés aux cas extrêmes. Ainsi, à l’asile de Bailleul, les aliénées supportent longtemps les bombardements et doivent régulièrement être

installées dans les sous-sols170. L’évacuation n’est ordonnée qu’en dernière limite, à la fin du

mois de mars 1918. Les 1 400 malades sont alors réparties dans 18 établissements171 et,

quelques jours plus tard, l’asile tombe aux mains de l’ennemi. Il sera ravagé par les

bombardements172.

Pour le Service de santé militaire, ces établissements situés à proximité du front jouent un rôle essentiel : tout en conservant leurs malades civils, ils accueillent non seulement des combattants aliénés mais aussi des soldats blessés ou malades. L’asile de Bailleul libère deux pavillons pour accueillir des blessés français et britanniques, autorise des militaires à venir se laver au service des bains, assure une partie du nettoyage du linge des troupes stationnées à proximité. L’asile de Saint-Venant, dans le Pas-de-Calais, abrite pendant toute la guerre des

hôpitaux et ambulances militaires173. Dans l’Oise, après une brève occupation par les

Allemands, l’asile de Clermont reprend son fonctionnement et accueille à partir de juin 1918

une ambulance militaire174. À Dury-lès-Amiens (Somme), les malades sont ressemblés dans

une partie des bâtiments de l’asile, afin de libérer trois pavillons où un sanatorium est installé

par le Service de santé militaire175. Alors que les bâtiments manquent, les asiles représentent

de manière générale des établissements dont on entend tirer profit. En province, les

réquisitions se limitent à une ou plusieurs divisions au sein d’un asile. Mais dans la capitale,

169

« Pitié pour eux ! », L’Oeuvre, 14 avril 1916. 170

Jean LE DROGOU, op. cit., p. 45. 171

AD du Nord, lettre du directeur de l’asile d’aliénées de Bailleul au préfet du Nord, au président et aux membres du Conseil général du Nord, 27 avril 1918, 9 R 994. Henri Damaye indique quant à lui que les malades ont été répartis dans 25 asiles d’aliénés. Voir Henri DAMAYE, Le médecin devant l’assistance et l’enseignement psychiatriques, Paris, Maloine, 1922, p. 121.

172

Henri DAMAYE, « L’asile de Bailleul », Annales médico-psychologiques, n° 11, 1919, p. 47-51. 173

Anne CRÉTON « Situation des établissements psychiatriques de 1914 à 1918 », communication lors de la journée « Psychiatrie et Guerre » à l’ESPM des Flandres, le 15 mai 2014.

174

François BASSÈRES, Le Service de Santé de la IIIe armée pendant la bataille de France, Paris, Charles-Lavauzelle, 1922.

175

Rapport médical et compte-rendu administratif, asile de Dury-lès-Amiens, année 1914, Amiens, Imprimerie du Progrès de la Somme, 1915.

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des établissements entiers, évacués de leurs patients, sont transformés en hôpitaux militaires. Or l’exemple parisien montre à quel point les réquisitions s’avèrent problématiques. Le Service de santé militaire prévoit l’hospitalisation à l’asile de Maison-Blanche des mutilés et des amputés, tandis que des militaires convalescents doivent venir occuper les asiles de

Ville-Évrard et de Moisselles176. Enfin, des vieillards évacués de Villers-Cotterêts et 700 aliénés en

provenance de Belgique sont accueillis à l’asile de Vaucluse. Il ne reste donc plus que deux établissements destinés aux malades civils dans le département de la Seine : l’asile de Villejuif et l’asile Sainte-Anne. Au bout d’un an, cette situation devient intenable et les protestations des médecins se multiplient. En mai 1915, le docteur Édouard Toulouse, médecin-chef de la division des femmes de l’asile de Villejuif, signale des rixes quotidiennes dans les quartiers d’aliénées agitées, impossibles à empêcher en raison du nombre de

malades177. De son côté, le professeur Gilbert Ballet, médecin-chef de la clinique des

maladies mentales de l’asile Sainte-Anne, alerte le préfet de la Seine sur la situation de son

service où « les couloirs sont encombrés de lits »178. À cette date, ces deux établissements, qui

peuvent normalement accueillir 2 217 malades, en comptent 2 680. La situation des aliénés militaires n’est pas meilleure. La Maison nationale de Charenton ne suffisant pas à tous les accueillir, il faut créer, dès la fin de l’année 1914, un service supplémentaire à l’asile de Villejuif. Le Service de santé militaire doit donc se rendre à l’évidence : le système mis en place à Paris ne permet de faire face ni à l’afflux de militaires aliénés, ni au nombre de civils qu’il faut pouvoir interner. Au printemps 1915, il décide donc de revoir son organisation. En mai, une section pour les militaires aliénés est ouverte à l’asile de Ville-Évrard, ainsi qu’un service pour « confus et psychonévrosés ». Puis, en novembre 1915, l’établissement est finalement entièrement rendu aux autorités civiles et le service des « confus et psychonévrosés » est transféré à l’asile de Maison-Blanche.

Si la situation n’est pas aussi critique en province, plusieurs asiles sont également confrontés à un manque de place préoccupant. C’est particulièrement le cas lorsque, en plus des malades militaires, ces établissements sont sollicités pour accueillir d’autres populations

vulnérables. Aux portes de Lyon, l’asile de Bron a cédé la première division de femmes179,

176

Dans un second temps, l’asile de Moisselles est réservé à des militaires musulmans blessés. Voir Antony RODIET, « La situation des asiles de la Seine pendant la guerre et les transferts des aliénés en province », art. cit., p. 429.

177

Archives du Service de santé militaire (ASSM), centre de documentation du Val-de-Grâce, lettre du préfet de la Seine au sous-secrétaire d’État du Service de santé militaire, 14 août 1915, A 73.

178 Idem. 179

Les sources divergent sur ce point : certaines mentionnent la 10e division des femmes, mais celle-ci n’existe pas sur le plan de l’asile réalisé en 1913. Il est donc probable qu’il s’agisse de coquilles.

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soit une centaine de lits, au Service de santé militaire qui y a installé un hôpital militaire

temporaire pour des militaires blessés180. Mais il doit aussi loger dans un pavillon particulier

une dizaine de vieillards incurables dont on cherche à libérer les lits pour pouvoir accueillir

des militaires181. À partir de janvier 1915, il héberge en outre 300 pupilles des Hospices civils

de Reims évacués au début de la guerre182. Dans la Meuse, l’asile de Fains est confronté à une

situation similaire : il continue d’accueillir des aliénés civils et militaires mais doit également recevoir des vieillards évacués de l’hospice de Bar-le-Duc, puis des réfugiés. Ces derniers étant très nombreux, il est finalement décidé le 10 juillet 1918 d’évacuer tous les malades

mentaux vers l’asile de Mont-de-Marsan183

.

Ce sont donc des asiles très encombrés, pour la plupart déjà sollicités pour accueillir des malades de la Seine et privés d’une partie de leurs bâtiments réquisitionnés, qui accueillent durant toute la guerre les militaires aliénés. Cette situation révèle la double erreur commise par le Service de santé, dont l’organisation est bousculée à la fois par l’afflux des militaires atteints de troubles mentaux et par le nombre de civils qui doivent être internés. Les asiles ne peuvent supporter à eux seuls la prise en charge de ces deux types de population. Ils sont progressivement secondés dans leur tâche par l’apparition de nouvelles formations sanitaires. Leur rôle et leur place dans la chaîne d’évacuation sont ainsi entièrement repensés.